Un témoignage émouvant
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Plusieurs années après sa mort, l’auteur de l’Etranger est à redécouvrir dans le pays qui l’a vu naitre et grandir. Un pays enchanteur qu’on retrouve dans la plus part de ses œuvres. A l’origine, la publication des écrits journalistiques intitulés « Misère de la Kabylie » par le quotidien Alger-Républicain s’étend du 5 au 15 juin 1939.
Albert Camus arrive en Kabylie vers la fin du mois de mai. Il est tout de suite frappé par la misère de la région qu’il visite. Tout au long de son enquête, le journaliste propose une étude économique et sociale fondée sur les réalités du terrain. Presque désespérément, il essaie d’entrevoir un avenir plus favorable pour la Kabylie. Chacun des onze articles est illustré d’une ou plusieurs photographies ,vingt et une au total, mais sans faire la moindre concession à la « beauté » du paysage. « Dans le village d’El Flay, au dessus du centre de Sidi-Aïch, on cite et on montre des familles qui restent, souvent, deux à trois jours sans manger », écrit-il. Les reportages bien réussis de l’auteur de Noces montrent au grand jour le terrible vécu des Kabyles sur tous les plans, socialement, économiquement, culturellement. La misère kabyle et celle de tous les Algériens durant cette période est insupportable. Certains faits rapportés dans ces enquêtes, sont, vraiment, une atteinte à la dignité humaine. « Cet hiver quatre vielles femmes, venus d’un douar éloigné jusqu’à Michelet pour recevoir de l’orge sont mortes dans la neige sur le chemin de retour ».
Pour Albert Camus, la Kabylie est très spécifique, on devine dès les premières lignes de ces reportages que cette région le fascine et l’envoûte démesurément. Même si les officiels de l’époque réduisent les habitants de cette partie d’Algérie à des infrahumains. « Et si l’on songe à ce que l’on sait du peuple kabyle, sa fierté, la vie de ces villages farouchement indépendants, la constitution qu’ils se sont donnés (une des plus démocratiques qu’il soit), leur juridiction enfin n’a jamais prévu de peine de prison, tant l’amour de ce peuple pour la liberté est grand …Ces hommes qui ont vécu dans les lois d’une démocratie plus totale que la notre », fait remarquer Albert Camus. Observateur averti, l’auteur de La Peste comprend l’amour absolu que les Kabyles, comme tous les Amazighs, les Hommes libres, vouent pour la liberté. Incroyable sous d’autres latitudes : la société kabyle ne prévoit même pas de prison pour ceux qui fautent ; elle se contente de les mettre en quarantaine, de les bannir. Mais souvent ce bannissement est plus dur que la prison.
Comme Karl Marx avant lui, Albert Camus saisit l’importance de la démocratie pour la société kabyle, pourtant manquant terriblement de moyens matériels. Après avoir fait son constat, plein de lucidité et d’amertume, Albert Camus propose des solutions adéquates, fustige les autorités et les incite à ce qu’elles prennent en charge cette population délaissée. « Misère de la Kabylie », qui est publié en Algérie par les éditions Zirem, est le témoignage émouvant d’un humaniste hors pair. Ce sont des textes indélébiles, qui témoigneront indéfiniment pour les différentes générations. Dans une lettre adressée au militant socialiste musulman, Aziz Kessous, Albert Camus avoue : « Vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai mal à l’Algérie, en ce moment, comme d’autres ont mal aux poumons ».
Un bel aveu d’un écrivain immense que le Prix Nobel a justement récompensé en 1957.
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Mohand Cherif Zirem
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Ecrits journalistiques d’Albert Camus
.''Misère de la Kabylie'', les inoubliables reportages
"Les
milieux arabes et kabyles suivent avec un intérêt passionné le
développement de l’enquête de notre camarade Albert Camus sur la misère
en Kabylie. Déjà, la simple annonce de cette enquête avait provoqué de
l’émoi dans certains "cercles".
