....à La Mecque
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I - De la naissance au mariage avec Khadija
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Naissance d'un orphelin
Une guidance divine
Un jeune pas comme les autres
Muhammad, jeune homme
La rencontre avec Khadija
Une femme cultuvée
Le mariage
L'âge de Khadija et ses enfants
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Nous connaissons très peu de
choses de la jeunesse de Muhammad. En outre il est extrêmement
difficile de démêler des récits anciens les éléments historiques réels
de l’apologétique musulmane postérieure… De plus, la seule source
écrite contemporaine de la vie du Prophète, le Coran, ne nous donne
qu’une seule indication sur le Muhammad d’avant la Révélation… Pour
l’historien Hichem Djaït il y a deux certitudes et deux interrogations.
La campagne d’Abraham contre La Mecque, plus connue sous le nom
coranique “Les Gens de l’Eléphant” eut lieu en l’an 547 ap.JC et
l’émigration du Prophète à Medine vers l’an 610. Ainsi la naissance de
Muhammad ne pouvait pas coïncider avec l’année de l’Eléphant.
Les
deux interrogations concernent le véritable nom de Muhammad et de son
âge à la Révélation. L’historien tunisien privilégie la thèse que la
naissance du Prophète n’eut pas lieu en 570 ap JC mais aux alentours de
580 ap JC. Quant à “Muhammad” ce serait plutôt un surnom. Le nom
véritable du Prophète serait Quthma. Nous reviendrons plus tard sur ces
interrogations.
Naissance d’un orphelin
Si l’on suit le récit
de la tradition, on peut dire que Muhammad naquit à La Mecque en l’an
-53 de l’Hégire (570 ap J.C). Son père, Abdallah, est le benjamin ( ?)
d’une fratrie de douze membres. Son père, le vénérable Abdalmottalib,
patriarche du clan des Hachémites et notable religieux mecquois (il
était en charge du sanctuaire) avait promis de sacrifier en offrande
aux Dieux l’un de ses fils si les divinités lui accordaient une
progéniture mâle afin de l’aider dans sa tâche d’entretenir la source
de Zemzem. Son vœu exaucé, Abdelmottalib se résigna, à contre cœur, à honorer sa promesse. Chacun de
ses fils écrivit son nom sur une bûche. Le tirage au sort effectué par
un devin tomba sur le préféré de ses enfants : Abdallah.
Abdelmottalib,
étourdi, allait exécuter la sentence des Dieux. Ses filles et tout
Quraïsh l’en empêchèrent. On chercha conseil auprès des grands devins.
Ibn Ishaq nous dit qu’Abdelmottalib se rendit à Médine, soit plus de
cinq cents kilomètres de La Mecque. La prêtresse Sajah conseilla à
Abdelmottalib de mettre en équivalence pour le tirage au sort rituel la
vie d’Abdallah et celle de dix dromadaires et d’augmenter la mise de
dix têtes autant que nécessaire.
De retour à la Mecque le patriarche
répéta frénétiquement le tirage au sort de la mort. A tous les coups
les Dieux ne voulaient que du jeune Abdallah… Il a fallu sacrifier cent
dromadaires pour que les Dieux soient rassasiés.
On est ici plutôt
dans la mytho-histoire que dans l’histoire à proprement parler. Il
fallait pour l’apologétique musulmane que la naissance du Prophète fût
un moment singulier. Le rituel sacrificiel entourant Abdallah
synthétise deux grands mythes de la tradition abrahamique. Isaac (pour
les Juifs) ou Ismaïl (pour les Musulmans) échappant à la sentence
divine et échangé, à la dernière minute, par le sacrifice d’un bélier,
perpétué dans la tradition musulmane par l’Aïd El Kébir (littéralement
“La grande fête” où l’on égorge un mouton commémorant l’acte fondateur
d’Abraham).
L’histoire d’Abdallah rappelle aussi, par certains de
ses aspects, la légende biblique de Joseph et sa fratrie. Ainsi, et
avant même sa naissance, Muhammad s’inscrit dans une méta-histoire
assez proche de la culture religieuse ambiante.
Abdallah épousa en
grande pompe, toujours selon la tradition musulmane, la jeune Amina,
une Quaraïshite de souche, mais dont les oncles maternels sont de
Yathrib qui sera plus tard la ville d’émigration du Prophète.
Généalogie honnête ou clin d’œil pour les grands partisans de l’Islam ?
Nul ne le saura.
