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SOLEIL BAFOUE
(…)
Faut-il avec nos dernières larmes bues
oublier les rêves échafaudés un à un
sur les relais de nos errances
oublier toutes les terres du soleil
où personne n'aurait honte de nommer sa mère
et de chanter sa foi profonde
oublier oh oublier
oublier jusqu'au sourire abyssal de Sénac
Ici où gît le corpoème
foudroyé dans sa marche
vers la vague purificatrice
fermente l'invincible semence
Des appels à l'aurore
grandit dans sa démesure
Sénac tonsure anachronique de prêtre solaire
Le temple
édifié dans la commune passion
du poète
du paria
et de l'homme annuité
réclamant un soleil
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POEME POUR NABIHA
Je rentrerai de voyages
Et te trouverai endormie.
Le raffût des meubles se sera tu,
Les bêtes en douceur se seront éclipsées
Et tous les tambours de la maison
Seront devenus peaux vivantes mais discrètes.
J'arrive toujours dans la suspension juste des pulsations,
Quand la chaux, l'argile et leur blancheur ont tout réoccupé.
J'arrive
Et je vois peu à peu l'émersion :
Toi d'abord qui orchestres couleurs et mouvements,
Redonnes leur tapage aux bestioles,
Diriges des vols périlleux.
Puis les objets,
Fiers de leur prouesses,
Déclenchent l'élan des manèges.
Tu chercheras les chiens acrobates du rêve
Entre les draps étonnés,
Tu secoueras un à un les poudroiements de la lumière
Et la vie se réinstallera.
Tu te réveilles
Et la maison devient un carnaval
Oeuvre de Nazredine Dinet
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L'ATTENTE DU DESERT
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Il
se voit multiple, se bagarre Sombre, immergée dans la brume, le jardin,
telle une forêt concentrique, illimitée, déballe ses arbres serrés et
froids qui cachent chacun dans sa futaie un lutteur en tous points
semblable aux autres. Combien sont-ils à guetter sa première incursion
en dehors de l’appartement qui ronronne de quiète chaleur ? Le plus
difficile pour lui est de savoir avec exactitude à qui il a affaire à
chaque fois- s’agit-t-il de celui dont il vient juste de se dépêtrer ou
d’un lutteur tout à fait nouveau ? Le froid est leur arme paralysante ;
mais jamais l’agressé n’ose franchir le vieux portail en fer, au-delà
du jardin d’apparence tropicale (il aurait pourtant suffi de
s’introduire au milieu d’une coulée d’arbres), pour retrouver l’été d’à
côté.
Maintenant qu’il est parvenu à satisfaire- au pris de
quels stratagèmes et sacrifices !- son rêve obsédant de carrelage, de
chaises bien droites, de fenêtres vitrées, que gagnerait-il à se
risquer dehors où guettent toujours les aiguilles du froid et
l’angoisse discrète des lieux déserts ? Il vaut mieux rester là, quitte
à supporter interminablement l’hiver et les cris désagréables de craves.
Dehors,
le tissu des rues a rétréci. Assaut de quelle puissance rongeuse ? La
foule incommensurable tient encore ; elle s’acharne à sauver les
espaces carrossables, les échoppes et les différents lieux de jeu, elle
redouble d’équations pour déjouer l’avance des tarets. Lui, quand il
réussit à se déplacer jusqu’à la fenêtre, regarde tout cela avec une
joie non feinte. Il a son projet bien mûri. Il se résignera encore dans
cette claustration jusqu’à ce que la ville, peu à peu, se mette à se
dépeupler. Il fera alors crisser les gonds coincés par l’immobilité et
le gel puis ira contempler en toute quiétude ces oiseaux frileux (des
mouettes amoureuses de l’eau douce ?) sur la Seine et les moineaux
transis aux pieds géants de la Tour Eiffel.
Il y aura sans doute
encore le photographe, virtuose des poses éprouvées, happant au passage
ce qui sera resté de mégalomanes potentiels parmi les rescapés de la
désertification.
