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Au commencement du XVIe siècle, on ne parlait qu’avec
terreur, dans toute la Méditerranée, des quatre corsaires Barberousse;nés dans l’île de Lesbos, à Mitylène, aussi fameux
par leur fortune que par leur intrépidité. Aroudj, leur frère aîné,
portait l’alarme et l’épouvante, avec sa flotte de douze galères,
sur toute la côte africaine, et venait de s’emparer du territoire
de Jijelli lorsque, dans le courant de l’année 1515, les habitants
d’Alger l’appelèrent à leur secours. Sans perdre un seul instant il
arrive dans leur ville, amenant avec lui 500 Turcs et 3 000 Kabyles.
Il gagne la faveur populaire, fait taire les mécontents, traite
en maitre ses hôtes et usurpe en quelques jours, avec une habileté
consommée, toutes les attributions du pouvoir souverain. Il se
fait à la fois aimer et redouter de tous, en ayant soin de déployer
contre les ennemis de l’islamisme une activité sans mesure.
Puis, après avoir distribué les emplois importants à ses meilleurs
compagnons d’armes, il fait massacrer en secret le chef indigène,
son rival, et se proclame Roi d’Alger. Il n’aura plus qu’à ramasser
dans le sang l’apanage des Suffètes carthaginois, des Proconsuls
romains, des Rois vandales, des Comtes de l’Empire grec,
des Kalifes de l’islam, des dynasties berbères, pour y bâtir sa
demeure et façonner à sa guise l’oeuvre commencée. Pour constituer son
nouveau pouvoir, il empruntera les principes de la République militaire
des chevaliers de Rhodes ; il se montrera tour à
tour sévère ou libéral, impitoyable ou miséricordieux, suivant les
besoins du moment. Il réglera avec soin les détails de son
administration, la perception des impôts, la défense de sa Principauté
; il soumettra les Arabes du dehors, étendra sa conquête jusqu’aux
régions tunisiennes, attaquera avec succès Tlemcen et Cherchell.
S’il meurt, trop tôt frappé dans un combat contre les Espagnols,
la République d’Alger n’en sera pas moins fondée. L’un de ses
frères, Keir-ed-din, prendra sans difficulté les rênes du gouvernement,
et consolidera les bases d’un édifice qui pourra résister pendant plus
de trois siècles aux attaques de la chrétienté.
Avec un sens politique peu commun à son époque, le second
des Barberousse suivra la tradition du premier Roi d’Alger.
De corsaire, il se fera conquérant à son tour, et rêvera de tenir
sous sa main chacune des contrées africaines que baigne la
Méditerranée, en assurant sur toutes les côtes la suprématie de l’islam.
Pour un si grand dessein, l’appui du Grand Seigneur ne pourra lui
manquer. Aussi fera-t-il partir pour Constantinople des Envoyés
chargés d’offrir à Soliman la souveraineté de son petit royaume.
Il se déclarera son vassal, lui jurera obéissance, lui demandera sa
protection et les secours nécessaires pour se maintenir au pouvoir.Le Sultan n’hésitera pas à agréer son hommage, à lui donner l’investiture
avec le titre de Beglierbey, et il lui enverra 2 000 Janissaires turcs
afin de tenir en respect les Arabes, et d’assurer à son pouvoir
naissant une sécurité suffisante. Fort d’un pareil appui, Keir-eddin
pourra chasser les Espagnols de ce fameux Peiñon d’Alger,
pour parler comme les chroniques, de cet îlot fortifié qui dominait
encore insolemment la ville et la menaçait tous les jours. Il sera seul
maître chez lui, agrandira son territoire, ouvrira son port aux
pirates qui viendront y chercher asile. Il inaugurera enfi n cette
longue série de Souverains indignes de lui qui, de 1517 jusqu’à
1830, n’ont guère laissé à la postérité que le souvenir d’aventuriers
avides ou de despotes inhumains.
Où donc cette Puissance nouvelle a-t-elle puisé sa force,
et quels sont les principes sur lesquels se sont appuyés ses deux
habiles fondateurs ? Il importe de montrer sous son vrai jour l’organisation de cette société de corsaires. Rien n’est plus curieux d’ailleurs que l’oligarchie militaire sur laquelle sa constitution était fondée.