Dans les années 30, les quotidiens d’information algérois écrivaient des articles sur l’Algérie qui ne se fondaient que sur le pittoresque et sur le tourisme. C’était le cas de l’Echo D’Alger et d’autres publications. Pourtant il était difficile d’ignorer les problèmes sociaux, économiques et politiques du pays. En mars 1937, la Dépêche algérienne parlait de "la grande pitié du sud" pour décrire "la misère" de la région qui va de Bordj Bou Arréridj jusqu’à la frontière tunisienne. Mais la "misère" de cette région se limitait, selon ce journal, à la grande chaleur. Seul le climat était rendu responsable de cette misère. En décembre 1938, l’Echo d’Alger publie un article intitulé "Fragments pour un diaporama de la Haute Kabylie". Illustré par les croquis de Charles Brouty, ce reportage de René Janon décrit la beauté du paysage kabyle et s’intéresse surtout aux mœurs de la région.
L’auteur insiste sur quelques spécificités de ce coin du pays : l’importance de l’émigration en France, l’extension de l’usure ou encore l’indigence des équipements sanitaires. Mais René Janon estime que les difficultés de la Kabylie ne viennent pas du colonialisme. Dans l’édition du 14 décembre 1938, il écrit : "Cette race de vrais paysans qu’est la race du Kabyle, individualiste, éperdument attaché à son sol, jaloux du bien de ses voisins, quels qu’ils soient, économe, mais acheteur de terre à n’importe quel prix -fût-elle "inrentable" - pour la seule fierté de posséder une chose à soi, indestructiblement et qui se transmette avec son nom à sa postérité, à travers tous les orages, toutes les invasions, toutes les révolutions, tous les cataclysmes, pourvu qu’ils ne soient pas géologiques". René Janon qui s’était adressé aux organismes officiels de l’administration termine son article par des propos propagandistes insinuant que les Kabyles étaient loyalistes envers la France. En revanche, l’enquête d’Albert Camus sur la Kabylie fait parler d’elle avant même sa parution. Son annonce avait suffi. "Les milieux arabes et kabyles suivent avec un intérêt passionné le développement de l’enquête de notre camarade Albert Camus sur la misère en Kabylie. Déjà, la simple annonce de cette enquête, avait provoqué de l’émoi dans certains "cercles" toujours portés à avoir une atteinte à leur prestige dans chaque manifestation de la vérité", écrit Alger-Républicain sous la plume de Antar.
Du jeudi 8 au samedi 17 juin 1939, la Dépêche algérienne publie, elle aussi, un reportage sur la Kabylie, Kabylie39, effectué par R. Frison-Roche, composé de dix articles illustrés de photographies. Ce travail s’oppose systématiquement à l’enquête d’Albert camus. "Je ne suis pas du même avis que certains ; la France a fait de grandes et belles choses en Kabylie et il faudrait pour nier une telle évidence se boucher volontairement les yeux et s’obstiner à ne voir en tout que le mauvais côté des choses", écrit R. Frison-Roche à l’adresse d’Albert Camus mais sans le citer à aucun moment. La publication de Misère de Kabylie par Alger-Républicain s’étend du 5 au 15 juin 1939. Albert Camus arrive en Kabylie vers la fin du mois de mai. Il est tout de suite frappé par la misère de la région qu’il visite. Alger-Républicain publie, le 27 mai, un extrait de la lettre qu’il reçoit de son envoyé spécial. "Ici la misère est effroyable. Si ce n’était pas ridicule, il faudrait le crier tous les jours dans le journal. Je ne suis pas suspect de sentimentalité. Mais aucun homme de sensibilité moyenne ne peut voir ce que j’ai vu sans être bouleversé", souligne Albert Camus. Tout au long de son enquête, le journaliste propose une étude économique et sociale fondée sur les réalités du terrain. Presque désespérément, il essaie d’entrevoir un avenir plus favorable pour la Kabylie. Chacun des onze articles est illustré d’une ou plusieurs photographies ; vingt et une au total mais sans faire aucunement la moindre concession à la "beauté" du paysage. Dans son livre Actuelles III (Chroniques algériennes, paru en 1958), Albert Camus reprend l’essentiel de son investigation journalistique de 1939. C’est dire qu’il attachait une importance certaine à ces reportages. On peut lire, dans ce livre publié par des éditions algériennes, l’enquête telle qu’elle a paru dans le quotidien Alger-Républicain en 1939. Dans son intégralité.
