1913- 1932 |
Une enfance pauvre Albert Camus naît à Mondovi (Algérie) le 7 Novembre 1913. Il est le second enfant de Lucien Camus, ouvrier agricole et de Catherine Sintes, une jeune servante d'origine espagnole qui ne sait pas écrire et qui s'exprime difficilement. Lucien Camus est mobilisé pendant la première guerre mondiale et meurt lors de la Bataille de la Marne. Le jeune Albert ne connaîtra pas son père. Sa mère s'installe alors dans un des quartiers pauvres d'Alger, Belcourt. Grâce à l'aide de l'un de ses instituteurs, M. Germain, Albert Camus obtient une bourse et peut ainsi poursuivre ses études au lycée Bugeaud d'Alger. Il y découvre à la fois les joies du football (il devient le gardien de but du lycée) et de la philosophie, grâce à son professeur Jean Grenier. Il est alors atteint de la tuberculose, une maladie qui plus tard, l'empêchera de passer son agrégation de philosophie. |
1932-1944 | Le militant et le résistant Il obtient son bac en 1932 et commence des études de philosophie. Cette année-là il publie ses premiers articles dans une revue étudiante. Il épouse en 1934, Simone Hié et doit exercer divers petits boulots pour financer ses études et subvenir aux besoins du couple. En 1935, il adhère au parti communiste, parti qu'il quittera en 1937. En 1936, alors qu'il est diplômé d'Etudes Supérieures de philosophie, il fonde le Théâtre du Travail et il écrit avec 3 amis Révolte dans les Asturies, une pièce qui sera interdite. Il joue et adpate de nombreuses pièces : Le temps du mépris d'André Malraux, Les Bas-Fonds de Gorki, Les frères Karamazov de Dostoïevski. En 1938, il devient journaliste à Alger-Républicain où il est notamment chargé de rendre compte des procès politiques algériens. La situation internationale se tend . Alger-Républicain cesse sa parution et Albert Camus part pour Paris où il est engagé à Paris-Soir. C'est le divorce d'avec Simone Hié, et il épouse Francine Faure. En 1942 il milite dans un mouvement de résistance et publie des articles dans Combats qui deviendra un journal à la libération. Cette année-là il publie L'Etranger et le Mythe de Sisyphe chez Gallimard . Ces deux livres enflamment les jeunes lecteurs et valent à Albert Camus d'accéder, dès cette année-là, à la notoriété. En 1944 il fait la rencontre de Jean-Paul Sartre. Ce dernier souhaiterait qu'il mette en scène sa pièce Huis Clos. C'est l'époque où les deux philosophes entretiennent des rapports amicaux : "l'admirable conjonction d'une personne et d'une œuvre" écrit Sartre de Camus. Leurs relations vont pourtant s'envenimer jusqu'au point de non retour. |
1945-1957 | Le témoin engagé En 1945, c'est la création de Caligula, qui révélera Gérard Philippe. Deux ans après, il publie La Peste qui connaît un immense succès. C'est cette année-là qu'il quitte le journal Combat. En 1951, publication de l'Homme Révolté qui vaut à Camus à la fois les foudres des surréalistes et des existentialistes. Des surréalistes tout d'abord : André Breton est furieux des propos de Camus sur Lautréamont et Rimbaud. Les existentialistes se déchaînent quant à eux, en publiant un article très critique dans Les temps Modernes, revue dont le directeur n'est autre que Jean-Paul Sartre. L'année suivante ce sera la rupture définitive entre Camus et Sartre. Albert Camus subit alors avec une grande douleur la situation algérienne. Il prend position, dans l'Express, au travers de plusieurs articles où il montre qu'il vit ce drame comme un "malheur personnel". Il ira même à Alger pour y lancer un appel à la réconciliation. En vain. En 1956, il publie La Chute; une œuvre qui dérange et déroute par son cynisme et son pessimisme. |
1957-1960 | Le Nobel, la mort Albert Camus obtient le prix Nobel en octobre 1957 " pour l'ensemble d'une œuvre qui met en lumière, avec un sérieux pénétrant les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes". Il a alors 44 ans et est le neuvième français à l'obtenir. Il dédie quant à lui son discours à Louis germain, l'instituteur qui en CM2 lui a permis de poursuivre ses études. Il est félicité par ses pairs, notamment Roger Martin du Gard, François Mauriac, William Faulkner. Lui pourtant regrette : il aurait souhaité que cette distinction revienne à André Malraux, son aîné, qu'il considère aussi comme un maître. 3 ans après, le 4 janvier 1960, il se tue dans un accident de voiture. Le destin. Alors qu'il avait prévu de se rendre à Paris par le train, Michel Gallimard lui propose de profiter de sa voiture. Près de Sens, pour une raison indéterminée, le chauffeur perd le contrôle du véhicule. Albert Camus meurt sur le coup. On retrouve dans la voiture le manuscrit inachevé du Premier Homme. Dans l'une de ses poches, il y avait également un billet de chemin de fer. |
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Albert Camus
«Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier.»