Aux 2 000 Janissaires envoyés par le Grand Seigneur aux
Barberousse pour conserver leur pouvoir, était venue bientôt se
joindre une troupe de 1 000 volontaires, attirés par l’attrait de gains
faciles. Ces 6 000 Turcs formèrent le corps de la Milice, et devinrent ce fier Odjak-qui put exploiter sans merci, jusqu’au dernier jour, les Arabes, les Juifs, les Maures chassés d’Espagne qui habitaient à Alger. Ils se considérèrent comme en
pays conquis, apportant dans cette contrée où tout était nouveau
pour eux des usages dont l’intolérance égalait la barbarie. On ne
comptait dans leurs rangs que proscrits et renégats, pirates de
toutes les nations et criminels échappés de tous les bagnes, mendiants
des villes et vagabonds des campagnes, la lie des populations et le
rebut de tous les ports de la Turquie. Ce sont ces gens grossiers et
arrogants, sans patrie comme sans foyers, voleurs de grand chemin,
perdus de réputation et de dettes, qui formeront en peu d’années cette
société de 10 000 Janissaires que personne ne pourra braver. Leur seule
préoccupation sera d’avoir les moyens de s’enrichir les plus expéditifs en même temps que les plus violents seront pour eux les meilleurs.
Au bas de l’échelle sociale est l’ioldach ou simple soldat.
Puis, en suivant la hiérarchie des grades :
Le Chaoux, sergent ;
L’Oukilhardji, intendant ;
L’Oda-Bachi, lieutenant ;
Le Boulouk-Bachi, capitaine ;
L’Agha-Bachi, commandant ;
Le Kiaya, colonel ;
L’Agha, général en chef.
Les Janissaires composant l’invincible Milice d’Alger sont
tous égaux entre eux, quelle que soit leur situation ; l’avancement
n’a jamais lieu qu’à l’ancienneté, et le dernier ioldach peut arriver
à son tour à occuper le plus haut grade. En effet, l’Agha ne
reste en charge que pendant l’espace de deux lunes, après quoi il
devient membre du Divan et le Kiaya lui succède. Quant à leur
hiérarchie, elle se distingue extérieurement par des ornements de
costume qu’il serait plus aisé de dessiner que de décrire. Seuls ils
peuvent occuper tous tes emplois publics ; leurs fils, les Colouglis,
aussi bien que les Arabes, en sont rigoureusement exclus, de
peur qu’ils ne s’entendent avec les indigènes pour se soustraire
à leur autorité. L’État leur donne quatre pains par jour, les loge
dans ses casernes pourvu qu’ils ne soient pas mariés, car on a
soin d’éviter les alliances avec les naturels de la contrée ; enfin
chacun d’eux est libre d’exercer le métier qu’il veut dans le domaine
qui lui est assignée. Ils sont encore exempts de toute taxe et de tout impôt, et jouissent d’une foule de privilèges. La solde varie de 15 à 160 saïmes toutes les deux lunes ; elle est la même pour tous les Janissaires, pour les hauts fonctionnaires comme pour les simples soldats. Il est vrai d’ajouter qu’ils vivent sur l’indigène, et bien hardi serait celui qui oserait refuser quelque chose à l’illustre et magnifique Seigneur. C’est le titre dont se
parera la jeune recrue, désignée par ses camarades du sobriquet de Boeuf d’Anatolie, le lendemain du jour où elle aura tatoué sur sa
main gauche le numéro de sa chambrée. Unis par la solidarité des intérêts et par la communauté des périls, ils seront à ce point
mercenaires qu’ils ne verront dans une révolution que l’occasion de recevoir des gratifications nouvelles. Ils se montreront d’ailleurs aussi prompts à obéir à un chef disposé à les ménager qu’impitoyables
pour faire égorger celui qui tentera de s’affranchir de leur joug.
Quant au Gouvernement proprement dit, il est représenté
par le Pacha, nommé tous les trois ans par la Porte ottomane, et
assisté d’un Conseil composé de quatre Secrétaires d’État :
Le Vekilhardji, Ministre de la marine, chargé des munitions
de guerre et des travaux de l’arsenal ;
Le Kaznadji, Grand Trésorier de la Régence, chargé de l’encaissement des produits de l’État et du payement des dépenses ;
Le Khodja-el-Keil, Administrateur des domaines ;
L’Agha, Commandant général de la Milice.
