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LE PALUDISME. - les premières chaleurs arrivèrent après un printemps très court. Outre que les Parisiens les supportèrent difficilement, elles vont déclencher un mal qu’ils ne connaissaient pas : le paludisme. Il faut songer qu’à cette époque, on ignore tout des causes de cette maladie ; on a simplement constaté qu’elle sévit dans la saison chaude, et à proximité des marais. Le paludisme est connu en Europe, notamment en Italie où il porte le nom de malaria (mauvais air). Depuis 1834, pourtant le Docteur Maillot, à Bône, le traite, sommairement encore, avec le sulfate de quinine, Mais ce produit est cher (1 f le gramme) et rare, pas encore répandu partout. On en distribuera cependant gratuitement jusqu’en 1851, quand il y en aura.
L’ambulance militaire ne peut suffire à sa tâche et les malades graves sont évacués sur Cherchell (28 km) ou Blida. (40 km) par des pistes épouvantables, sur des prolonges non suspendues ou à dos de mulet . Beaucoup n’y survivront pas. Huit décès impressionnent à tel point les colons que 41 demandent leur rapatriement.
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LA COMMISSION D’ENQUÊTE DE 1849.- C’est à ce moment (7 et 8 juillet) qu’une commission parlementaire -présidé par de Rancé, chargée d’inspecter les centres récemment créés, arrive à Marengo. Elle paraît satisfaite : ’’Le territoire de cette commune, sans présenter autant de difficultés de défrichement que celui d’El-Affroun, nécessiterait cependant le concours des soldats. La broussaille est plus abondante que le palmier nain, et elle offre moins de résistance aux outils. Le bon état de : cette colonie et les résultats satisfaisants que la commission a observés doivent être principalement attribués â ce fait que le directeur appartenant à l’armé du génie, réunissait tous les pouvoirs dans sa main, et disposait sans contrôle de la marche des travaux ».
Pourtant, elle est peu satisfaite du recrutement des colons, ouvriers ou artisans parisiens qui ignorent tout de la culture Quand on regarde la liste des concessionnaires, on est étonné d’y voir figurer nombre de veuves (environ 10%) . La commission recommande avec juste raison que les concessions futures soient réservées a des agriculteurs.
Elle constata que l’installation des colons était inconfortable : "Dans ces baraques sonores, où les cloisons n’atteignent pas le faîte, les ménages se voyaient condamnés par la contiguité à une sorte de vie en commun qui ne tournait au profit , ni de la concorde, ni des mœurs... C’était d’ailleurs une source de gêne et de servitudes réciproques qui aigrissaient les esprits et leur faisait envisager l’isolement comme un véritable bienfait."
Elle enregistra dans tous les centres les plaintes des colons, qui ne voulaient pas travailler en communauté : "De toutes les provinces, de tous les villages, i1 s’est élevé un concert de voix pour repousser et pour maudire tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à la communauté. Le travail en commun, la récolte en commun inspiraient des répugnances dont on ne saurait exprimer l’inertie. Pas une bouche qui ne demandât la distribution des lots, la division des taches, le partage des produits".
Il ne nous appartient pas de juger de l’impartialité de ce rapport, rédigé par l’économiste et écrivain Louis Reybaud, sous la présidence du député conservateur algérien Rancé. Disons simplement qu’il ne réalisa pas l’unanimité de ses membres quant à ses interprétations. Ajoutons aussi qu’il se porta garant de la probité des directeurs et ne dit mot des trafics des entrepreneurs ni du refus des moniteurs. (Ch.-A. Julien).
Concernant le refus du travail en commun, on peut lire dans l’histoire de l’Algérie française" de Claude Martin, tome 1, page 185 : « Ces ouvriers parisiens qui probablement avaient applaudi aux discours socialistes dans leurs faubourgs se découvrant une âme de propriétaire et n’entendaient pas travailler pour qu’un compagnon paresseux vécût de leurs efforts". Si cette affirmation contient une part de vérité, il n’en reste pas moins que les colons ne renièrent pas leurs convictions, car aux élections législatives qui suivirent, ils votèrent massivement pour le candidat libéral. Ce qui les rebutait surtout, c’était de subir l’autorité militaire qui s’exerçait sur eux comme sur de jeunes recrues et se mêlait à leur vie familiale.