L'Etranger
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Le grand-père de Le Clézio
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Il y a toujours du passionnant dans une « Pléiade ». Même à propos de Camus, dont les deux derniers volumes comprennent L'Homme révolté (1956) et le dossier du Nobel (1957). Si les prix Nobel font rarement notre fête, Nobel pour Nobel, celui de Camus est une sorte de lointain ancêtre du Le Clézio. Après Gide (1947) et Mauriac (1952), il arrachait au Times cette remarque que la France avait eu neuf Nobel de littérature et trois depuis la guerre. Dans l'ensemble les hommages étaient sincères et convenus. Et la suite, en l'espèce le Dagens Nyheter, allait au but : « Les idées de Camus ne sont ni très nombreuses ni très intéressantes. Ce qui est pis, c'est qu'en tant qu'écrivain il manque d'intérêt profond, que son imagination est pauvre et sèche, qu'il n'a produit que des œuvres de seconde classe, sauf peut-être L'Etranger. » Le Dagens Nyheter visait la littérature, c'est-à-dire le roman. Camus reconnut, dans la conférence de presse qui suivit la remise du prix, qu'il n'était peut-être pas un romancier. L'an dernier, dans le volume II des œuvres complètes, nous avions découvert Camus critique littéraire. Le voici critique de lui-même. Il fait l'éloge du théâtre « où l'on se sent heureux et innocent ». Mais comme Les Justes n'ont été qu'un demi-succès, ce que nous voyons dans ces textes, ces échos, ce discours prononcé à Stockholm, c'est un écrivain qui fait le point.
Et ça n'est pas mauvais. Camus, quand on l'attaque, est supérieur à Camus qui s'émeut. Le dossier de L'Homme révolté est assez vif pour que l'on comprenne pourquoi Camus appelait la polémique. Cible facile et tentante qui se rebellait et rendait coup pour coup, mais reprenait aussitôt ses distances, aussi solitaire que Sartre et Mauriac étaient mondains. Sartre qui ridiculisa Camus dans Les Temps modernes par Jeanson interposé, puis qui rompit spectaculairement au numéro suivant : « Notre amitié n'était pas facile mais je la regretterai. » Il ne la regretta pas longtemps, puisque Simone de Beauvoir en fit Les Mandarins, roman à clés, deux ans plus tard. Terrifiante vie des écrivains ! Même Camus qui s'était mis à l'abri ne put y échapper.
Mais enfin le Nobel est le « seul prix qui compte, le plus substantiel et le seul qui ait un retentissement mondial ». Camus le porte très bien. La preuve, les communistes sont furieux, qui font de son œuvre « un hymne à la révolte stérile ». Et naturellement les partisans de Malraux qui déplorent le choix du jury. Mais Malraux a été ministre, il le redeviendra, il est gaulliste de surcroît, les Nobel ont écarté Malraux et Saint-John Perse. Ils se rattraperont pour Saint-John Perse, mais pas pour Malraux, définitivement drapé dans la pourpre de la Ve République. Aussi Camus fait-il l'impression d'un écrivain neutre, tout couturé des coups que cela lui valait, d'une sorte de rescapé de nos passions françaises.
Il y a tout cela dans « La Pléiade », qui sert souvent d'hôtel des Invalides à la littérature. Il suffit de chercher. On y voit les drapeaux des batailles passées, la prise du Goncourt par Marcel Proust, le tableau des effectifs de 1830. Que de sang et de larmes ! On est assez loin de Le Clézio, tout de même.
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Stéphane Denis
05/12/2008
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œuvres complètes, d'Albert Camus, Gallimard, « La Pléiade », vol. III et IV en coffret relié cuir, 1 481 p. et 1 000 p., 125 €.