Amina tomba rapidement enceinte, mais son jeune
mari décéda avant la naissance de Muhammad. Mythe ou histoire ? Il n’y
a aucun doute sur le fait que Mohammad soit orphelin. Seulement
l’était-il dès sa naissance ? On ne le saura probablement jamais. Il
faut se rappeler que la figure de l’orphelin, réitirée et authentifiée
par le Coran, est fondamentale dans l’idée même de la prophétie.
L’orphelin ne doit rien à personne. Même pas à ses géniteurs.
Muhammad fut confié, jeune bébé, à une nourrice du nom de Halima, conformément à la coutume de' la noble'sse quraichishte de l'époque.La
tradition rapporte une multitude de miracles qui ont accompagné
l’enfant Muhammad. Du bien-être qui s’abattit brusquement sur sa
nourrice Halima à la purification opérée par les anges sur le cœur de
Muhammad. Mais si l’on croit l’aspect “humain”de ces récits, il
semblerait que l’enfant Muhammad soit chétif et déjà enclin à une
certaine solitude.
Sa mère Emna décéda alors que Muhammed n’avait
que six ans. Du coup, c’est un “double” orphelin, sans aucun frère ou
demi-frère de sang qui sera sous la tutelle de son grand-père
Abdelmottalib. Muhammad n’a presque pas connu sa mère. Son état
d’orphelin, réel ou supposé, est absolu.
Le sort s’acharna encore
une fois sur le jeune Muhammad : Abdelmottaleb décéda alors que le
Prophète avait à peine huit ans. C’est un “triple” orphelin, de
surcroît enfant unique, qui grandira sous l’aile de son oncle germain
Abou Talib.
Il est probable que le jeune Muhammad fut frappé par
la soufffance de la disparition. Le seul souvenir qu’il aurait gardé de
sa mère est son agonie lors du voyage qui devait les regrouper après
les années qu’il avait passées chez sa nourrice Halima.
Cette souffrance avait dû marquer sa vie malgré le destin immense qu’il a eu.
Une guidance divine
Peut-on
sortir indemne d’une triple disparition en étant enfant ? L’image du
père recomposée ( ?) autour du mari de Halima a dû trouver dans le
patriarche Abdelmottalib une figure sublimée. Mais à huit ans survient
une nouvelle brisure et probablement le premier véritable deuil de
Muhammad. Son oncle germain Abou Talib avait beaucoup d’affection pour
lui. Mais la conscience de l’orphelin s’accompagne souvent d’un retrait
du monde.
“Ne t’a-t-il pas trouvé orphelin ? Il t’abrita” (Sourate
l’éclat du jour, verset 6) Ce simple verset du Coran mecquois primitif
nous renseigne sur le trait psychologique majeur de la jeunesse de
Muhammad : l’état d’orphelin /solitude.
Le jeune Muhammad vivait donc à l’écart des gamins de son âge.
L’historiographie
musulmane y voit une guidance divine. La solitude signifierait un
rapport privilégié avec Dieu. C’est une initiation d’un genre
particulier. La timidité et la pudeur des jeunes solitaires deviennent
élévation et non plus des handicaps à la sociabilité.
Un jeune pas comme les autres
Le
jeune Muhammad a grandi, donc, dans une société commerçante
relativement prospère, ouverte sur les mouvements religieux du Nord
(Chrétiens et Zoroastriens) et du Sud (païens et Juifs). Une société
patriarcale affirmée, mais avec des survivances matriarcales
incontestables. Une cité plus évoluée que le reste de l’Arabie
Centrale, mais pas au point d’aboutir à la structure étatique.
Le
jeune Muhammad, noble de naissance, mais sans ressources, est chargé de
garder les troupeaux de son clan pour des sommes modiques.
L’historiographie
musulmane ne nous fournit aucun détail sur cette période de la vie de
Muhammad. Chose curieuse car la logique aurait voulu que les premiers
scribes de l’Islam disposent d’une multitude de narrations orales
relatives à la jeunesse du Prophète. Est-ce que les contemporains de
Muhammad se sont tu sur cette période de sa vie ? ou alors ce seraient
les historiographes qui auraient mis de côté cette mémoire orale ? La
seconde hypothèse nous semble très peu vraisemblable tant la génération
des premiers scribes était habitée par le souci de tout noter et de
tout rapporter. Mais alors pourquoi ce silence ? Il est probable que
l’œuvre monumentale de Muhammad eut fait “oublier” à ses Grands
Compagnons l’enfant et le jeune homme qu’il était. Ou alors, hypothèse
encore plus probable, les premiers Musulmans étant quasiment tous plus
jeunes que Muhammad, seuls les adversaires du Prophète avaient en
mémoire ce que fut le jeune Muhammad. Beaucoup d’entre eux ont disparu
avant la victoire de l’Islam. Les rares survivants étaient mal placés
pour rappeler, à l’essentiel des Musulmans qui n’ont connu que Muhammad
le Prophète, ce que fut le garçon et le jeune homme avant qu’il ne soit
touché par la grâce divine.
