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A peine le livre sorti, la critique alimente la houle. L'essai est louangé ou stigmatisé. Nulle indifférence. Des amis ou des ennemis, ou des adversaires parmi ses amis. Il se met à dos Breton et les surréalistes, Sartre et les existentialistes. Le Figaro littéraire y lit un grand texte de l'ère contemporaine, Le Monde encense « l'émouvant essai d'histoire et de morale ». « Plus que la prise de conscience d'une époque par un esprit lucide et courageux, on ne tardera pas à y voir une réflexion de l'époque sur elle-même », écrit Maurice Nadeau dans Combat.
Quels sont donc cette réflexion, ce tournant, le ferment du désordre ? Une condamnation des révolutions et des idéologies absolues qui, après avoir tué Dieu et glorifié l'histoire, sous couvert de libérer la communauté des hommes, mènent à l'impasse sanglante de la répression et des violences meurtrières. En pleine guerre froide, à l'ombre de Staline, la portée est d'ampleur. Le sujet électrise la gauche, rompt des amitiés.
Pour sceller cette condamnation, Albert Camus ouvre une longue marche à travers l'histoire de la révolte. Son originalité ? De ne pas séparer la révolte métaphysique de l'homme contre sa condition ( « Je me révolte donc nous sommes ») du chapelet de révoltes historiques que comptent les siècles, notamment les XIXe et XXe, où échouera « la démesure du temps ». Pour armer son propos, l'auteur convoque les figures de Caïn, Sade, Saint-Just, Lautréamont, Rimbaud, Bakounine, Nietzsche et les terroristes russes de la Volonté du peuple.
Chemin faisant, c'est moins les causes de la révolte qu'il autopsie que sa métamorphose odieuse d'un mouvement de libération en force d'oppression. Il revisite 1789 et son cortège d'échafauds. Et 1905, avant 1917, quand le nihilisme de jeunes irréductibles s'achève en terrorisme. « Jusqu'à eux, les hommes mourraient au nom de ce qu'ils savaient ou de ce qu'ils croyaient savoir. A partir d'eux, on prit l'habitude, plus difficile, de se sacrifier pour quelque chose dont on ne savait rien, sinon qu'il fallait mourir pour qu'elle soit. »
Pour Camus, un recul lucide impose de considérer que c'est une cause essentiellement humaine, profonde, qui a engendré pareilles catastrophes. Une infection qui gangrenait la conscience occidentale. Et qu'il identifie. Le coupable, c'est le nihilisme - bien au-delà de l'histoire sociale, politique ou économique - présent depuis quelques décennies chez les poètes, les philosophes et les idéologues. Cette force noire nourrit la volonté de toute-puissance des totalitarismes et parfume les procès abstraits. Cela s'appelle, d'une part, le fascisme, qui instaure sur l'autel de l'irrationalité le règne d'une poignée d'individus et l'asservissement de tous les autres - mais en 1951, c'est déjà presque de l'histoire ancienne. Cela s'appelle aussi le marxisme, qui, au nom de la raison, pour libérer l'homme de l'avenir, l'asservit au présent.
« C'EST UN HOMME QUI DIT NON »
Camus l'anticommuniste de gauche propose alors, non sans lyrisme, une « troisième voie », qu'il souhaite éclairée, celle de la mesure - « ni victimes ni bourreaux » -, qui réhabilite la révolte expurgée du nihilisme : « Qu'est-ce qu'un homme révolté ? C'est un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. »
Si les circonstances politiques ont changé - chute du Mur oblige -, il n'est pas certain que les réflexions qu'avait suscitées L'Homme révolté soient pour autant dépassées. Saisie par le terrorisme du 11-Septembre, la question de l'usage de la violence est toujours d'actualité. Il y a plus d'un demi-siècle, Camus ciblait la violence révolutionnaire, quand Sartre voulait, lui, d'abord régler son compte à celle qu'imposent structurellement des systèmes sociaux fondés sur l'inégalité (soutenez la révolution et vous étiez catalogué adversaire de la Liberté, défendez la Liberté et vous étiez considéré comme rejetant le seul projet contestant le capitalisme). Aujourd'hui résonneraient d'un côté la violence suicidaire d'Al-Qaida, de l'autre la domination de l'Oncle Sam conquérant...
Avec Ronald Aronson, spécialiste américain de Sartre (université de Detroit), on peut relever combien une bonne partie des premières réflexions sur la guerre en Irak « étaient fondées sur des modèles datant de la guerre froide, et que parfois cela ramenait les gens à Camus ou à Sartre » ( Cités, janvier 2005). Mais au-delà de la récupération opportune, on pourrait aussi croire que L'Homme révolté, pour avoir baigné dans cette époque révolue des promesses de lendemains qui chantent, a jauni, qu'il est devenu inutile. Avec Denis Charbit (université de Tel-Aviv, in L'Homme révolté, cinquante ans après, Minard, 2001), on estimera pourtant qu'il n'en est rien : « Il restera pour les révoltés d'aujourd'hui et de demain ce que Camus avait voulu qu'il soit : des raisons de croire à la dignité de leur élan solidaire. » Celles-ci doivent s'adosser à un nécessaire devoir de mémoire. Et écarter peut-être aussi désormais tout espoir dans l'action. La révolte - comme l'esprit de résistance - vivrait maintenant à l'unisson du monde contemporain. Sans chérir l'avenir, incertain, mais dans l'instant présent.
