«Tant attendu, le jour J du téléphérique Belcourt-Salembier est enfin arrivé.
C'était samedi matin (1).
.
Une petite pluie fine qui vous transperçait jusqu'aux os, cabines aux vitres embuées, drapeaux de l'inauguration qui claquaient sous les rafales de vent, personnalités «imperméabilisées», curieux gosses rangés sous les rampes de lancement, parapluies ouverts des parents prudents et enfin assaut des grilles de l'entrée parce que c'était gratuit pour deux jours.
Dans la nacelle officielle, ont pris place M. Jacques Chevallier, maire d'Alger, et de nombreux conseillers municipaux, puis MM. De Lavergne, directeur des T.A., Laparre, ingénieur en chef adjoint à la direction, Ebrard, ingénieur de l'exploitation, Godard, inspecteur, Ould Aoudia, Bortolotti, Richier, délégués à l'Assemblée algérienne, Me Rime, premier adjoint au maire, le Père Beaud, curé de La Redoute... et en route.
10 h 35 ! On quitte le ciel de Diar El-Mahçoul. La cabine glisse sans difficulté. «Bon graissage», remarque un inquiet. «Confortable», dit un architecte. «Vitesse constante parfaite», note un ingénieur... A mi-chemin, nous croisons la cabine qui monte. On se salue l'espace d'un éclair... de magnésium !
En bas, c'est la foule, la ville, les toits de la rue Chopin, du bd Amiral Guépratte, les longs cous des usines, les champs de guimauve, les figuiers, les cactus. Mille cris montent jusqu'à nous. Et nous atterrissons enfin après 70 secondes de vol. Le soupir est général. «Déjà, quel dommage ! Une réalisation dont on peut être fier, car, après tout, les T.A. (2), c'est un peu nous tous».
C'est en ces termes que J.H.P., l'auteur de l'article, rapportait l'événement dans Revue Printemps-Alger 1958.
Dans la dénomination de ce premier téléphérique d'Afrique du Nord, il est fait allusion au sanctuaire de Sidi M'hamed, dont le cimetière est situé à Belcourt, ou à celui de Sidi Messaoud en amont de la falaise. Ce nouveau moyen de transport reliera donc, sur un parcours aérien de 200 mètres, ce site à Diar El-Mahçoul, haut perché sur une dénivelée de 106 mètres. A partir de cette station, la vue sur la baie d'Alger est imprenable. Une des plus belles au monde, elle constitue un arc presque régulier, enserré entre le Cap Matifou à droite et l'Amirauté à gauche. On devine de proche en proche Fort-de-l'Eau, Lavigerie. Maison-Carrée est reconnaissable à Oued El-Harrach qui dévale des monts de Chréa. Indemne jusqu'à Sidi Arcine, il deviendra un pestilentiel égout à ciel ouvert, réceptacle des rejets de fabriques d'engrais et autres produits chimiques. La moutonnière, qui tiendrait son nom des cheptels ovins qui s'engouffraient dans le port pour être exportés, longe le rivage. La voie ferrée, dont les rails scintillent au soleil, pénètre jusqu'au coeur de la ville. Au niveau des Sablettes, c'est déjà le port et l'usine à gaz combustible, appelé gaz de ville. Le Hamma, incrusté entre le Bois des Arcades et la rue Sadi Carnot, offre à la vue le Stade Municipal (20 Août) et le non moins célèbre paradis terrestre du Jardin d'essai.
De ce jardin d'acclimatation, nous retiendrons ce qui en était dit dans un écrit de l'époque. « A quelques kilomètres à l'est d'Alger, après le Hamma au Nord et descendant jusqu'au battant des lames (la Méditerranée) au Sud, s'étend le Jardin d'Essai sur une superficie de 80 hectares. Il fut créé dès 1832 dans un but scientifique et expérimental par A. Hardy sur une zone conquise sur les marécages, concédé à la Compagnie Algérienne et repris en 1914 par l'Etat. Il y a organisé une école d'horticulture et une école ménagère agricole. Ce jardin d'acclimatation vit l'introduction de végétaux et d'arbres exotiques... Cet envoûtement a inspiré bien des poètes, des peintres et même un grand musicien, le compositeur Camille Saint-Saëns. Le Jardin d'Essai est l'une des perles d'Alger. (2)
En laissant gambader le regard avide, le Mauritania et l'Aéro-Habitat accrochent la vue : ce sont les deux buildings modernes de la ville. Sidi Bennour, au loin à gauche, est reconnaissable à la silhouette de la cathédrale de Notre-Dame d'Afrique. L'éternelle Casbah recouvre de ses palais et maisons à terrasses, tel un voile de blancheur, la colline qui dégringole jusqu'au pied de l'eau au Bastion 23, ou Palais des Raïs. Le Penione est ce bout de terre qui émerge des flots et vite rejoint par une jetée.
