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Une de ces villas appartenait au maréchal Abdel Hakim Amer. Les
initiés l’appelaient «Villat El-Mouchir». Un coursier se présenta à
nous un jour, porteur d’un courrier émanant d’un avocat qui nous
demandait de nous acquitter du loyer des trois ou quatre villas mises à
notre disposition. J’avais soulevé cette aberration auprès du
commandant du secteur de Fad, mais je n’avais jamais eu de réponse. Ces
villas étaient bien disposées. J’avais visité l’une d’elles, celle du
maréchal. Malgré son état de délabrement du fait de la guerre, c’était
une demeure de grand standing. Sur la terrasse, la vue était
imprenable. Nous apercevions très bien les nombreux bateaux que la
guerre avait surpris, et qui avaient fait du lac leur port de
mouillage. Par temps calme et dégagé, nous avions l’impression que la
ligne Bar Lev était à deux pas. Munis de jumelles, nous pouvions même
observer les va et vient des militaires israéliens. Au sud, nous
pouvions voir les faubourgs de la ville de Suez et ses cheminées. Au
nord, le fameux déversoir se dressait presque devant nous et, au loin,
la ville d’Ismaïlia s’entrevoyait à nos yeux.
Il nous arrivait de profiter des plages qui se trouvaient à proximité
de ces villas. Parfois, nous y emmenions les éléments des batteries
d’artillerie pour se baigner et oublier, un moment, les rigueurs du
désert. Le seul inconvénient était que des mines anti-débarquement
étaient placées à un mètre et demi de la berge du lac, tout le long de
la côte. Visibles à l’œil nu, nous briefions les hommes avant de leur
permettre d’aller dans l’eau.
Il est arrivé qu’un djoundi touche malencontreusement l’allumeur à
bascule d’une mine et déclenche l’explosion. Il fut déchiqueté. Nous
n’avions ramassé que des filaments rougeâtres, mélangés à du sable, et
il avait fallu près d’une heure pour que nous nous rendions compte
qu’il s’agissait des restes de ce pauvre soldat. Nous fîmes accompagner
son cercueil, qui ne contint qu’une petite boîte remplie d’un peu de
sable et des quelques lambeaux que nous avions pu ramasser. Les
accompagnateurs étaient chargés de rapporter à la famille les
circonstances de la mort de leur enfant. Nous leur avions enjoint
d’interdire formellement l’ouverture du cercueil. Après ce regrettable
incident, les baignades dans le Lac Amer furent strictement interdites.
Des débarcadères longeaient le lac pour permettre aux pêcheurs de faire
accoster leurs barques. Nous disposions également de quelques uns de
ces débarcadères. Les pêcheurs glissaient leurs barques chaque matin,
et s’en allaient pêcher sur le lac. A partir de dix heures, des
centaines de barques pullulaient à ne plus voir l’eau du lac, se
ressemblant toutes les unes les autres. Les pêcheurs rentraient le
soir, avant le coucher du soleil, et rembarquaient le lendemain matin.
Certaines de ces barques profitaient de ce cafouillage pour accoster
sur l’autre rive, et prendre contact avec les Israéliens. A leur
retour, arrivées au beau milieu du lac, elles se «noyaient» dans la
masse. Quand j’eus cette information, je pris contact avec le chef des
services de sécurité du secteur, que je reçus à mon poste de
commandement. Je portai à sa connaissance ces faits graves, mais il
n’en fut guère surpris, me promettant juste qu’il allait me fournir une
réponse «d’ici trois à quatre jours», le temps, me dit-il, de
diligenter une enquête. Une semaine plus tard, il m’apprenait que ces
pêcheurs étaient «en mission spéciale». J’étais sceptique, me demandant
si ce qu’il m’avait dit était vrai ou s’il avait pris des dispositions
pour que cela ne se reproduisât plus. Toujours est-il, quelque temps
plus tard, le même manège reprit de plus belle. Certes, les contacts
avec les Israéliens furent moins fréquents depuis, mais cela faisait
naître le doute chez nos soldats. Je décidai de mettre des guetteurs
munis de jumelles, avec la mission de repérer tous ceux qui entreraient
en contact avec l’ennemi. La punition était la même pour tous les
contrevenants : une raclée, la saisie de la barque et l’interdiction
d’accès au lac.