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Albert Camus dans la postérité de la Méditerranée
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Au commencement était la mer. Débordant de ses rives au fil des marées, des
vagues de la mémoire ou de l’histoire.
L’enfant se moque bien de tout ça…
Le jeudi, dès que le temps (et la grand-mère) le permet, il quitte le logement muet
du “quartier pauvre” pour aller à la mer, se “taper” un bain.
Situé sur la rue de Lyon, artère bruyante du quartier populaire de Belcourt, l’appartement
est exigu. Cinq personnes y vivent dans trois pièces : la grand-mère, son fils
cadet, Mme Catherine Camus, Albert et son frère aîné Lucien. Pas d’eau courante, ni
d’électricité, de chauffage ou de radio. La vie s’immobilise dans l’attente du soir.
Cet univers du silence tranche avec l’extérieur, la rue qui grouille en permanence,
où se mêlent les cris des enfants, les appels des hommes, le tohu-bohu des charrettes
et du tramway.
L’enfant remonte la rue de Lyon dont le tumulte s’estompe au fur et à mesure qu’il
se rapproche du jardin d’Essais. Un grand escalier ouvre sur un autre univers de
jungle bien agencée qui dégringole jusqu’à la mer. Vite déshabillé, il se jette à l’eau,
tout entier, rythme sa respiration sur celle des vagues, ses mouvements sur ceux des
rouleaux que le sable aspire de sa large bouche d’écume. Albert nage jusqu’aux
limites de l’épuisement. Et quand il sort de l’eau c’est pour s’abîmer sur la plage.
Corps offert au soleil crissant sous chaque grain de sable. Les yeux fermés, aveuglé
de lumière ocre, et de sel, il attend dans le bourdonnement de cet autre silence
rythmé par le flot, à la manière d’un balancier. Immuable. Inflexible. La mer recommencée
sans cesse. Comme pour échapper à “midi le juste”.
Ici se joue le drame d’un monde démesuré, à hauteur de sable. Sur les dunes de ses
empreintes de pas, des bousiers grimpent poussant une crotte de bique, une boule
de détritus. Peinant. S’arc-boutant. Glissant. Progressant. Retombant à nouveau
sous une lame de sable. Reprenant sans cesse leur ascension. Déterminés, les gros
insectes noirs et cornus s’en reviennent à l’assaut de la butte, jusqu’à la franchir.
Sisyphe enfant brigande gentiment sous Eole, puis s’endort alors que le balancier
de la vague et du temps fait mine de servir Saturne… entre oui et non, dans l’envers
et l’endroit, l’exil et le royaume. Le premier encore éloigné de son Eden, son contrepoids.
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LE SILENCE DE LA MÈRE
Camus rappellera souvent combien son enfance fut déterminante dans sa vie
d’homme, dans son parcours littéraire. Même au plus loin de ses rivages, il n’aura
de cesse de retourner à ce monde du silence. Il y rejoindra le jeune Albert qui parle
peu, échange de rares mots avec sa mère, quasiment illettrée, qui a des difficultés
d’élocution s’ajoutant à une forme de pudeur courante dans ces milieux modestes.
Miroir fantasque, hydre ou promesse, la mer est là, présente à chaque courbe de la
ville enlacée sur ses collines. Elle s’ouvre sur le ciel comme une blessure. Comme
cette oppression qui un jour va bloquer la respiration du jeune gardien de but. Il lui
faudra désormais vivre au plus près de ce souffle mesuré, précieux. Après ce “refroidissement”
que l’on attribue à une chaleur excessive. Il s’agit, en fait, des premières
atteintes de la tuberculose dont Camus souffrira dès l’âge de dix-sept ans et jusqu’au
terme de sa vie. Ce mal qui mesure chaque instant, comme le dernier possible.
En 1932, Camus publie ses premiers articles dans la revue Sud au sein de laquelle
Jean Grenier réunit quelques essais de ses meilleurs étudiants.
Trois ans plus tard, il adhère au parti communiste mais n’y restera que quelques
mois, “blessé par l’inégalité de situation des Européens et des indigènes”. De
grandes divergences entre le Parti communiste français et le Parti populaire algérien
(qui prône une indépendance, à terme, de l’Algérie) l’amènent à démissionner. Ce
sera
sa seule expérience de militant politique dans un parti. Cet échec le
conforte, sans doute, dans son idée de militer par le texte et par
l’action, par le théâtre, dans
un refus des idéologies bien alignées, dans un souci constant de l’autre. Et avec cette
prudence, ce refus d’engagement (définitif) que l’on s’empressera chez les gourous
de l’existentialisme de qualifier de refus, de fuite, voire de lâcheté.