A 12 ans, il participe avec son oncle
Abou Talib à son premier grand voyage dans la caravane du Nord.
L’historiographie nous dira qu’il fut remarqué par un ermite, le moine
Bahira, qui lui prédit une destinée hors du commun.
Dans l’une des
très rares narrations où le Prophète parlait de sa jeunesse, rapportée
par Ibn Ishaq, on apprend que le jeune garçon Muhammad jouait avec une
bande de gamins. Il ramassait des pierres en se servant de son obi,
comme le reste des gamins, cela leur faisait découvrir les cuisses,
Muhammad sentit une forte tape dans son dos et une injonction lui
commandant de remettre son obi à sa place. La première figure de la
solitude n’est-elle pas d’être avec les autres tout en étant différent
d’eux ?
Solitude, timidité et pudeur sont les marques incontestables
d’une très grande sensibilité. Le principe féminin refoulé dans les
sociétés patriarcales a pu être sauvegardé chez le jeune Muhammad.
Il lui fera aimer la compagnie des femmes sans être efféminé.
Muhammad, jeune homme
Jeune
homme, Muhammad était peu porté sur les “délices de la vie” de son
époque. A deux reprises, il a été tenté de participer aux “soirées
chantantes” des jeunes Mecquois. Il quitte ses troupeaux, se dirige
vers ces lieux de plaisirs, mais le sommeil le gagne avant même qu’il
n’y puisse accéder… C’est toujours cette guidance divine qui est à
l’œuvre et qui préserve Muhammad des vices de la chair.
Le clan des
Hachémites est détenteur d’une noblesse religieuse indiscutable mais
s’est beaucoup appauvri après la disparition du grand patriarche
Abdelmottalib.
Le nouveau chef, Abou Talib, est certes ce qu’on peut
appeler un honnête homme, mais sans envergure. La paupérisation de
cette partie du clan s’accéléra avec lui. Le jeune Muhammad, bien que
protégé par la solidarité clanique, ne pouvait se permettre le luxe de
l’oisiveté, ni même commercer pour son propre compte.
La tradition nous rapporte deux faits contradictoires :
- Muhammad effectua son second voyage caravanier et le premier commercial à proprement parler à l’âge de 25 ans ;
- le jeune homme était connu et reconnu à cette époque-là pour son honnêteté dans les affaires.
L’une
des deux informations est nécessairement fausse ou partielle. Il est
peu probable que Muhammad resta jusqu’à cet âge-là à la charge de son
oncle. L’activité pastorale dans une zone aride ne pouvait convenir à
un jeune adulte. Il est ainsi plus que probable que le jeune Muhammad
eut effectué bien avant 25 ans plusieurs voyages caravaniers et qu’il
commerçait pour le compte de riches quraïshites.
Nous avons très peu
d’informations sur la durée de ces voyages caravaniers. Nous savons
qu’il y en avait deux par an : l’un en hiver et l’autre en été.
On
peut raisonnablement penser que la durée d’un voyage caravanier etait
de deux mois environ. C’était, aussi, l’occasion d’une ouverture sur le
monde extérieur. Ils participaient à l’enrichissement matériel et
intellectuel de La Mecque et des Mecquois. Qu’aurait pu trouver un
jeune homme avec les qualités de Muhammad dans ce type de voyage ?
Probablement des éléments pour alimenter ses méditations. Certains
historiens pensent qu’il a dû avoir un accès un peu plus approfondi aux
rites et cultures religieuses, surtout syriaques.
Le jeune Muhammad
a-t-il participé d’une manière récurrente aux deux grandes caravanes de
l’hiver et de l’été. Très probablement, mais aucune source ancienne ne
l’indique clairement.
La rencontre avec Khadija
A 25 ans, Muhammad allait connaître un événement qui va changer radicalement sa vie.