Cela n’empêcha pas, malheureusement, d’autres pêcheurs d’outrepasser
quotidiennement les consignes à partir des autres débarcadères.
La vie était loin d’être monotone. La vigilance s’imposant d’elle-même.
Je me plaisais à cette vie active, ponctuée tantôt de visites
d’inspection sur le terrain, tantôt du contrôle de l’instruction des
hommes, sans distinction de grade - qu’ils fussent officiers,
sous-officiers ou hommes de troupe. Des officiers égyptiens, de
différentes spécialités, étaient détachés pour mener l’instruction à
des périodes bloquées. J’étais, en outre, à l’écoute de tout ce qui se
passait sur le front de la 2e Armée. Nous suivions tout ce qui se
déroulait dans l’espace aérien du front et participions à toutes les
activités opérationnelles, qu’elles soient anti-aériennes, de
bombardement d’artillerie ou de chars. A défaut d’être utilisés dans
des tirs directs, les chars, enterrés, participaient aux préparations
d’artillerie. Nos objectifs qui nous avaient été assignés étaient Tell
Essalam, le Déversoir, le réservoir d’eau alimentant un tronçon de la
ligne Bar Lev, les objectifs mobiles utilisant la jonction entre les
deux armées, des objectifs en profondeur ou l’application de tirs
éclairants.
La Guerre d’usure prenant de l’ampleur, les Israéliens, comme les
Egyptiens, ne se génèrent pas de recourir à l’aviation. Passés maîtres
dans l’emploi de ce vecteur, Tsahal en fit le moyen principal de ses
raids. Les alertes aériennes quotidiennes, si elles ne ciblaient pas
l’attaque et la destruction d’objectifs multiples, visaient à saper le
moral des troupes égyptiennes. De nuit, les avions israéliens
procédaient parfois à des largages de bombes incendiaires ou à des
incursions dans la profondeur de notre dispositif. Souvent, nous
entendions le bruit des hélicoptères israéliens survolant nos lignes
lesquels tentaient de récupérer des pilotes dont l’appareil avait
crashé le jour et qui n’avaient pas été faits prisonniers, ou
déposaient des commandos pour des missions préparées au préalable.
Un matin, le front était en effervescence. D’après la Radio égyptienne,
les Israéliens avaient détruit la station électrique de Naga Hammadi au
moyen de bombardements aériens. La mise au point ne tarda pas à venir
des Israéliens eux-mêmes : «La station n’a pas été bombardée au moyen
de notre aviation, elle a été sabotée par des commandos héliportés».
L’étonnement se lisait sur tous les visages des officiers égyptiens que
je rencontrais. Les questions fusaient : Comment ont-ils procédé, Naga
Hamadi n’étant pourtant pas à la portée de commandos ? Comment ont-ils
osé ? Les Israéliens n’ont pas manqué de saisir l’occasion pour
surmédiatiser l’opération, relayés en cela par les citoyens, qui en
firent le sujet de discussion.
Au lendemain de cette attaque, je récupérai le calque de la situation
aérienne de la veille et m’aperçus, avec effarement, du simulacre
utilisé par les Israéliens : ils firent voler huit hélicoptères Super
Frelon - des gros porteurs de fabrication française -, en formation
très serrée de manière à faire croire aux Egyptiens qu’il ne s’agissait
que de quatre hélicoptères au lieu de huit. Ainsi, seuls quatre spots
apparaissaient sur leurs écrans radars. A mi-distance de Naga Hammadi,
quatre des huit hélicoptères rebroussèrent chemin et les quatre autres
se posèrent, faisant croire aux Egyptiens qu’il s’agissait d’une
incursion limitée. A l’atterrissage des quatre hélicoptères, des jeeps
remplies de commandos eurent le temps nécessaire pour se rendre sur
l’objectif et y déposer leurs charges. A l’aube, quatre autres spots
apparurent sur les écrans radars. Les quatre hélicoptères qui avaient
mené l’opération retournaient en territoire israélien, la mission Naga
Hamadi accomplie.