Mais les lieux dans la tête se télescopent,
s’annulent comme des saisons contraires. Et ce qui vient accaparer
soudain le claustré, c’est un autre hiver, un hiver des années
cinquante dans la Soummam.
Il avait tellement neigé que les
hommes se virent obligés de se transformer en bêtes fouisseuses, de se
frayer avec des pelles des tranchées qui les conduiraient vers la
mosquée. Oui, malgré le fouet sifflant et la lame acérée du froid, la
foi des hommes était inébranlable, on était disposé à marcher sur des
tessons et des braises pour aller accomplir en groupe la prière du
vendredi.
Oh ! c’était il y a si longtemps ! A une époque où la
poésie de la vie et sa misère intenable voisinaient en toute harmonie.
Il n’y avait pas que la neige : les jours tournaient comme une noria.
Il y avait la brûlure irascible des opuntias et l’or des étés sur la
vallée- la poussière chatoyante d’un soleil éclaté en molécules. La
France était alors un petit Eden aérien du côté de Béjaïa, la France
avait un goût d’horizon bleu avec un navire en partance. Ceux qui
revenaient de là-bas, encombrés de costumes et de réticules,
confirmaient des richesses et des privilèges encore plus insoupçonnés-
des gens pliant sous l’intelligence, le discernement et la politesse ;
des billets de banque éparpillés comme feuilles en automne sur les
trottoirs et que quelques coups de balai soigneux rassemblaient en
petits tas ; des villes inconcevablement propres et rutilantes de
bonheur ; des campagnes généreuses où pommiers et pruniers vacillaient
sous la charge, mais, n’oubliaient pas de conclure les heureux
migrateurs. Il pleut sur ce pays, oh ! oui ! il pleut et gèle à vous
séparer de vos mains si précieuses et de votre tête (inutile,
celle-là). Oui, parfaitement inutile, car les mains, le torse et les
pieds savent à eux seuls dépoussiérer, éclairer, triturer, laminer,
souder, dissocier, essorer, apprêter, étirer, effiler, tordre,
soulever, pousser, compacter, compulser, décanter, démerder et
enfoncer. La tête, on la laisse aux vestiaires avec le costume
faussement décent et les chaussures de ville. Un paradis, je vous le
dis, l’Europe. On y est soustrait aux tracas, aux faims, aux vermines,
aux médisances. Dieu doit y avoir ses quartiers. J’espère que vous nous
y rejoindrez tous un jour. Chacun a sa chance en ce bas monde.
Un autre encore exultait :
-Quelle
merveille que ce pays-là ! Un simple ticket à quelques centimes et tu
passes toute la journée sous terre, à voyager d’un train à l’autre.
L’exil est présenté comme une délivrance. Oui, nous désertons tous le bercail.
Lui
aussi voulait voir de plus près ce paradis offert aux vivants. Il prit
le bateau, non pas de Béjaïa la bleue, la rieuse, mais d’Alger
l’enfumée, la trépidante. La mer devant lui n’était plus verticale
comme il l’avait toujours perçue, mais étale, interminable, pareille
aux journées d’hiver sans provisions qui n’en finissent pas de
s’allonger.
L’hiver dans la Soummam avait été tenace et
rigoureux, traversé seulement par quelques oiseaux silencieux et
d’épaisses fumées de bois. Il avait neigé deux semaines durant et,
lorsqu’un soleil froid se montra dans le ciel comme un poisson d’or
circulaire, le monde en bas n’était qu’un immense miroir très propre
dont les reflets écorchaient le regard. Il fallait acérer ses yeux pour
couper cette lumière blanche. Les pelles ne pouvaient arriver à bout de
tout. On s’était contenté de déterrer le tracé des routes les plus
nécessaires, de rendre à la respiration ambiante quelques troncs
d’arbres verglacés. La préoccupation essentielle des enfants était de
ramasser des oiseaux morts. On les trouvait — rouges-gorges,
bergeronnettes, fauvettes, merles et alouettes — enfouis dans la neige,
avec un bec ou un bout d’aile qui émergeait. Quelquefois, ils étaient
pris dans l’enchevêtrement impénétrable d’un buisson de cistes ou de
lentisques. Leur chute accrochait les plumes aux branches pétrifiées.