Sa
réputation bien établie de probité et d’intégrité a poussé la riche
veuve Khadija à louer ses services pour commercer en son nom dans la
grande caravane du Nord. Les coutumes marchandes mecquoises voulaient
que le détenteur du capital jouisse des trois quarts des bénéfices.
Mais le contact entre la veuve de 40 ans et le jeune homme bouleversa
la noble Khadija. Elle décida de partager équitablement le fruit de
cette nouvelle collaboration. La timidité de Muhammad et son
comportement non conventionnel vis-à-vis de l’argent (les Mecquois
étaient des commerçant très durs en affaires) la touchèrent.
La tradition nous rapporte que Muhammad réussit à faire fructifier d’une manière conséquente l’investissement de Khadija.
Ce
jeune, timide et réservé, mais assez bon commerçant tout de même,
attira l’attention d’un moine ermite. Les sources de l’historiographie
musulmane divergent sur son nom. Il serait Bahira, le même ( ?) que
celui de ses 12 ans, pour Ibn Hisham, et Nestor pour Ibn Saad. Il est
probable que les sources voulaient indiquer tout simplement que le
moine en question est de rite nestorien. Toujours est-il que l’ermite
lui prédit un destin hors du commun. A-t-il dit que Muhammad sera le
nouveau prophète “décrit dans les Livres Saints” ? La tradition
l’affirme. Mais nous sommes beaucoup plus ici dans l’apologétique que
dans l’historique. Selon la narration traditionniste, Maïçara, l’un des
serviteurs de Khadija, qui a participé au voyage, rapporta à sa
maîtresse ces évènements. L’intérêt de la riche veuve ne fit que
grandir pour Muhammad.
Quand Maïçara, son serviteur, lui rapporte
les propos de l’ermite Bahira, Khadija se trouve emportée par un
sentiment violent qui la pousse à un geste peu habituel, même s’il
n’est pas mal vu : demander Muhammad en mariage.
Une femme cultuvée
La
riche Khadija s’est mariée à deux reprises avant de connaître le jeune
Muhammad. Veuve à deux reprises, elle avait 40 ans quand elle prit
l’initiative de demander Muhammad en mariage. Voilà encore un
comportement social, qui même s’il n’est pas général à Quraïsh, dit
quand même quelque chose sur les coutumes de l’époque.
La tradition
rapporte qu’elle était déjà intéressée par le jeune Muhammad avant leur
relation commerciale. Un devin aurait dit devant une assemblée de
femmes quraïshites : « Le Prophète prédit par les Ecritures s’appelle
Muhammad. Si quelqu’un de ce nom se présente à l’une d’entre vous,
n’hésitez pas et jetez votre grappin dessus immédiatement
». Toutes les femmes présentes ont jeté des cailloux sur l’importun
devin. Toutes sauf une : Khadija.
Khadija était, selon les normes de
l’époque, une femme cultivée. Son cousin, le fameux Waraka Ibn Naoufel,
était avec la fine fleur de l’intelligentsia quraïshite l’un des
hunafa, c’est-à-dire ceux qui étaient à la recherche du monothéisme
originel des Arabes, celui d’Abraham. Nombre d’entre d’eux se sont
christianisés. Waraka, lui, en était très proche. Il était probablement
influencé par les Nestoriens qui disent qu’en Jésus-Christ coexistent
deux principes : l’un divin et l’autre humain. Il est probable que ces
hunafa attendaient un signe divin qui sauverait leur peuple de ce
paganisme ambiant. Waraka était à l’écoute de la volonté divine. Il
discutait souvent avec sa cousine Khadija. Et même si Khadija n’était
pas encore une hanif, elle en était très proche.
Certains
historiens, comme Hichem Djaït, doutent de l’existence de ces hunafa.
Pour eux le hanifisme (cette religion ni juive, ni chrétienne qui
serait celle d’Abraham) est une construction de l’Islam lui-même. Les
premiers monothéistes mecquois seraient tout simplement des chrétiens
de tradition syriaque. Le “Namous” (Numus) invoqué par Waraqa attestait
cette filiation.
