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Les événements du 11 décembre 1960 ont constitué, de façon décisive, le véritable tournant de la fin de la guerre d'Algérie. Entre l'offensive militaire française et les prétentions hégémoniques des politiques français, il ne restait pas assez d'espace pour une expression algérienne libre. En effet, la politique algérienne, depuis le retour du général De Gaulle au pouvoir, a été menée sans concession à l'égard des Algériens. Bien qu'il ait tenu tête aux lobbies coloniaux, le général a su défendre les intérêts de la France jusqu'à l'ultime round des négociations avec le GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne). Pour mieux comprendre cette période, il faut revenir sur les différentes phases de la politique algérienne du général. Il y avait d'emblée l'offre de la paix des braves, quelques mois après son installation à l'Elysée. Cette offre ne préconisait ni plus ni moins qu'une reddition pure et simple des combattants de l'ALN (Armée de Libération Nationale). Ensuite, le plan Challe, lancé en septembre 1959, avait pour but l'étouffement des maquis. Jusqu'au mois de juin 1960, période correspondant à son discours sur l'autodétermination, le général a oeuvré pour le rétablissement de la paix en Algérie mais en voulant imposer sa seule vision. D'ailleurs, le général a toujours exigé le préalable du cessez-le-feu avant qu'une quelconque discussion soit ébauchée. Bien que ces déclarations aient été de nature à réjouir le peuple algérien, lorsqu'il parlait par exemple du futur destin de l'Algérie, le GPRA a su maintenir en permanence une pression afin que l'indépendance soit totale, et ce dans tous les domaines. Toutefois, face à l'intransigeance du gouvernement provisoire sur le recouvrement de la souveraineté nationale, De Gaulle a essayé de créer une troisième force, favorable aux intérêts de la France en Algérie. Dans son discours du 2 décembre 1960, De Gaulle a parlé de l'Algérie algérienne, mais en voulant la confier à ses alliés algériens depuis le début du conflit. Le FAD (Front de l'Algérie Démocratique), animé par le Cadi Belhadj Lamine, a été ainsi créé pour une éventuelle négociation sur l'avenir de l'Algérie.
Cependant, toute cette stratégie a été concoctée dans les bureaux parisiens. En Algérie, les deux communautés partageant le même territoire avaient des visions diamétralement opposées. D'un côté, le peuple pied-noir voulait exister par la seule force des armes et souhaitait maintenir le peuple algérien dans une situation d'asservissement. De l'autre, le peuple algérien aspirait à vivre dignement, sans carcan et surtout sans tutorat.
Le bras de fer opposant le lobby pied-noir à De Gaulle
Depuis le rappel, le 22 novembre 1960, du gouverneur général Delouvrier, la politique algérienne se décidait uniquement à l'Elysée. Le général De Gaulle a choisi son homme de confiance, Louis Joxe, pour diriger cette mission. La nouvelle fonction de délégué général a été confiée à un préfet, Jean Morin, de la haute Garonne (Toulouse). Le choix de ce dernier était significatif. Ce commis de l'Etat n'était là que pour appliquer la politique du général, sans dévier d'un iota les orientations présidentielles. Les deux représentants de De Gaulle avaient pour première mission la préparation de la visite du général prévue du 9 au 12 décembre 1960. Par ailleurs, dès l'annonce de cette information, le lobby colonial s'est mobilisé en vue d'empêcher, ou du moins perturber, la visite présidentielle. Ils se sont regroupés au sein du FAF (Front de l'Algérie Française). Selon Yves Courrière, les tracts du front ont été imprimés sur les ronéos du gouvernement général. Le Front de l'Algérie Française s'est adressé au peuple pied-noir en ces termes : « la vie de la capitale doit s'arrêter. Interdiction aux véhicules civils de circuler. Interdiction d'ouvrir les magasins sous peine de les voir saccagés ». Ce 9 décembre dès 9 heures du matin, les rues d'Alger grouillaient de monde. La tactique usitée par les commandos FAF consistait à harceler les CRS et les gendarmes sur plusieurs points distincts. Selon leur calcul macabre, s'ils arrivaient à déborder les services de sécurité, l'ordre serait donné aux paras pour maintenir l'ordre. Et là, cerise sur le gâteau puisque les paras étaient très proches du FAF. Plusieurs militaires faisaient en effet partie du front, tel que Pierre sergent. Leur voeu était de rééditer notamment le coup du 13 mai 1958. Ce jour-là, pour rappel, ultras et paras avaient réuni leurs forces pour renverser la quatrième République.
