Le cimetière de Lourmarin est chaud comme pierre de restanque en été. Intime, complice, amical. Même les cigales y semblent apaisées. Albert Camus y repose depuis bientôt cinquante ans, à l'ombre d'un cyprès centenaire. A ses pieds, deux buissons de lavande. Les fidèles, les lecteurs, ses amis déposent, en guise de conversation, des petits cailloux sur une dalle discrète qui n'est pas de marbre clinquant mais de ce calcaire de Provence, grenu et couturé de petits coquillages fossiles oubliés par la mer dans une vie antérieure. Comme Tipasa, sur l'autre rive de la Méditerranée, le cimetière de Lourmarin est "habité par les dieux, et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, le ciel bleu écru et la lumière à gros bouillon dans les amas de pierre". Alentour, ces "collines provençales où l'homme peut se délivrer avec douceur de lui-même".
A Lourmarin, il avait trouvé son port et sa dernière demeure. Les lumières, les odeurs, les silences et jusqu'au goût du vin y résonnaient comme ceux d'Alger, Oran ou Djemila, libres parfums d'enfance et de jeunesse. A Lourmarin, Camus est chez lui. Il serait étranger à Paris qu'il n'aimait pas, étranger dans ce mausolée républicain, ses frontons, ses colonnades et ses coupoles, ses fresques académiques et ses marbres glacés, ses "grands hommes" dans la pénombre de la "patrie reconnaissante", étranger dans ce "grand temple déserté par les dieux" où Nicolas Sarkozy s'est mis en tête de le panthéoniser.
C'est son droit, sans doute, sous réserve de l'accord des héritiers. Ou plutôt son privilège présidentiel, depuis que De Gaulle y a fait entrer Jean Moulin. Admettons, de même, qu'il y a pire héros national que Camus. Il y côtoierait Voltaire et Rousseau, Hugo, Zola, Malraux et Dumas, pour ce qui est des écrivains. Lui, le juste, y serait associé aux Justes que Jacques Chirac y avait honorés collectivement en 2007. Il y symboliserait, peut-être, l'Union de la Méditerranée chère au chef de l'Etat.
Nobles motifs, en apparence, mais qui n'effacent rien du reste : l'instrumentalisation récurrente de l'Histoire, l'utilisation de la figure de Camus - ou tout autant celle de Marc Bloch - au plus vif d'un débat biaisé sur l'identité nationale, bref comme une captation d'héritage. L'auteur de L'Etranger et de La Peste appartient à tout le monde, dira-t-on. Gageons pourtant que celui qui considérait les hommes politiques comme "des hommes sans idéal et sans grandeur", celui qui notait dans ses Carnets : "Chaque fois que j'entends un discours politique, je suis effrayé de n'entendre rien qui rende un son humain ; ce sont toujours les mêmes mots qui disent les mêmes mensonges", celui enfin qui ne se reconnut que deux patries (l'Algérie et l'Europe) et n'accorda à la France ce statut qu'aux heures les plus sombres de la Résistance, gageons que cet homme-là, indocile, ce révolté aurait jugé absurde d'être ainsi récupéré. Les morts, décidément, ne sont jamais en paix, même à Lourmarin.
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