Le Divan, où se traitent les affaires importantes, se compose
de ces personnages, des Janissaires, vétérans et des représentants
de la religion musulmane. Il se réunit quatre fois par semaine
dans la Mehakema, où se trouvent à la fois le trône du Pacha, le
Trésor et les registres du Gouvernement. Chacun de ses membres
y opine à haute voix, et les graves résolutions y sont prises, presque
toujours, au milieu d’un tumulte effroyable.
Les autres fonctionnaires de la Régence sont :
Le Khodja-el-Esseur, secrétaire particulier du Pacha ;
L’Agha des spahis, commandant de la cavalerie ;
Le Khodja-di-Cavallos, directeur des haras ;
Le Beit-el-madji, chargé de la liquidation des successions
vacantes, du service des inhumations et de l’entretien des cimetières;
Le Capitan-reïs, amiral et commandant supérieur de la marine;
Le Kikhia du Kaznadji, chargé de la haute surveillance de la police ;
Le Bach-Topji, commandant de l’artillerie ;
Le Bach-Boumbadji, chef du service des bombardiers ;
Le Khodja-merhezen-ezzera, secrétaire des magasins aux grains ;
Les Saidji, caissiers relevant du Kaznadji ;
Le Khodja-el-aïoun, directeur du service des eaux ;
L’Aminesseka, directeur de la monnaie ;
Les 12 Chaoux, messagers de l’État ;
Le Gardian-Bachi, surveillant des bagnes ;
Le Khodja-el-melh, directeur du monopole du sel ;
Le Khodja-el-djeld, directeur du monopole des peaux ;
Le Khodja-el-goumerek, receveur de la douane ;
Le Khodja-el-ouzân, directeur du poids public ;
Le Khodja-el-ghenaïm, administrateur des prises ;
Le Khodja-el-feham, percepteur de l’octroi, préposé au marché au charbon ;
Le Khodja-el-Ettout, percepteur de l’impôt des mûriers ;
Le Bach-Khodja, doyen du corps des Khodjas ;
Le Caïd-el-mersa, capitaine du port ;
L’Ourdian-Bachi, inspecteur du port ;
Le Mezouar, chargé de la police, agent des moeurs et percepteur de l’impôt sur les femmes de mauvaise vie ;
Le Caïd-el-fahss, préposé à la police de la banlieue ;
Le Caïd-el-abid, chargé de surveiller les nègres libres ou affranchis ;
Le Caïd-el-zebel, inspecteur de la salubrité publique ;
Le Caïd-echouara, ingénieur des égouts et du pavage de la ville ;
Le Mohtasseb, inspecteur et collecteur des marchés ;
Le Cheïk-el-beled, inspecteur et collecteur des corporations mercantiles ;
Le Berrah, crieur public ;
Le Muezzin, crieur des mosquées ;
Le Siar, exécuteur des supplices.
Si l’on entre maintenant dans la maison du Pacha, on trouve
encore un nombre assez considérable de fonctionnaires de
l’État :
L’Atchi-Bachi, cuisinier en chef, appelé à goûter en présence de son maître tous les mets qu’il fait préparer ;
Le Kabou-ghorfa, chargé du service intérieur de la chambre et des appartements privés ;
Le Biskri-sidna, à la fois chambellan et messager secret ;
Le Kahwadji, cafetier ;
Le Teurdjiman, huissier-introducteur ;
Le Khodja-el-bab, portier ;
Le Drogman, interprète et garde du sceau ;
Le Sallak et le Bachouda, chefs de la Nouba ou garnison du palais.
Pendant que la Milice turque, animée à la fois d’une intrépidité
extraordinaire et d’une cupidité servile, maintient ferme au
dedans le Gouvernement algérien, la corporation des corsaires,
avec son organisation, ses règlements, ses primes au brigandage,
le fait redouter au dehors. C’est le meilleur appui de la Régence.
Sans cartes ni boussoles, avec la seule assistance des captifs de
la chrétienté qu’ils emploient dans leur arsenal, les Reïs peuvent
rivaliser avec les plus habiles pilotes de l’Europe. Ici les grades
sont donnés non pas à l’ancienneté, comme dans l’armée de terre,
mais uniquement à la faveur. Le commandant du port, chef hiérarchique
de tous les Reïs ou capitaines de vaisseaux, est le personnage le plus
influent du Divan.
