Mille neuf cent cinquante-deux. Vincent Auriol préside la IVe République. Elle agonise en Indochine pour mourir six ans après en Algérie. Tornade dans le micromonde littéraire parisien : Albert Camus publie L'Homme révolté.
La revue de Sartre, Les Temps modernes, assassine le livre. Flamboyante polémique. Camus s'offre un demi-parricide à l'endroit de Sartre qui, avec Francis Jeanson, excommunie l'auteur de La Peste. Sartre adore les fratricides. A la mort de Camus, dans une étincelante et hypocrite nécrologie, le ludion dialectique expliquera que la « brouille » fut une autre manière de « vivre ensemble ».
Péché véniel : L'Homme révolté liquidait Lautréamont. André Breton défaillit. Péché capital : l'essai de Camus s'en prenait au crypto-communisme des deuxième et... dixième gauches. Il distinguait chez Marx le prophète millénariste et l'analyste génial. Sartre, dénonçant le goulag, voulait cependant encore travailler avec les communistes français. Camus s'y refusait. Les Temps modernes discernaient chez lui un penseur médiocre, à la « suffisance sombre », aux connaissances « de seconde main », charriant une « pseudo-histoire des révolutions ». Certes, il était possible que le capitalisme présentât un visage moins « convulsé » que le stalinisme, mais, péché mortel, à partir de ce constat, Camus faisait « de l'Histoire un absolu ». Pour les sartriens, l'URSS offrait encore l'image du socialisme. A l'index, Camus rejetait le totalitarisme rouge. Il ne pensait pas, comme Sartre alors, que le PCF incarnait le prolétariat.
Souvent, j'ai taquiné Sartre : quel livre de Camus préférait-il ? « La Chute, répondait-il, parce que Camus s'y est mis et caché tout entier. » Sans ce récit, Sartre n'aurait pas écrit Les Mots. Les deux textes, diamants noirs des oeuvres, échappèrent à leurs auteurs. Achevant La Chute, Camus se croyait « fini ». Il le confiera à Robert Gallimard, ébloui. Sartre écrira à Lena Zonina, sa maîtresse russe, qu'il accoucha des Mots pour de l'argent. Requiescat in pace : Zonina rédigeait avec Sartre ses rapports pour le KGB.
Toutes les « Pléiade » ne sont pas des réussites, sauf aux yeux de ceux qui les achètent au mètre pour décorer leur bibliothèque. Les quatre volumes consacrés à Camus sont somptueux jusque dans les textes « épars », bourrés de pépites. La première édition passa à la casse. L'éditeur pressa Roger Quillot, subtil confident de Camus, universitaire et sénateur, qui sépara essais et oeuvres d'imagination. Cela masquait la progression de l'écrivain.
La redoutable et regrettée grande prêtresse de la camusologie, Jacqueline Lévi-Valensi, et le méthodique Suisse Raymond Gay-Crosier, maîtres d'oeuvre de cette superbe et toujours révélatrice édition en quatre volumes, ont opté pour l'ordre chronologique. Alléluia ! Relève, les valeureux grognards sont rejoints par une jeune garde d'esprits peut-être plus libres dans leur admiration sans dévotion. Nombre de collaborateurs chartreux de cette somme mériteraient une mention.
L'Homme révolté et La Chute surplombent ce troisième volume. Longtemps, les oukases régnaient : soyez avec Sartre ou avec Camus. Rompez. Or voici La Chute présentée par un sartrien, Gilles Philippe. Camus, jurait-il, n'était pas son juge-pénitent, Clamence. Philippe situe La Chute dans la lignée du roman-confession, théâtralisé et ironique. Tonalité originale : Philippe suggère que pour Camus les dévoiements du christianisme sont aussi à l'origine d'idéologies modernes et surtout du bolchevisme.
Le quatrième volume inclut Réflexions sur la guillotine. A l'époque, l'électorat n'imaginait pas qu'on se privât de la peine de mort. Le Discours de Suède, prononcé en 1957 à l'occasion de la réception de son prix Nobel, paraît convenu. Camus s'y présente en pied-noir nobélisé. Son angoisse ressort, presciente : le FLN au pouvoir en Algérie aujourd'hui ne serait-il pas un totalitarisme soft ? Les Chroniques algériennes furent négligées. Certaines ne parurent pas en « Folio ». Le Premier Homme, roman posthume inachevé, transcrit par Catherine Camus, rigoureuse et filiale, déploie ici hésitations et recherches stylistiques. Camus aurait voulu qu'il soit son Guerre et paix. Les Carnets livrent le Camus privé et public, vulnérable, pétri de doutes, affectivement et politiquement incorrect. Une question demeure : René Char, ami et attentif père ersatz, renonça à participer à la publication des cahiers intimes. Parce qu'ils furent censurés par Francine Camus, la femme d'Albert ?
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PENSEUR INTUITIF ET SOLIDAIRE
En gros, dix ans de Camus : prodigieuse production d'un homme en exil, miné par la tuberculose. Camus renaît, hors des conformismes de l'âge. D'increvables vulgates en font, face au nihilisme, un fanatique utopiste, dépiauteur de l'absurde, de la révolte, de la liberté et - un comble ! - un « métaphysicien ».
On redécouvre ici, mieux qu'un philosophe englué dans les jargons, un penseur politique solitaire, intuitif et solidaire. Et un journaliste hors du commun, non seulement le reporter débutant qui décrivit « l'esclavage » en Kabylie avant la guerre, mais aussi un puissant éditorialiste à L'Express. Il défendait, de haut, le travaillisme et la social-démocratie, et, au ras du sol, un syndicaliste, condamné pour avoir refusé de serrer la main d'un préfet !
Insistons : avant tout, Camus fut un artiste. Sartre détestait le mot qui puait la postérité - grotesque, détestable. Lui et Camus demeurent surtout comme écrivains, artisans des mots, foreurs du roman et du théâtre. Laissons Sartre condenser Camus, avec une solennité un tantinet camusienne, justement pendant la Querelle de L'Homme révolté : « Vous résumiez en vous les conflits de l'époque et vous les dépassiez par votre ardeur à vivre. Vous étiez une personne (...), le dernier venu des héritiers de Chateaubriand (...). Vous unissiez le sentiment de la grandeur au goût passionné de la beauté, la joie de vivre au sens de la mort. » Juste boomerang et hommage du vaincu de l'Histoire, Sartre, au vainqueur, Camus.
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Olivier Todd26.12.08
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