La brigade algérienne cible des Israéliens
Parmi les nombreuses batailles auxquelles nous prîmes part sur le front, deux retiennent mon intention.»
Les Israéliens, qui eurent en tête de donner une leçon à la brigade
algérienne, lancèrent un raid aérien d’une vingtaine d’appareils
d’attaque au sol de type Skyhawk et Phantom, sans compter le nombre
d’avions de défense aérienne Mirage. La défense de la brigade
algérienne était, elle, assurée par un groupe de défense contre avions
commandé par le capitaine Hocine Oussaïd, dont le sans froid et
l’expérience faisaient un soldat émérite. Il disposait de deux
batteries de six canons de 35 mm bitube et d’une batterie de six affûts
quadruples, de mitrailleuses de 14,5 mm. Lors de cette attaque, aucun
avion israélien n'avait pu larguer ses bombes sur ses objectifs tant
les feux des batteries algériennes étaient nourris et précis. Les
personnels de la brigade algérienne, issus des rangs de l'ALN, étaient
aguerris à ce genre de riposte.
Les avions israéliens larguèrent toutes leurs bombes dans le désert.
Une vingtaine de minutes plus tard, les Israéliens, marqués par
l'efficacité des tirs d'une de nos batteries installées en plein
désert, tentèrent une diversion à l'aide d'avions Mirage à partir
d'Ismaïlia par l'arrière et, au même moment, deux Skyhawk volant au ras
du sol apparurent, voulant prendre par surprise la batterie. Encore une
fois gênés par les feux nourris, ils larguèrent des bombes incendiaires
brûlant à peine les couvre canons se trouvant à 100 mètres plus loin.
Du côté algérien, seuls trois ou quatre hommes s'étaient blessés par
les casques en s'entrechoquant. Les deux Mirage de diversion tirèrent
leurs roquettes sans atteindre l'objectif. J'avais calculé les impacts
de ces roquettes au double pas et m'aperçus qu'ils étaient à plus de
800 mètres de leur objectif. A cette distance, même les éclats ne
pouvaient pas nous atteindre.
Tous ces résultats furent obtenus grâce au travail des éléments de la
brigade. Le travail d’organisation du terrain qu’entreprirent les
hommes, en prélevant des matériaux du génie malgré l’interdiction qu’on
nous opposa au départ, fut couronné de succès. Les Egyptiens comprirent
l'utilité de ce travail et finirent par faire de même en employant les
gros moyens.
Bien entendu, les Israéliens avaient essayé d’exagérer les pertes en
rapportant à la radio que leur aviation avait fait une centaine de
morts dans les rangs algériens, et que le chef de la brigade algérienne
avait été tué lors de ces raids.
Le lendemain matin, l'attaché militaire algérien en Egypte, le colonel
Tahar Bouderbala, me rendit visite pour voir ce qui s'était passé la
veille. Il m'informa que le président, très inquiet d'apprendre la
«nouvelle», avait téléphoné à 2 heures du matin à Kasdi Merbah, chef de
la Sécurité militaire, pour en savoir plus. Je le rassurai que tout
allait pour le mieux et que les informations distillées par les
Israéliens étaient de la pure propagande aux fins de camoufler les
pertes enregistrées dans leurs rangs. Le soir du raid, le chef de
groupe de DCA reçut des mots de félicitations de tous ses voisins
commandants d'unités égyptiennes et palestiniennes. Le chef de la 2e
Armée égyptienne m'appela au téléphone. Il commença par féliciter mes
hommes, puis m’informa qu’un troisième avion que je n’avais moi-même
pas homologué, avait été remarqué par les Egyptiens tombant derrière
les bateaux ancrés au milieu du Lac Amer. Puis, il me demanda si
j'avais eu des pertes dans mes rangs. Je lui répondis qu'aucun de mes
hommes n'avait été touché. Il s’écria, abasourdi : «Ezzây ?» (Comment
est-ce possible ?)
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Khaled Nezzar
19-05-2009
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