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S'extraire d'Alger, sillonner la côte, ses plages, ses corniches, ses cultures entrecoupées de palmiers, de roseaux et de vignes qui courent vers la mer. Au kilomètre 70, l’imposant djebel Chenoua annonce déjà… TIPAZA!
Celui qui d’ordinaire n’aime pas les "vieilles pierres" doit admettre que cette cité réputée pour ses vestiges romains en bord de mer est divine. Un parterre de mosaïques ensablées, des pins qui ont pris la forme du vent, des ruines gagnées par la végétation et redevenues pierres, des moutons, un amphithéâtre, des tamaris, une basilique, des cyprès, des thermes, des oliviers, un forum, des eucalyptus, un capitole. Le plus parlant est encore le vestige d’une simple maison bâtie à un jet de la mer. Les Romains, ces épicuriens.
La mythologie dit vrai. La vie est bien née de l’eau et du soleil.
Hélas,
si les murailles et les trente-sept tours de Tipaza ont contenu les
Vandales, le site a succombé à une horde d’un autre ordre. Armés de
flacons (qui rappellent les oenochées romaines), les Algérois
boivent et reboivent, puis cassent le verre sur la pierre. Certains
préfèrent consumer du marocain, en assurant que Tipaza est la ville de
tous les idéaux.
Idéal de l’amour aussi, car le site ne se visite presque que par deux.
De jeunes couples non mariés empruntent des sentiers escarpés, ne
serait-ce que pour soutenir les hanches de madame, puis se planquent
derrière les bosquets. Les solitaires, eux, sont plus grossiers. Leurs
frustrations ont les contours d’un vagin et d’un pénis dessinés sur des
colonnes du deuxième siècle. Pire. Entre les ruines de la nécropole,
plus à l’est, des filles attendent. De midi à 17 heures. Ce sont des
prostituées.
Contre l’envahisseur, des pancartes. "Vous
avez obligation à vous abstenir de culbuter et, déplacer toutes
pierres, d’escalader les murs et les amphores, d’écrire sur les pierres
et les plantes." Contre l’envahisseur aussi, des gardiens. L’un,
de Kabylie, en a gros sur le cœur. Les déchets ? La faute des chèvres,
des rats et des Arabes!
En retrait, une stèle honore l’auteur des Noces de Tipaza ("Les
Dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuivrées
d’argent, le ciel écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à
gros bouillon dans les amas de pierre…"). Albert Camus, enfant de Belcourt, banlieue défavorisée d’Alger, gardera toujours des séquelles de ses virées à Tipaza. "JE COMPRENDS ICI CE QU'ON APPELLE GLOIRE, LE DROIT D'AIMER SANS MESURE"
Cette citation gravée par son ami Louis Benisti sur la pierre est digne
du lieu (même si on s’étonne du ton péremptoire, lui si dubitatif,
toujours ébloui et pas sûr d’avoir bien lu), mais les alentours font
peine à voir. La végétation a été défrichée pour des raisons
sécuritaires, avant la visite éclair de Nicolas Sarkozy, en janvier
dernier. Il avait finalement choisi de ne pas s’aventurer jusqu’à la
stèle. Les Tipaziens disent qu’il aurait eu peur des "Sarkophage". Même
les mouettes en rient...
Dans cette petite ville qui ressemble à un village, tous se disent des amis d’Albert. "Il venait souvent au Café des Pêcheurs", "J’allais lui porter des bouteilles d’eau", "Il écrivait là , des fois là" ... Il n’a pas écrit une seule ligne à Tipaza :
"Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. Vivre à Tipaza, témoigner, et l’heure d’art viendra ensuite. "
Même si toute l’œuvre d’Albert Camus ne cite pas une seule fois le prénom d’un Arabe - des silhouettes fugaces, des décors mystérieux, mais pas d’Arabes chez Camus ! - je remplacerai peut-être bientôt Le Dedans et le Dehors de Bouvier par L’Envers et l’Endroit de Camus. De ses mots pour la route :
"Le destin du peuple algérien, je ne crois pas me tromper en disant qu’il est à la fois de travailler et de contempler, et de donner par là des leçons de sagesse aux conquérants inquiets que nous sommes."
"Des hommes jeunes sur une terre jeune proclament leur attachement à ces quelques biens périssables et essentiels qui donnent un sens à notre vie : mer, soleil et femmes dans la lumière."
"Devant la mer, dans le vent, face au soleil, enfin libéré de ces villes scellées comme des tombeaux."
"C’est une grande folie, et presque toujours châtiée, de revenir sur les lieux de sa jeunesse et de vouloir revivre à quarante ans ce qu’on a aimé ou dont on a fortement joui à vingt..."
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