LE PREMIER HOMME...Recherche du père,
Il me tient à cœur d'écrire ce passage admirable du dernier Roman Autobiographique d'Albert Camus, le Premier Homme. Albert Camus est parti voilà bientôt cinquante ans, il repose à Lourmarin; puissent la mégalomanie des pouvoirs, l'expression grandiloquente et superfétatoire des appareils d'état laisser sa mémoire en paix, près des siens, honorer ainsi l'immense présence de ses pensées qui se font de plus en plus absentes dans un monde perdant l'essence de la vie.
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" ... A midi, M. Bernard les attendait à la sortie. Ils lui montrèrent leurs brouillons. Seul Santiago s'était trompé en faisant son problème. " Ta rédaction est très bonne ", dit-il brièvement à Jacques. A une heure, il les raccompagna. A quatre heures, il était encore là et examinait leur travail. Allons, dit-il, il faut attendre." Deux jours après, ils étaient encore tous les cinq devant la petite porte à dix heures du matin. La porte s'ouvrit et l'appariteur lut à nouveau une liste beaucoup plus courte qui était cette fois celle des élus. Dans le brouhaha, Jacques n'entendit pas son nom. Mais il reçut une joyeuse claque sur la nuque et entendit M. Bernard lui dire: " Bravo, moustique. Tu es reçu. " Seul le gentil Santiago avait échoué, et ils le regardèrent avec une sorte de tristesse distraite. " Ça ne fait rien, disait-il, çà ne fait rien." Et Jacques ne savait plus où il était, ni ce qui arrivait, ils revenaient tous les quatre en tramway, " j'irai voir vos parents disait M. Bernard, je passe d'abord chez Cormery puisqu'il est le plus proche ", et dans la pauvre salle à manger maintenant pleine de femmes où se tenaient sa grand-mère, sa mère, qui avait pris un jour de congé à cette occasion(?), et les femmes Masson leurs voisines,
il se tenait contre le flanc de son maître, respirant une dernière fois l'odeur d' eau de Cologne, collé contre la tiédeur chaleureuse de ce corps solide, et la grand-mère rayonnait devant les voisines. " Merci, Monsieur Bernard, merci ", disait-elle pendant que monsieur Bernard caressait la tête de l'enfant.
Tu n'as plus besoin de moi, disait-il, tu auras des maîtres plus savants. Mais tu sais où je suis, viens me voir si tu as besoin que je t'aide. " Il partait et Jacques restait seul, perdu au milieu de ces femmes, puis il se précipitait à la fenêtre, regardant son maître qui le saluait une dernière fois et qui le laissait désormais seul, et, au lieu de la joie du succès, une immense peine d'enfant lui tordait le cœur, comme s'il savait d'avance qu'il venait par ce succès d'être arraché au monde innocent et chaleureux des pauvres, monde refermé sur lui-même comme une île dans la société mais où la misère tient lieu de famille et de solidarité, pour être jeté dans un monde inconnu, qui n'était pas le sien, où il ne pouvait croire que les maîtres fussent plus savants que celui-là dont le cœur savait tout, et il devrait désormais apprendre, comprendre sans aide, devenir un homme enfin sans le secours du seul homme qui lui avait porté secours, grandir et s'élever seul enfin, au prix le plus cher.
Le Premier Homme
Albert CAMUS
Recherche du père, Pages:162-163
Édition Gallimard 1994
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