Albert Camus est l’un des plus grands écrivains de tous les temps. En se servant de l’essai, du récit, des nouvelles, du théâtre ou encore du journalisme , l’auteur de l’Etranger dénonce tant de maux et se situe du côté des plus faibles, des opprimés. C’est un humaniste qui est resté, durant toute sa vie, à l’écoute des voix bafouées par les forts du moment. Depuis sa mort, en 1960, jusqu’à nos jours, beaucoup d’encre a coulé, pour retracer sa vie, expliquer son œuvre. Une œuvre importante qui reste toujours à décrypter. Albert Camus est aussi un grand journaliste ; ses papiers, parus dans plusieurs publications, en témoignent. Au moment où ses collègues se contentent du superflu et se soumettent à l’ordre établi, l’ancien étudiant de la faculté centrale d’Alger ne va pas par trente-six chemins pour aller jusqu’au fond des choses, pour rapporter la réalité telle qu’elle est, même si durant l’époque coloniale, la liberté d’expression avait ses limites.
Les reportages parus dans le quotidien Alger-Républicain sous le titre "Misère de la Kabylie" sont le fruit d’un effort journalistique, qui sauvegarde une partie sensible de l’histoire de l’Algérie coloniale. Un témoignage émouvant et lucide. Ces textes forts et authentiques sont méconnus par un large public en Algérie et ailleurs. C’est, entre autres, pour cette raison que leur publication est envisagée par les éditions Zirem.
Durant l’occupation française, l’Algérien est considéré comme un esclave. Sa vie, ou plutôt, sa survie est réduite à un incommensurable cycle de peines et de souffrances.
Face à cette réalité lugubre, beaucoup d’intellectuels des deux rives de la Méditerranée ne se sont pas opposés à cette féroce injustice. Leur silence est souvent complice, comme l’est tout silence devant les causes justes. Albert Camus n’est pas de ceux qui peuvent savourer leur bonheur personnel devant la misère et la souffrance d’autrui. Il est contre l’abominable bêtise humaine. Le journalisme est pour lui une opportunité pour parler de la morosité et de la misère muette de ces Algériens traités comme des "sous-humains". En 1939, quelques mois après le lancement du quotidien Alger-Républicain durant l’automne 1938, Albert Camus passe des journées et des nuits en Kabylie et constate, lui-même, l’amère réalité. Sur le terrain, il arrive non seulement à montrer les faits, mais à plusieurs reprises, il démontre tantôt par des chiffres tantôt par des témoignages que la vie quotidienne des Kabyles est intolérable.
"Dans le village d’El Flay, au dessus du centre de Sidi-Aïch, on cite et on montre des familles qui restent, souvent, deux à trois jours sans manger", écrit-il. Les reportages bien réussis de l’auteur de Noces montrent au grand jour le terrible vécu des Kabyles sur tous les plans, socialement, économiquement, culturellement. La misère kabyle et celle de tous les Algériens durant cette période est insupportable. Certains faits rapportés dans ces enquêtes, sont, vraiment, une atteinte à la dignité humaine. "Cinq enfants sont morts pour avoir mangé des racines vénéneuses". Ou encore : "Cet hiver quatre vieilles femmes, venus d’un douar éloigné jusqu’à Michelet pour recevoir de l’orge sont mortes dans la neige sur le chemin de retour". Par moment, le journaliste cède la place à l’âme sensible de l’écrivain, naissent alors des passages littéraires exquis. "Ce soir, devant la Zaouia de Koukou, nous étions quelques-uns à errer dans un cimetière de pierres grises, à contempler la nuit qui tombait sur la vallée. A cette heure qui n’était pas le jour, et pas encore la nuit, je ne sentais pas ma différence d’avec ces êtres qui s’étaient réfugiés là pour retrouver un peu d’eux-mêmes. Mais cette différence il me fallait la sentir quelques heures plus tard à l’heure où tout le monde aurait dû manger".
