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Le clip de la chanson "Bladi ya Bladi" de Baâziz passe avant et après tous les journaux télévisés des chaînes publiques depuis le début de la campagne présidentielle. "Naazak ya bledi ma tkhalinich : je t'aime mon pays, ne me laisse pas". On y voit un jeune homme, sur une plage, prêt à quitter son pays dans une barque d'où ses amis lui font signe et qui, finalement, décide de rester. L'amour pour l'Algérie l'a emporté.
Une façon romancée de parler des harragas, ces jeunes Algériens qui brûlent les frontières (harrag signifie "qui brûle") et partent par centaines vers les côtes européennes, à la recherche d'une liberté qu'ils ne trouvent pas en Algérie et que la télévision par satellite leur fait miroiter. Une façon aussi de faire vibrer la corde sensible des Algériens et de les encourager à ne pas se désintéresser de l'avenir de leur pays en allant voter le 9 avril pour l'élection. La chanson de Baâziz, pourtant artiste à la réputation d'indocile, vient à-propos : l'Etat craint un fort taux d'abstention qui délégitimerait son candidat, le président sortan Abdelaziz Bouteflika.
Tout cela fait sourire Hichem, lui qui est parti parmi les premiers en 2006. Il avait justement suivi ses amis sur un "boté", ces bateaux de pêche de 4 ou 5 mètres qu'utilisent les harraga pour gagner l'Europe. Il espérait se faire " une situation " et revenir ensuite.
UNE CINQUANTAINE DE CORPS REPÊCHÉS
En 2008, les garde-côtes algériens ont intercepté plus de 400 personnes et repêchés près d'une cinquantaine de corps. En majorité des hommes entre 20 et 30 ans. Combien sont partis ? Combien ont disparu ? Ces chiffres n'existent pas. Seule certitude, ils sont en augmentation constante depuis 2005, année à laquelle cette émigration clandestine a pris de l'ampleur en Algérie. Entre 100 et 150 mille dinars par personne (soit 1 000 à 1 500 euros), le voyage est tout à fait réalisable pour qui s'organise un peu, vend sa voiture, emprunte à ses amis ou économise plusieurs mois.
"Le harrag est en train de devenir un archétype d'une partie de notre jeunesse, constate Mohammed Kouidri, professeur à la Faculté des sciences sociales d'Oran. Au début, on pensait que c'était la misère qui les poussait à partir mais en réalité c'est surtout le rêve d'un autre mode de vie. Ici, explique le sociologue, les jeunes vivent avec beaucoup d'interdits et la destination – l'Europe et l'Occident en général – est sublimée par les chaines de télé occidentales." Les forêts de paraboles laissent imaginer l'influence des émissions, séries et publicités venues d'ailleurs.
Qu'ils aient un travail, un diplôme, une famille ou même un peu d'argent, les harragas racontent tous ce mal vivre, ce manque de perspectives qui caractérisent leur génération. Souvent, ils ont du mal à trouver les mots pour le dire mais, par bribes, ils évoquent la difficulté à voir leur petite amie, à se marier ou avoir leur propre logement.
"J'AI 30 ANS ET JE N'AI RIEN"
C'est en 1986 que le visa est devenu obligatoire pour les Algériens qui voulaient venir en France et depuis le milieu des années 1990, les visas sont très difficiles à obtenir. Hichem sait qu'il repartira en Europe mais cette fois-ci dans les règles. Il prépare son dossier.
Le jeune homme de 28 ans était parti sur un coup de tête du bel appartement oranais où il vivait avec ses parents, sa sœur, son beau-frère et leurs enfants. Il a embarqué en novembre 2006 après plusieurs demandes de visa auprès du consulat français :
Hichem a été arrêté sur un "boté" avec 63 autres personnes, un coup de filet record dans l'histoire de l'émigration clandestine algérienne, et un des seuls cas aussi où il s'agissait d'un réseau de passeurs. C'est ce qui explique pourquoi il est allé deux mois en prison alors que beaucoup de harragas interceptés n'ont qu'une petite amende.
Mohand, lui, est revenu d'Espagne il y a une semaine. Après 17 jours dans un centre de transit près d'Almeria, il a demandé à être rapatrié, convaincu que sans papiers, il ne pourrait pas vivre "le paradis européen". Il avait organisé le voyage avec quelques amis, sans passeur, comme la majorité des clandestins. "Je ne me sens pas citoyen de mon pays, je n'ai aucun droit, explique-t-il. J'ai un diplôme de programmation informatique mais je travaille comme mécanicien, je vis avec ma femme et mon fils dans une petite maison avec toute ma famille. J'ai 30 ans et je n'ai rien…"
Assis à une terrasse de Bouisseville, le village près d'Oran d'où il est parti, il raconte sa traversée :
"LE RÊVE À CHANGÉ D'ENDROIT"
"Je n'ai pas compris, reconnaît Madani Barti, père d'un harrag disparu. Brahim avait un petit commerce, une voiture, il avait tout ce qu'il voulait." A plus de 50 ans, cet homme a appris l'espagnol pour retrouver la trace de son fils disparu depuis le naufrage de son embarcation sur les côtes andalouses, en septembre 2007. N'ayant pas obtenu de visa, il a même pensé devenir lui-même harrag pour aller le retrouver, dit-il avec un sourire amer qui fait plisser sa peau tannée. Depuis des mois, la moitié de son salaire est consacrée à la recherche de Brahim :
"Il y a un fossé entre les jeunes d'aujourd'hui et la génération de leurs parents, observe le sociologue Mohammed Kouidri. Leurs parents avaient aussi des rêves d'émancipation mais ces rêves s'enracinaient dans une Algérie où il y avait plus de libertés, plus de mixité… aujourd'hui le rêve a changé d'endroit."
Quelques initiatives ont été prises par les autorités. Des rencontres ont été organisées, des aides proposées pour encadrer les harragas à leur retour mais peu d'entre eux en ont profité. Certains dénoncent des mesures inefficaces et prises pour l'exemple, d'autres estiment qu'elles stigmatisent les harraga.
En Algérie, le mythe du harrag continue de se répandre comme un phénomène de mode. Dans les rues d'Oran et les tribunes de stades, dans les villages alentours et sur les plages de l'ouest, des jeunes en grappes chantent du raï. "C'est la dernière année où je suis là…", fredonnent-ils. Comme un espoir, comme un exutoire.
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