Les vagues se brisent et s’en retournent calmées par le sable sur lequel Sisyphe, tel
un cloporte, pousse sa pierre.
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LE NATIONALISME DU SOLEIL
C’est à la même époque que Camus prend la direction de la “maison de la culture”
d’Alger avec la volonté de concilier, d’harmoniser les civilisations française et
indigène. C’est l’objet de sa conférence donnée le 8 février 1937 (il n’a alors que 24
ans) lors de l’inauguration de cette “maison de la culture”. Il y exprime clairement
ses ambitions. “Servir la cause d’un régionalisme méditerranéen peut sembler, en
effet, restaurer un traditionalisme vain et sans avenir, ou encore exalter la supériorité
d’une culture par rapport à une autre, et par exemple, reprenant le fascisme à
rebours, dresser les peuples latins contre les peuples nordiques. Il y a là un malentendu
perpétuel. […] Toute l’erreur vient de ce qu’on confond Méditerranée et
Latinité et qu’on place à Rome ce qui commença dans Athènes. Pour nous la chose
est évidente, il ne peut s’agir que d’une sorte de nationalisme du soleil.” Et il poursuit
dans le même élan d’exaltation : “Une tradition est un passé qui contrefait le
présent. La Méditerranée qui nous entoure est au contraire un pays vivant, plein de
jeux et de sourires.” Le jeune Camus se laisse un peu emporter, au point d’oublier
le drame méditerranéen sur lequel se stratifie l’histoire. Mais, dans la suite de sa
conférence, il exprime une sorte de prémonition qui prend des allures de conjuration
du futur… “le nationalisme s’est jugé par ses actes. Les nationalismes apparaissent
toujours dans l’histoire comme des signes de décadence. Quand le vaste
édifice de l’Empire romain s’écroule, quand son unité spirituelle, dont tant de régions
différentes tiraient leur raison de vivre, se disloque, alors seulement à l’heure de la
décadence, apparaissent les nationalités. Depuis, l’Occident n’a plus retrouvé son
unité” (Pléiade II, p. 1321, 1322). L’évidence se projette dans l’avenir. Mais de ce côté
de la Méditerranée, l’avenir ne se conjugue pas dans la mémoire de Rome ou
d’Athènes. Il énonce déjà une foi mythique dans ces “évangiles de pierre, de ciel et
d’eau” (Pléiade II, p. 85) qui glorifient l’histoire dans la magnifique Tipasa où Camus
estime que voir équivaut à croire. L’hédonisme et la passion du bel âge à venir sont
toujours insuffisants. C’était, à l’instar de bien d’autres Algériens, le sentiment de
Kateb Yacine. Alors que je lui demandais son sentiment sur Camus, il m’arrivait par
une lettre lapidaire à l’écriture brisée : “Certaines pages sont très belles mais les
Algériens sont absents, pour ne pas dire escamotés, comme dans L’Etranger […] Il
suffit
de le comparer à Faulkner : Faulkner parle l’argot des Noirs dans le
Sud des Etats-Unis. Certains de ses personnages comme «Christmas» dans
Lumière d’août
dominent toute son oeuvre, même s’il a des accents racistes que Camus dissimule.
C’est toute la différence entre l’écrivain et le moraliste […]” Le jugement est excessif,
notamment en ce qui concerne les deux dernières assertions de Kateb Yacine,
néanmoins, Camus ne paraît pas avoir entièrement échappé à cette culture
ambiante dans laquelle la civilisation laïque porte cravate et complet-veston.
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NAVIGATEUR SOLIDAIRE
Camus le fraternel connaît cette dérive, il en apporte souvent la preuve contraire, en
défendant les “indigènes”. Beaucoup plus en tant que journaliste qu’en tant qu’écrivain.