"Quelques-uns (des officiers) comme le Capitaine de Malglaive ou le Capitaine Lapasset (à Montenotte) surent remplir cette tâche avec autant d’intelligence que de dévouement. Mais la plupart montraient un grand scepticisme sur les possibilités des ouvriers parisiens transplantés, qu’après les sanglantes journées de juin 1848 les officiers considéraient sans sympathie et qu’ils laissaient s’embourber dans leurs concessions" (Ouvrage cité). Dans certaines colonies agricoles, ce fut un véritable enfer, avec des levers au clairon, à 5 heures en hiver, à 3 ou 4 en été, les rassemblements, les marches au pas pour aller au travail, avec privations de vivres, comme à Pontéba, les contraintes, les vexations, etc... Le directeur de St-Cloud (Oranie) écrivait :"Je remplis les fonctions de maire de cette commune .. . Je concède des terrains, je paie les colons, je fais planter des arbres, j’achète des bœufs, je suis en un mot le souverain absolu de la commune. Mes pouvoirs sont aussi illimités que ceux des commissaires extraordinaires du fameux Ledru-Rollin. Je mets les gens en prison sans jugement, et j’élargis les personnes lorsque cela me fait plaisir. Aidé d’une commission consultative, dont je suis le président, je propose l’expulsion des colons paresseux » C’est l’écrit d’un officier ; que dire des sous-ordres, en contact direct avec les colons. Ce même directeur « imposait à chaque colon d’aller chercher, par ses propres moyens et à ses frais, six planches pour les maisons, à Mers-el-Kébir, ce qui nécessitait un déplacement en charrette à bœufs de 72 kilomètres ! (cité par Ch.A.J.) Cela explique que les colons aient pour la plupart voué à l’armée en général une haine tenace.
Les conclusions de cette commission vont retarder l’installation des colons prévus pour 1849 et 1850. Une décision du 8 avril 1850 mettra officiellement fin à ce genre de colonies. Le gouvernement se proposera de peupler les nouveaux villages de cultivateurs de l’Algérie, de la métropole ou de l’étranger, si possible d’une même région ou d’un même département, possédant un pécule. Les concessions seraient de 8 à 10 hectares et comprendraient une maison construite. Ce système adopté par l’Assemblée nationale, bénéficiera aux concessionnaires de Bourkika, d’Ameur-el-Aïn, de Dessaix et de Montébello.
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LA MORTALITÉ.- En août, dix décès provoquent encore 37 départs, et des soucis chez les restants. Le rapport d’inspection (30 août) du Lieutenant-colonel Soumain reste pourtant optimiste, et on ne sait quelle créance on peut attribuer à ce genre de rapport, démenti par les faits : « La colonie de Marengo est en très bonne voie : les colons travaillent plus qu’ailleurs, semblent heureux et ne peuvent manquer de prospérer, s’ils ne se laissent pas abattre par les premières fièvres’’.
Démenti le mois suivant où18 décès et 15 départs réduisent la colonie à 736 âmes.
Cent dix maisons du village, construites en pisé, sont maintenant terminées.
Nouvelle épreuve en octobre, où le choléra s’abat sur la région. Il fait des ravages dans une population affaiblie par les chaleurs difficilement supportées, par les travaux pénibles au soleil qu’aucun ombrage ne vient tempérer, par le paludisme et la dysenterie, par une vie difficile au milieu des soucis de tout ordre.
La vie de la petite cité est désorganisée. Les malades sont partout. Médecins et infirmiers sont débordés, impuissants, et tombent malades à leur tour. Fini le bel optimisme. "La situation devient tellement critique, qu’on n’arrive pas toujours à former des corvées qui doivent porter les morts au cimetières et que le capitaine directeur est obligé, pour remonter le courage de tous, de prendre plus d’une fois sur ses épaules les bras de la civière emportant un cercueil » (M. de Malglaive).