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Jean-Michel Dumay
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Camus, ou le style contre l'idéologie
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« Le plus grand style en art est l'expression de la plus haute révolte » (1), écrivait Albert Camus dans L'Homme révolté. Le poète est, tel René Char qu'il admira, un résistant : celui qui, dans la fulgurance du style, refuse de s'abandonner aux « évidences » du langage commun, au monde manichéen de l'idéologie, et finalement refuse la résignation devant les clivages politiques binaires, en plaidant, entre ombre et lumière, pour une politique de la nuance.
Héritier en cela de Nietzsche, et aux antipodes de la pensée du Système qui culminera avec Hegel et phagocytera l'histoire, Camus placera sa littérature de combat au service d'une vérité difficile, faisant place à la vie, à ses contradictions mouvantes, contre tous les fanatismes philosophiques autorisant délires, dénis et crimes. Difficile « pensée de midi », à l'heure où il était minuit dans le siècle, pour qui affirmait « Il me manque d'abord cette assurance qui permet de tout trancher », à rebours des juges parlant au nom d'une Humanité confisquée par leurs dogmes.
Aussi Camus sera-t-il attaqué par les tenants de l'idéologie : « Idéaliste bourgeois » pour l'inénarrable Francis Jeanson, dans les Temps Modernes, parce qu'il ose conjuguer la formule d'un socialisme démocratique dans L'Homme révolté qui vient de paraître (1951), contre la ligne dominante des staliniens. A quoi répond d'avance la formule cinglante du poète René Char : « Camus est la probité visible même ». Ou celle encore d'Hannah Arendt : « Camus, seul homme digne en France », dans l'une de ses notes.
Au rebours des idéologues, en philosophe revenu des jugements péremptoires et meurtriers, Camus ne cherche jamais à entraîner l'adhésion de son lecteur à quelque thèse que ce soit, mais au contraire à déconstruire les différentes stratégies de pouvoir inhérentes aux idéologies, autant dans l'Etranger que dans La chute. Cette mise en abyme de la question du jugement traverse toute son oeuvre : ainsi amène-t-il le lecteur à se déprendre de ses propres certitudes, et à exercer, sur le fil aiguisé du doute, son propre jugement, sans jamais qu'une pensée du Système vienne hypnotiser l'inquiétude de la pensée. L'absurde en ce sens tient en cela le rôle d'une épokhè permanente (2), arrachant la pensée à sa torpeur native, à la naturalité de la doxa, et l'ouvrant au souci du monde. Philosophie de l'éveil.
Ce qui aura en ce sens séparé Sartre et Camus, c'est au fond la question de savoir s'il fallait ou pas dire la vérité sur les camps soviétiques : de Barrès qui mentit au procès de Rennes, où l'on jugeait Dreyfus, pour ne pas désespérer l'armée française, à Sartre ou Aragon qui mentirent sur l'URSS pour « ne pas désespérer Billancourt », il existe une fraternité secrète, désespérante, qui est celle du mensonge politique. Camus prit le parti du monde, dans sa pluralité complexe, contre l'Histoire ou le Peuple divinisés et ses mensonge - que ce soit sur l'Algérie ou l'Europe qu'il appelait de ses voeux - et finalement le parti de l'homme, de la révolte contre les fanatismes de tous bords, et les Absolus qui les justifient.
On comprend que, dans ces conditions, peu d'auteurs aient été comme lui vilipendés, puis à demi oubliés. Il n'était pas ce des doctrinaires et donneurs de leçons qui sévissent dans le monde des demis lettrés, des mondains et des politiques, et plus encore aujourd'hui, sous une autre forme, plus vulgaire, dans celui des médias. Il ne fut pas l'auteur d'un catéchisme démiurgique à usage des simples et des enragés. Sachant ses propres limites, dans un monde absurde, et ne renonçant pour autant pas au combat, il ne se sentait pas obligé de donner un avis sur tout, en Pécuchet philosophant. De tels hommes sont rares. Presque introuvables aujourd'hui. On ne saurait donc conseiller meilleur professeur aux jeunes générations que celui qui écrivait, dans L'homme révolté : « j'ai voulu dire la vérité sans cesser d'être
généreux ». Du désespoir de l'absurde à la révolte, et finalement à l'amour du monde, « entre misère et soleil », Camus a tracé une route sans égale, d'une exemplaire dignité, maintenant « cette confrontation désespérée entre l'interrogation humaine et le silence du monde » (3). Cette grandeur offensa le petit monde parisien, et explique la haine de nombre de ses plumitifs. Ajoutez à cela que cet homme savait admirer, et faire confiance. Il n'en faut pas plus pour s'attirer la haine des médiocres.