Quand il lance, au cours de cette même conférence de février 1937 : “Il y a
une mer Méditerranée, un bassin qui relie une dizaine de pays. Les hommes qui
hurlent dans les cafés chantants d’Espagne, ceux qui errent sur le port de Gênes, sur
les quais de Marseille, la race curieuse et forte qui vit sur nos côtes, sont sortis de la
même famille”, on s’étonne que l’Algérien soit encore absent. Pourtant, juste derrière
la rue de Lyon – où Camus vécut les prémices de la mer – s’étend à flanc de
colline le plus grand bidonville d’Alger. Les gens qui s’y accrochent sont débraillés
mais assez étrangers à “cette vie forte et colorée que nous connaissons tous […]”
(Pléiade II, p. 1322).
A la fois solitaire et solidaire, le journaliste Camus défend ces frères humains que
la colonisation ignore dans son obsession d’un progrès très occidental. Et quand il
se prend à penser que le peuple d’Alger vit hors des religions, des idoles et dans une
foule sécurisante, avant de mourir solitaire, c’est une tautologie qui occulte certaines
réalités sociologiques puis politiques dont Camus sera un jour la première
victime, inévitablement condamné à choisir sa mère avant la justice.
La guerre d’indépendance (1954-1962), que la France qualifiera jusqu’au bout de
“rébellion”, marque la fracture. Même s’il n’en connaîtra pas l’issue, Albert Camus
sera une sorte de navigateur à la fois solitaire et solidaire comme Jonas. C’est la rupture
avec Tipasa, lieu magique qui est resté associé à l’homme et à son oeuvre. Ce
site archéologique exceptionnel, situé sur le littoral, à soixante-dix kilomètres à l’est
d’Alger, est un ancien comptoir phénicien devenu colonie latine au Ier siècle de notre
ère avant d’être conquise par les Romains au IIe siècle.
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LA GRÈCE DE KABYLIE ?
Subjugué par la beauté de ce lieu, où s’unissent et se confondent nature, histoire et
mythes, Camus privilégie trois éléments vitaux et indissociables à ses yeux.
“Habitée par les dieux”, la cité n’en est pas moins une négation de cet islam dont
Camus, comme tant d’autres de ses contemporains libéraux, ne mesurera ni la prégnance,
ni le rayonnement. Dès lors, avec force beauté et sensualité, il s’installe
dans un exil intérieur.
Quand il “tente d’accorder sa respiration aux soupirs tumultueux du monde”, c’est
dans la conscience de sa durée et sa volonté de vivre sa “mort consciente”, pour
reprendre le titre de la deuxième partie de La Mort heureuse. Néanmoins, les ruines
de Tipasa – si majestueuses soient-elles sous leurs fleurs et leurs parfums – ne sont
plus
que pierres muettes. Et il semble bien que le jeune homme en quête
d’absolu et qui s’appuie sur le passé perde de vue l’histoire pour en
reconstituer une autre sur
fond de mythes qui, nonobstant son souhait, sont proches de la fable.
Dans un tout autre domaine, quand Albert Camus réalise en 1939 sa grande et
brillante enquête sur “La misère en Kabylie”, son premier article est sous-titré : “La
Grèce en haillons”. C’est là une bien singulière assimilation même si on veut y voir
un souci de souligner la noblesse et la fierté de ce peuple jusque dans sa déréliction.
C’est peut-être également une volonté de réfuter une thèse qui eut longtemps cours
en ces régions, selon laquelle les Kabyles auraient été de lointains descendants des
Romains. De quoi favoriser le prosélytisme des missions de l’Eglise et de la civilisation
curieusement conjuguées en opposition à l’islam et aux Arabes. La thèse avait
les faveurs des autorités et de certains littérateurs comme Louis Bertrand. Les références
à la Grèce comme à Rome demeuraient de singulières erreurs. Il avait fallu
la guerre, les blessures de l’histoire, pour que ce Méditerranéen prenne la pleine
mesure de cette terre dont les soubresauts étaient bien moins poétiques que ceux
qu’il prêtait au Chenoua, cette butte ronde regardant Tipasa, depuis l’autre rive
d’une baie beaucoup plus large qu’il n’y paraissait.
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LES RIVES DE L’EXIL
Italie, Grèce, Provence… La Méditerranée des rivages, celle des plaines ondulées,
des cyprès assaillis de glycine, des ciels aveuglés, lui était familière. Mais il y avait
toujours ce retour vers la terre première, la ville magique avec son “long collier de
boulevards sur la mer” et ses hauteurs lumineuses et parfumées, Alger l’orgueilleuse
sous son voile blanc qui “s’ouvre dans le ciel comme une bouche ou une
blessure”. Ce pays à la fois pudique et exalté, secret et démesuré était à lui seul la
quintessence de cette Méditerranée éternelle.