Les oiseaux étaient glacés et raides comme des cailloux recouverts de
mousse duveteuse. On les plongeait dans l’eau bouillante, ce qui avait
un double effet : rendre plus facile la plumaison et restituer peu à
peu sa mobilité au corps statufié. Mais l’hiver ici est un hiver de
pavés chauves, impitoyables de rectitude. Sans place pour les
monticules buissonneux où se fourvoient les oiseaux morts. Il y a
tellement de gel sous la peau et de la solitude derrière les fenêtres
closes ! Des ombres blanches, doucereuses, passent parfois, femmes
arrachées aux mirages d’une ville plus aride que le plus aride des
déserts. On a beau torturer son inconscient pour y faire naître une
oasis avec ses bruissements de palmes et ses oiseaux paresseux, on se
retrouve impuissant, empêtré dans les mailles d’une blancheur froide -
oh ! pas cette autre blancheur ; aux environs de Ouargla, terres
ensemencées de sel comme s’il avait neigé dans les sillons !
Aurores
poisseuses où la lumière s’étrangle en quintes de toux avant de
disparaître totalement, happée dans la dilution du gris. Je sors
parfois, fendant à grand-peine l’air cisaillant du demi-jour. Les
lanières du froid me rappellent à l’ordre et me pourchassent aussitôt à
travers des rues placides où les hommes s’écartent devant ma fuite
effrénée. Ma journée entière s’en trouve gâchée. Mes rêves eux-mêmes,
la nuit venue, prennent une coloration exaspérante : essayer des
pointures impossibles de chaussures, chercher durant des éternités une
petite place pour me garer, malmener d’un pied affolé le frein d’une
voiture qui ne répond plus. Je rêve aussi parfois qu’on force ma fille
Nabiha, qui est gauchère, à se servir de sa main droite. Une seule note
originale est venue égayer ce chapelet de banalités : j’ai rêvé la
semaine dernière que mon unique sœur est morte. Il y a quelques mois,
c’était la remontée en force des rêves primaires ou franchement
barbares de mon enfance : membres de la famille qui s’entretuent, bêtes
qu’on dépiaute ou étripe, luttes contre d’interminables incendies. La
parentèle ravageuse m’envahissait, avec sa panoplie de filles laides,
ses mâles implacables et chétifs.
Mais le plaisir quasi
génésique de me réveiller en sueur chauffé par quelque lutte sans merci
ou quelque inextinguible incendie, mais maintenant refusé. Rien qu’une
rogne froide et de l’énervement au réveil. Et une journée opaque qui
s’étire, sombre et épaisse, comme une fumée d’usine. Il ne reste plus
qu’à tuer ses sens, mettre ses désirs en hibernation et son imagination
en veilleuse, attendre dans une hébétude réparatrice ces quelques
heures qui précédent le nuit, uniques heures d’accalmie où l’on entend
le monde sans le voir. Heures presque bénies où la pluie invisible, la
télévision, la lecture et quelque liqueur réchauffante préparent au
piège aigre-doux du sommeil.
Mais j’appréhende toujours ce rêve
sur le temps qui me taraude. Un cataclysme irréversible m’exclut à tout
jamais des territoires de l’enfance. Une barque invisible mais véloce
m’emporte vers un monde de décrépitude ; je regarde les années
matérialisées en bêtes menaçantes filer dans le sens inverse de mon
parcours. Une détresse plus forte que l’angoisse et la mort m’étreint
jusqu’à l’étouffement. Je ne peux même pas crier. Je sais que, de
toutes manières, il est inutile d’appeler dans cet univers où les
verdicts sont sans recours.
Le cauchemar ne dure qu’un instant
et je me réveille, transi, parfois le visage inondé de larmes, avec la
sensation que quelque chose d’irremplaçable, d’aussi précieux que la
vie même, s’est brisé quelque part.
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TAHAR DJAOUT
“Les Temps Modernes” Avril 1986
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