Le mariage
Si l’on plonge dans le climat
psychologique de l’époque, une femme de 40 ans est par trop âgée pour
un homme, jeune de surcroît, mais Khadija devait avoir un magnétisme
particulier. On la disait belle. Elle était de bonne naissance. Elle
était riche au point de participer au financement des caravanes
commerciales. Ibn Saad nous rapporte la narration suivante: Khadija,
séduite par la personnalité de Muhammad, charge une marieuse
professionnelle (ou sa sœur dans une autre version) de sonder le jeune
homme. Nafissa, la marieuse, aborde Muhammad : “Qu’est-ce qui t’empêche
de te marier?”. Interloqué, le jeune homme répond : “Je n’ai pas de
quoi me marier”. “Et si tu n’avais pas à t’en faire, rétorque la
marieuse et qu’on t’offre la beauté, la richesse et la noblesse,
répondrais-tu positivement ? ” “Qui serait-elle ?”, dit Muhammad
visiblement intéressé. “C’est Khadija”, répond Nafissa. “Comment y
parviendrais-je” ? s’enquit Muhammad. Satisfaite, Nafissa répond : “Je
m’en charge.
On ne sait pas si l’historiographie musulmane force le
trait ou non. Les sources anciennes veulent nous persuader que malgré
son veuvage et son âge relativement avancé, Khadija reste un parti
inaccessible, socialement, pour le certes noble mais pauvre Muhammad.
La tradition nous offre deux versions. La première, classique : Muhammad entouré de ses oncles paternels demande la
main de Khadija à son oncle Amrou Ibn Assad. La seconde, quelque peu
farfelue: Khadija et sa sœur enivrent leur père et font un festin.
Muhammad lui demande la main de sa fille. Ivre mort, le vieillard
acquiesce. Comble de la mise en scène, ses filles lui font enfiler une
tenue de fête. A son réveil le père demanda des explications sur ces
vêtements de luxe. Les malicieuses lui répondirent que c’est son
beau-fils Muhammad qui les lui a offerts. Fou de rage, le père prit ses
armes et une altercation armée fut évitée de justesse avec les
Hachémites. Cette version nous rappelle par certains de ses éléments
l’histoire biblique de Loth et de ses deux filles qui l’enivrèrent pour
que la plus jeune couche avec lui et perpétue ainsi la lignée
paternelle. Il faut dire que la plupart des traditionnistes rejettent
cette narration, non pas pour des raisons morales, mais parce que le
père de Khadija aurait décédé plusieurs années auparavant.
L’intérêt
de cette anecdote ne réside pas dans son degré d’authenticité, mais
parce qu’elle révèle l’imaginaire biblique qui a joué un rôle non
négligeable dans le passage de l’oralité à l’écrit. Nombreux étaient
les “narrateurs” (littéralement ceux qui rapportaient la tradition
orale par une chaine de transmission : un tel nous a dit qu’un tel lui
a dit…) d’origine juive. Certains historiographes tardifs y ont vu une
“manipulation juive” de l’histoire du Prophète et de ses compagnons. La
réalité est nettement plus simple et plus complexe à la fois. L’Islam
des origines participe de deux univers mentaux: le biblique et l’arabe.
On peut y voir une dialectique à double sens : arabiser la tradition
biblique tout en “biblicisant” la tradition arabe. C’est cela qui
explique, paradoxalement, la réticence des grandes tribus juives de
Médine à embrasser l’Islam. Cette nouvelle religion reconnaît, d’une
certaine manière, leur légitimité historique. Mais si Yahvé devait leur
parler de nouveau, il le ferait par le biais de l’un des fils d’Israël.
En même temps les convertis par eux ne se sentaient pas en terre
totalement étrangère sur le double plan spirituel et de la mémoire
collective. Il y a eu ainsi une interculturalité naturelle comme par
capillarité.
L’âge de Khadija et ses enfants
Reste un point à élucider : l’âge de Khadija à son mariage avec Muhammad.
Presque toutes les narrations nous disent qu’elle avait 40 ans quand elle demanda Muhammad en mariage. La tradition nous rapporte une
version différente. Elle aurait eu 28 ans. L’historien tunisien Hichem
Djaït estime que c’est la version la plus crédible. Une différence de
quinze ans est peu vraisemblable à La Mecque de l’époque. En plus, 40
ans est un chiffre presque magique. C’est aussi l’âge de la prophétie.
Et une femme qui enfante au-delà de 40 ans surajoute au miracle
prophétique.
Les arguments de Djaït sont solides. Mais il nous
semble que l’hypothèse des 40 ans de Khadija, largement majoritaire
dans l’historiographie musulmane, est tout aussi défendable, quoique
pour d’autres raisons.
On sait que le jeune Muhammad est tombé
amoureux, au moins une fois avant son premier mariage. Il s’agit de sa
fameuse cousine Om Hani, fille de son oncle et tuteur Abou Talib.
