Avec le livre Albert Camus et les libertaires (1948-1960), les éditions Egrégores offrent un docu
ment très convaincant sur l’engagement du Prix Nobel de littérature 1957 aux côtés des anarchistes.
.
L’été dernier, Le Mague publiait un article commentant les liens qui unissaient Albert Camus et les libertaires. À l’approche des XXVes rencontres méditerranéennes Albert Camus qui se dérouleront les 10 et 11 octobre à Lourmarin sur le thème Le don de la liberté : Albert Camus et les libertaires, les éditions Egrégores versent au dossier un puissant argumentaire.
Dédié chaleureusement à Catherine Camus, l’ouvrage regroupe de nombreux textes de et sur Camus rassemblés et commentés par Lou Marin. Depuis trente ans, Lou Marin milite au sein d’un courant anarchiste non-violent de langue allemande, Graswurzelrevolution, continuateur de la revue française Anarchisme et non-violence que l’on retrouve à présent sur Internet sous l’appellation Anarchisme et non violence 2. Pour les anarchistes, Albert Camus est une référence incontournable. En particulier pour celles et ceux qui sont touché-e-s par les réflexions de Camus sur la violence révolutionnaire. Comme le rappelle cet ouvrage, l’auteur de L’Homme révolté, admirateur de Gandhi, rejetait toutes les violences. « Je crois que la violence est inévitable (…) Je dis seulement qu’il faut refuser toute légitimation de la violence », expliquait-il.
C’est en rencontrant Rirette Maîtrejean (1887-1968), co-éditrice du journal L’Anarchie avec Victor Kibaltchich (alias Victor Serge), qu’Albert Camus fut sensibilisé à la pensée libertaire. Rirette était correctrice au journal bourgeois Paris Soir. Albert y était rédacteur et secrétaire de rédaction. Au marbre comme pendant les mois d’exode, en 1940, avec Rirette et des typos, correcteurs et imprimeurs souvent anarcho-syndicalistes, Camus eut le temps de découvrir les traditions libertaires en France. Peu à peu, Camus, le « camarade absolument parfait », fit la connaissance des anarchistes responsables de diverses publications françaises (Le Monde libertaire, Défense de l’Homme, Liberté, Le Libertaire, Témoins…) ou étrangères (Volonta, Solidaridad Obrera, Arbetaren, Die freie Gesellschaft, Reconstruir, Babel…). Camus collabora régulièrement à certains de ces journaux et rencontra ses animateurs. Il profita même de son séjour à Stockholm, lors de la remise de son prix Nobel en 1957, pour se faire interviewer par Arbetaren et visiter les locaux de la Sveriges Arbetaren Centralorganisation (SAC), l’organisation anarcho-syndicaliste suédoise.
Dans les années 1930, Albert Camus semblait avoir déjà des prédispositions pour les analyses libertaires. Il s’était fait viré du parti communiste, en 1937, parce qu’il soutenait Messali Hadj, leader du Mouvement nord-africain (MNA), parti rival du FLN qui entretenait des contacts avec le mouvement libertaire et les syndicalistes révolutionnaires de La Révolution prolétarienne (où Camus allait écrire). Le drame espagnol touchait aussi particulièrement Camus le méditerranéen. Appels, articles et meetings se succédèrent pour venir en aide aux militants antifranquistes. En février 1952, salle Wagram à Paris, il participa à un meeting pour soutenir cinq militants de la CNT condamnés à mort. Malgré les querelles qui faisaient rage entre eux et Camus, André Breton et Jean-Paul Sartre avaient fait le déplacement.
Albert Camus s’exprima régulièrement dans Témoins, revue antimilitariste et libertaire qui était ouverte à tous les courants anars. Son antimilitarisme l’engagea naturellement aux côtés de l’anarchiste Louis Lecoin, dans les colonnes de la publication Défense de l’Homme, mais aussi dans la lutte pour l’obtention d’un statut en faveur des objecteurs de conscience. Écrit par Camus, le projet de statut fut approuvé par les membres du comité de secours aux objecteurs de conscience et diffusé par les militants pacifistes et libertaires, notamment dans un numéro spécial de la revue Contre-courant.