Les Princes qui nous gouvernent, s'ils ne considèrent pas seulement « leurs sujets comme des instruments de leurs desseins » (4), et songent sincèrement à donner aux élèves le goût de quelque exemplaire grandeur, devraient proposer de lire, en début d'année, la lettre qu'adressait Albert Camus à son vieux professeur, Monsieur Germain, peu après avoir reçu le prix Nobel. Tout y est dit, de la mission sacrée de l'Ecole, et il n'est point besoin d'y mêler je ne sais quelle insulte à la liberté des professeurs, comme à la Résistance
Suprême infirmité aux yeux des imbéciles, Camus doutait de tout, et de lui-même ; « j'ai connu ce qu'il y a de pire, qui est le jugement des hommes », écrivait-il dans La chute (6). Il ne pouvait être un de ces bâtisseurs de systèmes qui ruinent le monde. On chercherait en lui en vain un système, une idéologie ; il avait mieux : l'élégance d'un style. De l'absurde à la révolte puis à la sérénité, il n'y a pas une évolution, de certitudes en certitudes, mais une tension interne, constante, faite de pudeur et d'attention au monde, où « la lutte vers les sommets suffit à remplir un coeur d'homme ». Cette simplicité est chose la plus difficile au monde ; elle éclabousse de grandeur et invite aux combats.
Il y eut Marx, et le marxisme ; Sartre, et l'existentialisme ; Smith, et le libéralisme. Il y eut Camus, et point « d'absurdisme ». Mais juste un homme, nous disant que, si le monde est absurde, cela n'est une raison ni de se suicider, ni de se jeter dans un délire philosophique, mais au contraire d'affirmer la dignité de l'homme, que rien au fond ne justifie, et de combattre avec discernement autant qu'avec détermination les idéologies qui toujours la nient. A hauteur d'homme.
Cher monsieur Germain,
J'ai laissé s'éteindre un peu le bruit qui m'a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler de tout mon coeur. On vient me faire un bien trop grand honneur, que je n'ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j'en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j'étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de ce genre d'honneur. Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le coeur généreux que vos y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l'âge, n'a pas cessé d'être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse de toutes mes forces.
Albert Camus, 19 nov 1957
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1 Albert CAMUS, L'homme révolté, Paris, 1951, Gallimard, folio-essais, p. 338.
2 Le geste de l'épokhè est celui d'une suspension du jugement, l'équivalent husserlien du doute méthodique cartésien, à ceci près entre autres choses qu'il a un caractère permanent, et ne se limite pas à la fondation d'un premier principe. Il ouvre ainsi à une attitude non naturelle, et à l'exercice permanent du jugement, redécouvrant par là la prodigalité du monde des phénomènes. En ce sens, et par son esprit de finesse, non systématique, Camus est paradoxalement bien plus l'héritier de l'esprit de la phénoménologie qu'un Sartre, qui s'en réclame expressément, alors même qu'il cherche à fonder une nouvelle métaphysique, et apparaît ainsi comme un philosophe d'un autre âge : cf. par exemple la belle mise au point d'Alain RENAUT, in Sartre, le dernier philosophe, Paris, Grasset, « Le collège de Philosophie », 1993.
3 Albert CAMUS, L'homme révolté, op. cit., p. 18.
4 Cf. KANT, Réflexions sur l'éducation, Paris, trad. A Philonenko, 1967, Vrin, pp. 78-79.
5 On sait comment Nicolas Sarkozy avait imposé aux professeurs la lecture de la dernière Lettre de Guy Môquet pour les élèves des lycées lors de la rentrée 2007, après l'avoir demandé par le biais d'un entraîneur futur ministrable aux joueurs du XV de France. Mise sous tutelle médiatique dans les deux cas et rapprochement inédit entre l'univers scolaire et celui du rugby, qui serait ridicule si le fond de l'affaire n'était pas si inquiétant. Le rugby n'est pas la guerre, et les joueurs n'ont pas d'ennemis à abattre, mais des adversaires à respecter. A fortiori s'agissant de l'Ecole. De son côté, les professeurs, à l'intérieur des programmes nationaux, sont responsables des choix pédagogiques qu'ils jugent adaptés à la progression des élèves. On n'a pas à leur imposer quelque catéchisme que ce soit, dans le public comme dans le privé d'ailleurs, fût-ce au nom de ces bons sentiments nationaux dont l'enfer des arrières pensées politiques est pesamment pavé. Que le Prince se mêle de gouverner, il sera à sa place ; les professeurs se chargent pour leur part d'instruire.
6 Albert CAMUS, La chute, Paris, Gallimard, 1956, folio-essais, p. 116-117.
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Directeur de rédaction de Cause commune
31/12/2008
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