Muhammad prit son courage à deux mains et demanda sa cousine en
mariage. Abou Talib, visiblement géné et ne voyant pas l’intérêt
d’ajouter la pauvreté à de la pauvreté, lui dit que Om Hani, de son nom
de jeunne fille Fakhita, était promise au riche Habira des Banou
Makhzoum.
L’étonnant n’est pas que Khadija ait 40 ans après deux
veuvages, mais qu’à 25 ans Muhammad soit encore célibataire. Les lois
coutumières lui interdisaient de se marier en dehors de la noblesse
quraïshite. Mais voilà, dans sa caste Muhammad est un très mauvais
parti. Enfant unique et orphelin, donc sans famille proche nombreuse et
puissante, et pauvre de surcroît.
Nous ne saurons jamais combien de
femmes Muhammad avait aimé en secret. Les jeunes gens timides et
solitaires sont plus sensibles que les autres au grand amour. Muhammad
avait dû maîtriser ses élans et sublimer ses passions. Cela aussi
confère de la profondeur aux âmes sensibles.
Il n’est pas impossible
aussi que Muhammad soit à la recherche de son paradis perdu : sa mère
Amina. Il n’en parlait presque jamais, ce qui indique a contrario la
force de cette absence/présence. Khadija avait toutes les qualités pour
jouer le rôle de mère/épouse.
Seulement les narrations de la
tradition quant au nombre d’enfants du couple Muhammad/Khadija font
peser, de nouveau le doute sur l’âge de la noble quraïshite.
Ibn
Ishak nous dit que Muhammad et Khadija eurent sept enfants : quatre
filles et trois garçons. Tous sont nés avant la prédication,
c’est-à-dire les quinze premières années du mariage, sauf le dernier,
Al Tahir (étymologiquement “le pur”). Cela voudrait dire que Khadija a
enfanté après 55 ans. Si l’on met entre parenthèses la vision miraculeuse de
l’histoire, cela paraît tout à fait improbable sinon impossible. De
plus sept grossesses après l’âge de 40 ans est aussi tout à fait
incroyable.
On peut risquer deux hypothèses :
- Khadija devait
avoir autour de la trentaine lors de son mariage. Cela fait d’elle,
avec ses deux veuvages, déjà une femme d’âge mur pour l’époque. Cette
hypothèse est confortée par des narrations marginales qui prétendent
que Khadija avait 28 ans à son mariage avec Muhammad ;
- la seconde
hypothèse, qui n’est pas antinomique avec la première, se rapporte au
nombre d’enfants du couple prophétique. Les sources anciennes émettent
déjà un doute sur l’existence du troisième fils : Al Tahir. Beaucoup
d’historiographes rapportent que le Prophète n’avait eu que deux fils
de Khadija : Al Kacem et Abdallah. Al Tahir ne serait qu’un surnom
d’Abdallah.
On est à peu près sûr que le Prophète s’est fait
appeler, selon une coutume arabe ancestrale, Abou Al Kacim
(littéralement : le père de Al Kacim). Abdallah rappelle bien
évidemment le nom du père du Prophète. On peut s’étonner que Muhammad
n’ait pas choisi Abou Abdallah comme surnom. A moins qu’Abdallah soit
un surnom d’Al Kacim. Auquel cas Muhammad n’eut de Khadija qu’un seul
fils. L’existence de Fatima, la plus jeune de ses filles, ne fait pas
l’ombre d’un doute. La future épouse d’Ali et la mère des deux grands
Imams pour les Chiites, Al Hassan et Al Husseïn, ne peut être que la
propre fille du Prophète.
Qu’en est-il pour les trois autres ? De
nombreux historiographes chiites prétendent que Zeïneb, Ruquaïa et Oum
Kalthoum sont les filles de Khadija de ses deux premiers mariages. En
épousant leur mère, Muhammad les aurait adoptées selon les coutumes
tribales de l’époque.
L’hypothèse de l’historiographie chiite est
intéressante mais n’est pas totalement désintéressée. Quand on sait que
le troisième successeur de Muhammad, le Calife Othman (que les Chiites
n’ont pas en odeur de sainteté), s’est marié simultanément avec deux
d’entre elles, on comprend mieux les enjeux théologiques et politiques
de ce détail.
Toujours est-il que le Prophète pourrait avoir eu avec Khadija beaucoup moins d’enfants que ne lui prête la tradition.
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(A suivre)
II- La Révélation
.
Par Zyed Krichen
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