Sur la demande du directeur quelques sœurs de St-Vincent-de-Paul arrivent à Marengo. Des baraques sont aménagées en infirmerie. Les sœurs recueillent les enfants laissés à l’abandon par les parents hospitalisés, et les orphelins. Elles gèrent et font entretenir par les colons ou des Arabes les lots des parents morts. De Malglaive leur avança 10 000 francs, somme importante à l’époque, pour l’achat d’un troupeau, et fit construire autour de leurs hospices des hangars et des écuries. C’est l’amorce des bâtiments qui s’étendront plus tard face au groupe scolaire du square. Elles entreprirent, avec les orphelines qu’elles élevaient, la fabrication et la vente de produits laitiers ; et, avec l’aide de colons ou d’ouvriers arabes, la culture du tabac, du coton, et l’élevage du ver à soie.
Le choléra fit de terribles ravages dans la population : 86 décès en octobre, 40 en novembre, auxquels s’ajoutaient les paludéens. Effrayés par un avenir qu’ils ne pouvaient plus voir en rose, 46 colons repartent en octobre, 35 en novembre. 12 décès encore en décembre.
Le bilan de la première année est tragique : 194 décès. Si l’on calcule le pourcentage de décès sur le nombre de colons du début de l’année, ainsi que, procède Julien Franc, on arrive au pourcentage effarant de 234 pour mille. Mais si l’on tient compte de la diminution progressive de la population, due aux décès et aux départs, c’est celui de 260 pour mille qu’il faut retenir. Plus du quart de la population !
Nous sommes fin1849, De Malglaive vient de recevoir l’ordre de limiter à 190 le nombre de maisons. 202 sont achevées ou en construction : le surplus servira aux services publics : l’hôpital, la gendarmerie, le presbytère, les écoles, la mairie. L’église est logée provisoirement dans une baraque construite pour cet usage. Il fait ses comptes. Une maison simple revient à 2.500 francs, et le prix de revient total estimatif du village s’élève à 887.040 francs.
Il faut régler la question de l’eau et combler les vides créés par les morts et les départs.
De Malglaive écrit au Général Blangui, commandant la Division d’Alger : « Le courage ne reste plus qu’à 50 ou 60 familles de colons. Les autres, ou sont malades, ou attendent un moment favorable pour rentrer en France... A mon grand regret, les forces ne reviennent pas aux colons qui ont été malades ; ils languissent et sont incapables d’un travail vigoureux et soutenu ; tout souffre, tout dépérit ; moi-même , je commence à sentir ma santé s’altérer et mon courage faiblir. Nous sommes perdus, si des secours puissants ne nous sont envoyés, car nous sommes comme de jeunes arbres ou plutôt comme de vieux arbres, transplantés dans un terrain qui ne nous a pas vu naître ; - une partie meurt, les autres languissent, et il faut la main et les soins constants du jardinier pour la sauver. L’armée seule peut nous venir en aide d’une manière efficace par ses bras qu’elle peut mettre momentanément à notre disposition, pour se retirer ensuite, afin d’éviter l’influence fâcheuse des maisons qui nous environnent... C’est ainsi que j’envisage la colonie : je ne crois pas que, sans ces secours successifs et puissants que je réclame de l’armée, nous puissions jamais réussir, par suite de cette influence fâcheuse du climat, qui énerve ou tue les hommes, comme nous en avons fait une si triste expérience.’’
J’ai cité à dessein une notable partie de cette lettre, aux termes si peu militaires, car elle montre l’état précaire du centre : il ne reste plus que 582 habitants, 67 % seulement de la population du début de l’année. Elle montre aussi la sollicitude du directeur pour ses pitoyables administrés. Il s’intégrera si bien à sa colonie qu’à plusieurs reprises, il y jouera des sommes importantes, s’attirant les foudres de ses supérieurs.
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