Pour Albert Camus, la Kabylie est très spécifique, on devine dès les premières lignes de ces reportages que cette région le fascine et l’envoûte démesurément. Même si les officiels de l’époque réduisent les habitants de cette partie d’Algérie à des infrahumains.
"Et si l’on songe à ce que l’on sait du peuple kabyle, sa fierté, la vie de ces villages farouchement indépendants, la constitution qu’ils se sont donnés (une des plus démocratiques qu’il soit), leur juridiction enfin n’a jamais prévu de peine de prison tant l’amour de ce peuple pour la liberté est grand …Ces hommes qui ont vécu dans les lois d’une démocratie plus totale que la notre", fait remarquer Albert Camus. Ces propos des années 30 peuvent interpeller la Kabylie d’aujourd’hui et l’Algérie contemporaine. Observateur averti, l’auteur de La Peste comprend l’amour absolu que les Kabyles, comme tous les Amazighs, les Hommes libres, vouent pour la liberté. Incroyable sous d’autres latitudes : la société kabyle ne prévoit même pas de prison pour ceux qui fautent ; elle se contente de les mettre en quarantaine, de les bannir. Mais souvent ce bannissement est plus dur que la prison. Comme Karl Marx avant lui, Albert Camus saisit l’importance de la démocratie pour la société kabyle, pourtant manquant terriblement de moyens matériels.
Après avoir fait son constat, plein de lucidité et d’amertume, Albert Camus propose des solutions adéquates, fustige les autorités et les incite à ce qu’elles prennent en charge cette population délaissée.
"Si la conquête coloniale pouvait jamais trouver une excuse, c’est dans la mesure où elle aide les peuples conquis à garder leur personnalité. Et si nous avons un devoir en ce pays, il est de permettre à l’une des populations les plus fières et les plus humaines en ce monde de rester fidèle à elle-même et à son destin", écrit-t-il.
Misère de la Kabylie est le témoignage émouvant d’un humaniste hors pair. Ce sont des textes indélébiles, qui témoigneront indéfiniment pour les différentes générations.
L’Algérie d’aujourd’hui a plus que jamais besoin de se pencher sur son histoire au moment où de nombreux repères s’effacent. Au moment où les véritables valeurs continuent de disparaître. C’est dans cette optique, que ces reportages d’Albert Camus paraissent incontournables. Relire ces pages de l’histoire algérienne, peut aider à envisager des horizons plus cléments. Après plus de quarante ans d’indépendance, une grande partie du peuple algérien est toujours livrée à des errances interminables. Un pays aussi riche n’offre même pas le minimum pour une grande partie des siens. C’est intolérable.
Ce livre est un saut dans le passé, mais aussi une passerelle entre le présent et l’avenir. Lire et relire Albert Camus est l’un des chemins qui mènent vers une Algérie réelle, cette terre généreuse qui a vu naître de grands esprits à l’instar de l’auteur merveilleux de La Chute. Lire l’auteur de L’Envers et l’endroit, c’est faire un long voyage dans les méandres de la condition humaine et apprendre à espérer malgré les entraves et la douleur. "L’enquête de 1939 sur la Kabylie, les articles de 1945 sur la famine et le dénuement auraient dû ouvrir les yeux. L’avenir était inscrit dans ses drames. D’autres grands écrivains, avant lui, avaient enquêté sur la situation coloniale, avaient dénoncé les abus et les injustices : Gide en Afrique noire, Malraux en Indochine. Mais il existe une énorme différence entre eux et Camus. Celui-ci a été obligé d’affronter les problèmes d’un pays qu’il ne visitait pas en enquêteur, mais qui était sa terre natale. Les déchirements de l’Algérie l’atteignaient dans sa chair", écrit Roger Grenier dans Albert Camus, soleil et ombre ( éditions Gallimard, 1987). Dans une lettre adressée au militant socialiste musulman Aziz Kessous, Albert Camus avoue : "Vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai mal à l’Algérie, en ce moment, comme d’autres ont mal aux poumons". Un bel aveu d’un écrivain immense que le Prix Nobel a justement récompensé.
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par Yasmine Chérifi
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