Le centre-ville, plus compact, laisse entrevoir quelques espaces verts du square Bresson, du parc de Galland et du parc Laferrière (Khemisti) sur le Plateau des Glières (Esplanade du Palais du Gouvernement), appelé jadis Forum. Ceinturé par des boulevards portant tous les noms de gloires militaires de l'empire français en déclin, de De Lattre à Joffre et à Berthezène, ce lieu symbolisait la puissance coloniale dans ce qu'elle avait de dominateur. Les clameurs des ultras sont montées en ces lieux un certain 13 mai 1958 : les tenants de l'Algérie française, dont beaucoup d'autochtones, créaient un Comité de Salut Public à la tête duquel on intronisait le sinistre général Salan. La Quatrième République émettait ses premiers râles.
C'était là où l'on brûlait le haïk de nos aïeules en signe de fidélité à la mère patrie en danger. Toute de collines verdoyantes, la Blanche était jalousée par Marseille et Nice. Le dégradé serti de belles demeures et d'anciens palais ottomans va du balcon St Raphael (El-Biar) au Télemly et des Tagarins à la rue des Quatre Canons.
Au pied du Bois des Arcades, Belcourt de la première moitié des années cinquante du siècle écoulé est là, à portée de main. En fait, où commençait et où finissait-il, ce grand quartier populaire d'Alger ? Il est communément admis que le grand Belcourt intègre le Hamma : à ce titre, il serait limité au nord par la rue Sadi Carnot (Hassiba Benbouali), les halles centrales (aujourd'hui disparues) incluses, au sud par l'interminable chemin Fontaine Bleue (Med Zekkal) et à l'ouest par le Champ de Manoeuvres (1er Mai) et le Ruisseau au sud. Sa colonne vertébrale est la rue de Lyon (Med Belouizdad) qui débute à quelques mètres de l'entrée de l'Hôpital Mustapha, à l'entame des arcades, et qui finit au Ruisseau.
Grouillante de par son attrait commercial et ses luxueuses vitrines, cette rue principale était recouverte de pavés, ce qui permettait son entretien sans trop de dégâts. En plus du Monoprix, elle abritait les chausseurs Bata et André.
Les Chemins de Fer de la région algéroise (CFRA) desservaient le quartier par une rame de tramway qui venait de la place du Gouvernement (place des Martyrs). Ce transport urbain était alimenté par deux perches électriques. Commode et propre, on ne l'entendait point venir, n'était-ce le tintement de sa clochette. Les grandes pénétrantes étaient constituées des rues Alfred de Musset, de l'Union, Julienne, de Lorraine, Guiauchain, Villaret Joyeuse (abritant l'entreprise de peintures Vve Côte). A l'angle de cette dernière et de la rue de Lyon se trouve toujours le cercle sportif local. Le boulevard Cervantès faisant le parallèle avec celui dédié à l'Amiral Guépprate, surnommé le « mangeur de feu » pour ses faits de guerre dans les Dardanelles, est ce haut lieu historico-littéraire où le père de Don Quichotte se réfugia après sa fuite des geôles des Barbaresques.
Il n'était consacré aux autochtones que les rues Cheikh El-Kamel et Mustapha Pacha Abdou. A la jonction des rues Albin Rozet et Marey, se trouve le marché indigène d'El-Akiba. Oasis orientale, les senteurs des encens, l'odeur du café torréfié prenaient au nez. On criait, on s'interpellait avec bonhomie. C'est le vrai... souk dans sa connotation conviviale. Les rues de Suez et de l'Union rattachent la rue de Lyon au bd Thiers dans le Hamma. La rue Mustapha Pacha Abdou, qui déboule de l'école Van Vollenhoven, aboutit à la place du Monoprix, actuelle place du 11 Décembre 1960. Agrémentée par des kiosque de fleuristes et le pittoresque photographe qui se cachait sous un voile noir pour immortaliser ses prises de vue, elle était le centre du quartier.
Passées dans l'histoire, les manifestations du même nom seront les prémices annoncées de la fin de la colonisation. Cette place fut le théâtre de tuerie orchestrées par les contre-manifestants. On réprimait dans le sang une manifestation au départ pacifique et au moment où De Gaulle faisait sa tournée des popotes. La revue des rues et boulevards portant des noms de colons, militaires ou hommes du culte montre, si besoin est, le peu de cas qui était fait des autochtones. Déracinés dans leur propre pays, ils ne pouvaient que couver la révolte.
Le cimetière de Sidi M'hamed, qui se trouve à proximité de la station inférieure du téléphérique, était le lieu où se regroupaient les femmes, appelées péjorativement « moukères », pour commercer entre elles le vendredi, jour de visite aux morts. De tous les quartiers d'Alger, Belcourt est probablement le seul quartier qui était divisé à parts égales entre les Arabes et les pieds-noirs. Chacune des communautés avaient son propre marché, ses cafés, ses salles de cinéma. A propos de cinéma, le quartier ne disposait pas moins de sept salles de projection, presque toutes fermées, hélas, aujourd'hui.
.
.
Farouk Zahi
15-10-08
.
.
Notes et source :
1) Février 1956.
2) Devenus Régie départementale des transports algérois (RDTA), ensuite Régie syndicale des transports algérois (RSTA) au lendemain de l'indépendance.
3) «Le Diadème et les perles», Yvon Grena, une fenêtre ouverte sur le Monde méditerranéen.
Les commentaires récents