Lou Marin (écrits rassemblés par), Albert Camus et les libertaires (1948-1960). Marseille, Egrégores éditions, 2008, 361 pages.
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L’engagement libertaire d’Albert Camus est notoire. Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français l’avait abordé dans la notice écrite par René Galissot du tome 211, reprise en une nouvelle rédaction par René Gallissot et Charles Jacquier pour le tome 3 de la cinquième période2. L’ouvrage que publient les éditions Egrégores permet, en livrant au lecteur des textes de Camus introuvables (jusqu’à leur éventuelle publication dans les tomes 3 et 4 de la nouvelle édition de ses œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade) et des articles d’auteurs anarchistes qui lui sont consacrés, de prendre la mesure non seulement de cet engagement, mais de l’intérêt qu’il a suscité dans le monde de l’anarchisme. L’auteur, lui-même militant anarchiste non-violent allemand, auquel nous devons déjà un ouvrage sur Camus et son rapport à l’anarchisme dans une perspective non-violente3, a choisi d’user d’un nom de plume, « Lou Marin », pour signer ses livres. L’évocation est évidente du village du Vaucluse où Camus avait choisi de vivre, mais la démarche n’en est pas moins surprenante lorsqu’il s’agit, somme toute, de s’intéresser à l’œuvre et à l’engagement d’un écrivain.
Albert Camus, journaliste engagé, dénonciateur sans appel de la misère en Kabylie à la fin des années 1930, isolé lorsqu’il s’est agi de s’indigner de la répression qui fit des milliers de morts à Sétif et Guelma en mai 1945, seul éditorialiste du pays à ne pas se réjouir de la destruction d’Hiroshima, fut aussi parmi les rares à s’émouvoir de la mort de milliers de travailleurs algériens, notamment de syndicalistes, dans la guerre civile au cours de laquelle s’affrontèrent, sur le territoire métropolitain en pleine guerre d’Algérie, les militants du FLN et les messalistes. Il tenta de s’y opposer dans un appel reproduit fin 1957 dans Le Monde libertaire et La Révolution prolétarienne : « Allons-nous laisser assassiner les meilleurs militants syndicalistes algériens par une organisation qui semble vouloir conquérir, au moyen de l’assassinat, la direction totalitaire du mouvement algérien ? ». Ce sont tous ces combats, au cours desquels il fut souvent isolé, que l’on retrouve dans ce livre. Le dernier message de Camus, écrit fin décembre 1959, était destiné à une revue anarchiste argentine et son premier texte posthume (datant de 1953), contribution au débat récurrent sur la littérature prolétarienne qui débouchait sur la nécessité de son dépassement, fut publié dans La Révolution prolétarienne (n°447, février 1960).
Le choix libertaire de Camus s’inscrit ainsi dans une série d’engagements, va-et-vient de la Résistance à la révolution, et l’on regrette au passage que l’auteur n’ait pas rappelé qu’il fut exclu du PC sous une accusation qui pourrait interroger les libertaires (« Il fallut procéder à quelques épurations d’agents provocateurs trotskistes, tel Camus » lit-on dans un rapport du Parti communiste algérien conservé dans les archives du Komintern4). Intéressé par Victor Serge, reprochant à Rosmer de justifier Kronstadt, critique de Bakounine (ce qui déclencha une controverse parmi les militants anarchistes, notamment entre Joyeux et Fontenis), Camus manifestait par son attitude également une éthique anarchiste. Son intérêt pour le monde du travail passait aussi par sa proximité avec les travailleurs des secteurs où lui-même exerçait, que ce soit au théâtre ou dans l’édition : « C’était vraiment un gars du marbre, Camus, on pouvait le considérer comme un ouvrier du Livre » explique un des typographes et correcteurs dont Georges Navel avait recueillis les propos lors de la préparation d’un numéro de Témoins au printemps 1960.
Cet ouvrage n’est pas seulement une anthologie, il se révèle surtout une mise en perspective notamment par une introduction de 75 pages. Avec parfois un volontarisme que l’on ne retrouve pas dans les notices du Maitron, où la démonstration est tout aussi efficace, l’auteur construit les échanges entre Camus et les libertaires à la fois comme une fidélité à un idéal, comme la rigueur d’une pensée sans concession et une compréhension de leur temps. En cela, ce livre retiendra bien sûr quiconque porte intérêt au mouvement anarchiste, à l’œuvre de Camus, mais aussi à la vie politique et intellectuelle des quinze années de l’après-guerre. Après la lecture de ces pages, le sourire sera plus malaisé encore à réprimer en entendant Nicolas Sarkozy évoquer Camus comme un modèle. Mais peut-être peut-on y voir un hommage rendu à la partie de l’œuvre de Camus consacrée à l’absurde.
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1 Paris, Editions de l’Atelier, 1984, p. 120-123.
2 Paris, Editions de l’Atelier, 2007, cédérom.
3 Unsprung der Revolte. Albert Camus und der Anarchismus, Heidelberg, Graswurzelrevolution, 1998.
4 Reproduit in O. Todd, Albert Camus, une vie, Paris, Gallimard, 1996, cahier entre les pages 280 et 281.
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Christian Chevandier
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En lisant les numéros de « la Révolution prolétarienne » des années 1950, j’ai fait une découverte qui m’a surpris moi-même. En décembre 1951, un « cercle Zimmerwald » avait été créé sous l’impulsion de Monatte. Le nom de ce cercle était une allusion aux opposants socialistes et pacifistes de la Première Guerre mondiale qui s’étaient retrouvés lors d’une conférence à Zimmerwald. Contrairement à eux, le cercle, qui craignait une troisième guerre mondiale, cherchait à s’y opposer en propageant l’idée d’une nouvelle internationalisation et en affirmant son indépendance afin d’éviter toute nouvelle léninisation comme cela s’était produit la première fois.