Le Reïs exerce sur son bord la même autorité qu’un Bey dans
sa province, et jouit d’une considération d’autant plus grande
queblique. Il arme quand il lui plaît, attaque qui bon lui semble, sans
reconnaître davantage l’inviolabilité de la propriété que la liberté
des personnes. Il s’inspire d’ailleurs du Coran en trafiquant des
esclaves, et les Pachas sont impuissants à réprimer les excès de
son industrie. Quand un navire rentre à Alger en remorquant son butin,
on débarque les marchandises et les captifs et le Pacha prélève sa part
; puis on vend la cargaison et les esclaves sont conduits dans le Badistan, longue rue fermée à ses extrémités, et où des courtiers spéciaux font courir les captifs pour que les amateurs distinguent les robustes des invalides. La moitié du prix de vente est attribuée à l’armateur. L’autre moitié est partagée en parts ; le capitaine en a 40, l’Agha 30, les offi ciers 10, les soldats 5, les matelots 2. On peut juger par quelques chiffres
de l’importance de cette société de pirates. Dès 1568, Gramaye
signale 40 bâtiments algériens ; en 1581, Haëdo parle de 35 galères
et de 25 brigantins ; en 1591, le nombre des galères est
monté à 60 ; le P. Dan trouve à Alger 70 navires de 25
à 40 canons, « tous les mieux armés qu’il soit possible de voir ».
En 1802, Hulin compte 66 bâtiments, défendus par 420 canons ;
enfin, en 1815, Shaler relève encore 41 navires inscrits dans le
premier port barbaresque.
Les finances de le Régence sont en bon ou mauvais état
selon ce que la course rapporte au jour le jour. L’impôt est perçu
sur les personnes et sur les biens, sur les professions mercantiles
et sur les consommations, mais le budget s’alimente surtout par
les avanies, les tributs et redevances, les présents consulaires dont
on parlera plus loin, le trafic des esclaves, la capitation des Juifs,
les successions vacantes, les amendes et confiscations arbitraires.
D’après Laugier de Tassy, les revenus fixes s’élèvent en 1725 à 1
100 000 francs ; le casuel à 550 000 francs. Shaler nous donne plus
de détails dans son tableau officiel des recettes et des dépenses
pour l’année 1822. On y voit que le Bey d’Oran rapporte 75 000
francs, le Bey de Constantine 60 000, les 7 Caïds dépendant de
la province d’Alger 16 000, les successions 40 000, le Bey de
Titeri 4 000, le monopole des peaux 4 000, la communauté juive
6 000, la douane 20 000, le domaine 40 000, les redevances françaises
pour la pêche du corail 30 000, le monopole des laines et
des cires 40 000, les tributs européens 100 000. La solde des soldats
est comptée dans les dépenses pour près de 800 000 francs,
les armements pour 80 000. Les recettes sont évaluées à 2 500
000 francs, non compris le casuel, les dépenses à 4 000 000.
Quant à la religion et au culte des Algériens, ceux-ci conservent
pour la forme l’ancien système des kalifes ; les Imans, ministres
du culte, les Muphtis, docteurs de la loi, les Cadis, juges
en matière religieuse, composent le tribunal appelé à sanctionner
le seul code des Musulmans.
Si ces derniers représentent la juridiction spirituelle, les Souverains
d’Alger jugent seuls de toutes les causes civiles ou criminelles.
Leurs décisions sont toujours prises sans débats, sans délais,
sans frais, sans appel. Les affaires les plus compliquées n’exigent
que le temps nécessaire pour entendre les témoins. Les Turcs peuvent
être condamnés soit à l’amende, soit à la dégradation ou à la
bastonnade, suivant l’importance du délit. Des peines plus rigoureuses
sont réservées aux chrétiens et aux Juifs, qui peuvent avoir
à subir la proscription, l’amputation d’un membre, l’étranglement,
le mortier, la pendaison, l’emmurement, le pal ou le bûcher.
Doit-on parler enfin du commerce d’un peuple qui demeure
systématiquement rebelle à toute civilisation, chez qui l’industrie
du vol est la seule qui soit protégée, et pour qui les rapports avec les
étrangers sont à peu près limités au brocantage des esclaves ? Tout
système régulier d’échanges est absolument impossible avec les
habitants d’Alger. Bien rares sont, en effet, les armateurs disposés
à courir le risque de rencontrer leurs Reïs, avant d’arriver au port,
et de leur disputer la route, de ne pouvoir obtenir le payement de
leurs marchandises, d’avoir à supporter des avanies, des exactions
de toute nature, après avoir payé les 40 piastres de droit d’ancrage,
les 12 pour cent de droit d’entrée exigés par la Régence.
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