Mais le voilà qui se fige, marque le pas. L’Algérie “fleur de sang au flanc de la
France”, comme l’écrit Morvan-Lebesque, ressemble de plus en plus à un navire qui
veut se détacher de son beau port d’attache. L’histoire impose son évidence. Celle qui
s’est construite dans la passivité et l’ignorance des civilisateurs.
“Une nouvelle culture méditerranéenne conciliable avec notre idéal social est-elle
réalisable ?” s’interrogeait Camus lors de sa conférence de 1937. Et le voilà vingt ans
plus tard, revenant à Tipasa. La ville antique est ceinturée de barbelés, comme si l’on
devait protéger les pierres – jusque-là muettes – de la guerre. Rude choc dans une
rencontre de la vieille civilisation hellénique privée de ses mythes. “[…] je n’étais pas
allé en Grèce, comme je le devais. La guerre en revanche était venue jusqu’à nous,
puis elle avait recouvert la Grèce elle-même. Cette distance, ces années qui séparaient
les ruines chaudes des barbelés, je les retrouvais également en moi, ce jourlà,
devant les sarcophages pleins d’eau noire, ou sous les tamaris détrempés. Elevé
d’abord dans le spectacle de la beauté qui était ma seule richesse, j’avais commencé
par la plénitude. Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire les tyrannies, la guerre,
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LA PENSÉE DE MIDI
C’est avec René Char qu’il a découvert réellement la Provence. Celle qui s’abrite des
grands froids de l’Alpe et qui, les vents passés, rend au ciel un bleu vif comme un
silence sur ses plages d’errance. Dans les années cinquante, Camus voulait acheter
une maison proche de L’Isle-sur-la-Sorgue où habitait le géant fraternel dont les
mots et la présence faisaient passerelle avec une autre rive. Dans un premier temps,
il avait renoncé à ce projet, faute de moyens. Le prix Nobel lui permit d’acheter la
belle et grande maison de Lourmarin, un petit village tapi contre le versant sud du
Lubéron.
Depuis son balcon, il découvre l’échine de cette montagne domptée par le vent et sa
lumière. Il regarde ces bosses vertes et grises piquées de cyprès et d’oliviers qui lui
rappellent la grande plaine de la Mitidja, promesse de la mer toute proche. Ces paysages
peuvent sembler plus proches de ceux évoqués par Giono ou Bosco que ceux
chantés dans Noces. En fait, ils en sont un peu le souvenir et le complément des
rivages d’enfance. L’autre rive de cette pensée de Midi qui se construit toujours dans
le contrepoids de l’histoire en mouvement. Cette histoire dont il est si difficile d’être
le témoin, prétentieux d’en vouloir être l’acteur, et désespérément dérisoire d’en prétendre
désigner le futur. Il ne veut, ne peut choisir face à l’oracle du grand soir.
Alger, Palma, Naples ou Lourmarin. C’est encore le “premier soir après tant
d’années. La première étoile au-dessus du Lubéron, l’énorme silence, les cyprès dont
l’extrémité frissonne au fond de ma fatigue. Pays solennel et austère malgré sa
beauté bouleversante.” Le voilà dans cette nouvelle autre Méditerranée, dans cette
“arrière-histoire” dont parle Char. Le temps a passé. La mer a uni, désuni, raccordé,
déchiré, ses rives ouvertes comme les lèvres d’une plaie douce au soleil et au sel. En
cette terre, sous une pierre rapportée de Tipasa, repose Camus, et chaque jour
“tombés de la cime du ciel, des flots de soleil rebondissent brutalement sur la campagne
autour de nous. Tout se tait dans le fracas et le Lubéron, là-bas, n’est qu’un
énorme bloc de silence que j’écoute sans répit.” Lourd comme celui des rivages, des
flots et des pierres ivres. En haute terre de cette patrie Méditerranée.
Ces paysages du Lubéron sont un peu le souvenir et le complément des rivages
d’enfance. L’autre rive de cette pensée de Midi qui se construit toujours dans
le contrepoids de l’histoire en mouvement. Cette histoire dont il est si difficile d’être
le témoin, prétentieux d’en vouloir être l’acteur, et désespérément dérisoire
d’en prétendre désigner le futur.
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José Lenzini, Lourmarin
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Camus dans les ruines à Tipaza
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