Messali Hadj
Il est intéressant de constater que le fondateur et président du premier cercle de Zimmerwald, en dehors de Paris, était un vieil ami de Camus quand celui-ci vivait en Algérie : il s’agissait de Messali Hadj (Camus et Hadj militèrent ensemble au sein du PCF/PCA dans les années 1935-1937). Le socialiste algérien Hadj, exilé pour des raisons politiques, vivait à Niort avec une liberté de mouvement restreinte. Il avait non seulement entretenu des contacts avec des mouvements libertaires mais était lui-même engagé dans le mouvement syndicaliste. Les syndicalistes du cercle de Zimmerwald voyaient toujours un « camarade » en Messali Hadj. Celui-ci avait envoyé un hommage émouvant à l’assemblée plénière du cercle parisien de Zimmerwald de 1954. Il y promettait de poursuivre son engagement en faveur des travailleurs français « malgré les énormes difficultés qui surgissent parfois et malgré l’incompréhension du peuple français » [38] en faveur du mouvement indépendantiste algérien. Il cherchait le contact avec le mouvement libertaire des travailleurs français afin de nouer une alliance avec les travailleurs immigrés algériens, à l’époque tout de même au nombre de 500 000, dont 150 000 vivaient à Paris et aux alentours et dont la plupart appartenaient au Mouvement national algérien (MNA), son mouvement. Il voulait réduire le risque d’une fracture au sein tant de son organisation que du mouvement syndicaliste français – il s’agissait ici d’une conception de mouvement totalement différente de celle du FLN. Hadj, en désaccord avec un Ferhat Abbas modéré et représentant de la bourgeoisie algérienne, se posait plutôt en rival prolétaire et socialiste du FLN, et indépendant de Nasser au Caire et de l’Union soviétique [39].
Même si le nationalisme algérien de Messali Hadj ne concordait pas avec la pensée de certains camarades du cercle de Zimmerwald et de « la Révolution prolétarienne », en particulier, la critique du nationalisme de Roger Hagnauer [40], le dirigeant du MNA maintint son soutien à l’internationalisme et continua à coopérer avec eux. Rien qu’en France, 4000 Algériens furent tués dans les luttes fratricides entre FLN et MNA. En Algérie même, il y eut des massacres, comme celui de Mélouza, en 1957, dans lequel le FLN extermina 374 sympathisants messalistes [41]. Ce fut en particulier à cette époque que « la Révolution prolétarienne » s’engagea, comme Camus, pour que les autorités coloniales françaises cessent de persécuter Messali Hadj : en octobre 1954 contre l’expulsion de Hadj de France, ensuite contre son arrestation en Algérie [42].
L’avocat de Messali Hadj, Yves Dechezelles, proche de l’entourage de « la Révolution prolétarienne », a, en plus, été très clair lors de sa critique de « l’Algérie hors la loi » de Francis et Colette Jeanson (amis de Sartre), désapprouvant le soutien sans condition de la gauche au FLN. Il importe de rappeler que Francis Jeanson était l’auteur de la critique de « l’Homme révolté » dans « les Temps modernes ». Celle-ci avait conduit à la rupture avec Sartre. C’est avec une grande lucidité que Dechezelles démontre, grâce à de longues citations, que Francis et Colette Jeanson avaient pour seul objectif de discréditer Messali Hadj auquel ils reprochaient contre toute réalité de n’avoir aucune influence, de coopérer avec la police coloniale française et finalement d’être trotskiste. En tenant ces propos diffamants, Jeanson et Sartre suivaient une ligne clairement orthodoxe et stalinienne [43].
La critique de Camus à l’égard du FLN, qui se voulait le seul représentant du mouvement indépendantiste, se perçoit d’autant mieux si l’on prend en compte le combat contre les messalistes. Camus les préférait au FLN, jugé trop autoritaire et centraliste, Messali Hadj entretenant des contacts avec les groupes libertaires en France.
Quand le collaborateur de Camus, Jean de Maisonseul, fut interpellé après l’allocution de Camus en faveur d’une trêve en Algérie, Monatte avait annoncé qu’il pourrait organiser une campagne pour le faire libérer [44].
C’est seulement en tenant compte de ce cadre que la position libertaire de Camus s’offre en alternative à l’Occident capitaliste et à l’Est étatique.
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39 Voir Lou Marin (note 5), pp. 141 et 158.
40 H. Rüdiger, « Französische Diskussion über Zimmerwald » (note 19), p. 147.
41 Voir Lou Marin (note 5), p. 141 et p. 158.
42 Déclaration du cercle Zimmerwald sur la déportation de Messali Hadj, dans « la Révolution prolétarienne », n° 401, 12/1955, p. 287 et « Libérez Messali Hadj ! », dans « la Révolution prolétarienne », n° 404, 3/1956, p. 22.
43 Yves Dechezelles, « À propos d’un livre sur l’Algérie : lettre ouverte à Francis et Colette Jeanson », dans « la Révolution prolétarienne », n° 403, 2/1956, p. 45.
44 Voir Lou Marin (note 5), p. 139.
45 Jürg Altweg, « Die langen Schatten von Vichy », Wien, 1998, p. 193.
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Lou Marin
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La guerre d’Algérie faisait des ravages à la mort de Camus. Elle est
pour beaucoup dans les polémiques qui entourèrent l’écrivain. Bien que
Pied-noir, Camus a été l’un des premiers à dénoncer le colonialisme
français et à soutenir les Algériens musulmans dans leur volonté
d’émancipation culturelle et politique, tout en émettant de très
sérieuses réserves sur le FLN qu’il jugeait trop autoritaire et
centraliste.
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