En revanche, le fait indéniable lors des manifestations des Français d'Algérie, ce 9 décembre 1960, était indubitablement la complicité entre les institutions coloniales et le FAF. L'auteur de « les feux du désespoir » a relaté cette connivence comme suit : « Les violents accrochages - entre manifestants et les mobiles il y a toujours un jet de pierre - ont fait des blessés de part et d'autres mais rien de grave. Et puis, comme par miracle, vers 13 heures les combats cessent. La trêve du déjeuner ! Les manifestants disparaissent, recueillis par la ville complice ». Vers la fin de la journée, un appel similaire à celui de la veille a été lancé. Cette fois-ci, la population a été exhortée de descendre massivement dans les rues de la capitale pour contrer la politique d'abandon du général De Gaulle. Bien que le général ait évité de visiter Alger et Oran, il a prévu quand même de visiter les villes moyennes telles que Cherchell, Blida, Tizi Ouzou, El-Asnam, Akbou, Téléghma, et Batna. Dans son dernier périple algérien, le général De Gaulle a eu un accueil hostile des pieds-noirs et mitigé de la part des Algériens. Aux slogans « Algérie Française » des pieds-noirs, les Algériens ont répondu par des slogans tels que : « Algérie algérienne, Vive Ferhat Abbas, Indépendance, etc. ». En tout cas, en dépit de l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de leurs têtes, les Algériens ont affirmé, pendant ces journées, haut et fort qu'il fallait les intégrer dans l'équation algérienne comme une variable non négligeable.
Les Algériens avaient aussi leur mot à dire
Le peuple autochtone ne pouvait pas et ne voulait pas que l'avenir de son pays soit tranché en dehors de lui. Il savait pertinemment que ses intérêts ne pouvaient être garantis si son avenir se décidait par les lobbies d'Alger ou par l'Elysée. Il faut se rappeler de la conférence d'Evain du 20 mai au 13 juin 1961, pour comprendre les visées hégémoniques du général De Gaulle. Le porte-parole de la délégation du GPRA de l'époque, Réda Malek, a rendu compte à la presse sur les motifs du retrait de la délégation algérienne de la conférence : « Le FLN ne peut accepter un Etat algérien amputé des quatre cinquième de son territoire dominé par certaines enclaves militaires et miné de l'intérieur par la cristallisation d'une partie de la population autour d'intérêts révolus ».
Toutefois, bien que les services spéciaux aient voulu encadrer la manifestation pour qu'un soutien sans réserve soit apporté à De Gaulle, le peuple algérien a saisi cette occasion pour affirmer encore une fois qu'il soutenait indéfectiblement son gouvernement provisoire. D'ailleurs, quand De Gaulle s'adressait à la foule en leur disant : «il vous appartient de prendre des responsabilités algériennes », les manifestants algériens répondaient en choeur : «Vive Ferhat Abbas, Vive De Gaulle, Négociation, Algérie Indépendante, etc. ». Cependant, ce dimanche 11 décembre 1960, dans différents quartiers de la capitale, des milliers d'Algériens ont bravé la mort en sortant massivement manifester pour l'indépendance de l'Algérie. Ils n'ont pas omis de rappeler que la solution, il s'agissait pour eux de l'unique, se trouvait dans la création de la République algérienne conformément à l'appel du 1er Novembre 1954. Dès neuf heures du matin, la nouvelle s'est répandue telle une trainée de poudre. Les quartiers algériens, en opposition aux quartiers pieds-noirs, étaient noirs de monde. Ces quartiers étaient : Belcourt, Bouzareah, la Casbah, Clos Salembier, Maison Carrée, El-Biar, les Eucalyptus.
Cependant, dès que le FAF a appris la nouvelle, les ultras pieds-noirs ont mobilisé les leurs pour contrecarrer ces manifestations. Selon Courrière : « A Belcourt la tension a monté. Des Européens sont maintenant dehors. Beaucoup ont l'arme à la main. » A Bab El-Oued, repaire des ultras pieds-noirs, des manifestants algériens ont brandi les drapeaux vert et blanc à leur risque et péril. Toutefois, les menaces de canarder les manifestants ont été mises à exécution au courant de l'après-midi. Dans plusieurs rues de la capitale, des pieds-noirs ont ouvert le feu, derrière leurs balcons, sur la procession des Algériens. Au siège du gouvernement général, gardé par les paras, les manifestants ont essuyé des coups de feu tirés par les bourreaux de la bataille d'Alger. Ces manifestants venaient notamment de la Casbah. Par ailleurs, se trouvant devant le fait accompli, le chef des armées en Algérie, le général Crépin, a donné l'ordre à 15 heures d'ouvrir le feu sur la foule si besoin s'en faisait sentir. Le bilan de cette furie a été énorme. En effet, les manifestants ont payé un lourd tribut ces jours-là à Alger. Rien que pour la journée du 11 décembre, pas moins de 55 Algériens ont été tués. Sur l'ensemble de la visite du général, 112 Algériens ont péri dans les différentes manifestations.
Finalement, depuis le retour du général De Gaulle aux responsabilités, sa politique a évolué suivant ses calculs propres. De la simple reddition à l'autodétermination en passant par les opérations du plan Challe, la politique française en Algérie a été fluctuante. En revanche, les responsables du FLN avaient un seul objectif : la libération nationale. Cette détermination était également partagée par le peuple algérien. Bien qu'il y ait au sein de cette population d'autres Algériens qui soutenaient sans vergogne le régime, il n'en demeure pas moins que la quasi-totalité du peuple était enclin à la rupture avec ce système colonial. Le silence, face aux mitraillettes, n'était pas synonyme de consentement, mais une façon de se préserver pour le moment opportun.
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par Aït Benali Boubekeur
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