Textes à l’appui, l’ouvrage revient sur les polémiques provoquées par L’Homme révolté, sur les débats dans Témoins ou dans La Révolution prolétarienne. Il est question encore des Groupes de liaison internationale (GLI), du soutien apporté à Maurice Laisant lors du procès fait aux Forces libres de la Paix, des campagnes en faveur de Gary Davis (aviateur de l’US Air Force) ou contre la peine de mort, des réactions de Camus au moment des émeutes de Berlin-Est en 1935, de Poznan en 1956, de la révolution hongroise…
Textes politiques et philosophiques se succèdent pour cerner le Camus qui affirmait : « Bakounine est vivant en moi ». Mais, parmi tous ces textes, c’est sans doute le témoignage des ouvriers du Livre (réunis par Georges Navel en vue d’un article dans leur publication professionnelle) qui donne le mieux la dimension humaine de notre ami. « C’était vraiment un gars du marbre Camus, on pouvait le considérer comme un ouvrier du Livre (…) Il avait toutes nos qualités et tous nos défauts, il était exactement dans l’ambiance du marbre aussi bien du point de vue gaieté, du point de vue blague, il était dans tous les coups, dans la tradition », dit Roy, un délégué syndical de Combat à l’époque où Camus en était le rédacteur en chef. « Camus était plus souvent au marbre qu’à la rédaction », dit un autre. « Une chose qui peut surprendre, c’est que s’il était à l’aise parmi les ouvriers, il n’était pas à l’aise parmi les journalistes. Peut-être n’avait-il pas été admis par les journalistes comme il avait été admis par nous », suggère Rirette Maîtrejean.
Comme le constate en épilogue Freddy Gomez, « la place laissée vide par la disparition de Camus l’espagnol ne fut jamais comblée ». En mai 1952, dans une réponse adressée à Gaston Leval, Albert Camus affirmait que la société de demain ne pourra pas se passer de la pensée libertaire. En 2008, cette évidence devient de plus en plus criante. Que les libertaires retroussent leurs manches…
.
Par Paco
06-10-2008
.
Albert Camus et les libertaires (1948-1960), éditions Egrégores, 268 pages. 15€..
.
.
Albert Camus et les libertaires
Camus est né en Algérie, en 1913, dans une famille pauvre. Orphelin de père (tué en 1914 lors de la bataille de la Marne), Albert a été élevé par sa mère, une femme d’origine espagnole presque sourde et analphabète, et sa grand-mère. Soutenu par ses instits et professeurs, dont Louis Germain et Jean Grenier, il fera de brillantes études mais, touché par la tuberculose, ne pourra pas décrocher l’agrégation et le professorat qu’il convoitait
C’est à Alger républicain que Camus fera ses premières armes dans le journalisme. Ecrivain, dramaturge, essayiste, il écrira et publiera successivement La Révolte dans les Asturies (1936), L’Envers et l’endroit (1937), Noces (1939), L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe (1942). Pendant la guerre, il rejoindra la rédaction de Combat clandestin. À la Libération, il en deviendra le rédacteur en chef. Il quittera Combat en 1947 et poursuivra son œuvre en publiant La Peste (1947), Lettres à un ami allemand et L’État de siège (1948), L’Homme révolté (1951), La Chute (1956)... En 1957, Camus a reçu le prix Nobel de littérature. La même année sortait Réflexions sur la peine capitale. Il est mort le 4 janvier 1960 dans un accident de voiture. Son ami Michel Gallimard était au volant. Camus avait quarante-sept ans et jouissait d’une renommée internationale. Il est enterré dans le cimetière de Lourmarin, village où il avait acheté une maison en 1958.
La guerre d’Algérie faisait des ravages à la mort de Camus. Elle est pour beaucoup dans les polémiques qui entourèrent l’écrivain. Bien que Pied-noir, Camus a été l’un des premiers à dénoncer le colonialisme français et à soutenir les Algériens musulmans dans leur volonté d’émancipation culturelle et politique, tout en émettant de très sérieuses réserves sur le FLN qu’il jugeait trop autoritaire et centraliste.
Sa vive sympathie pour le mouvement libertaire n’aida pas à apaiser les critiques. De nombreux indices illustrant son attachement à la tradition anarchiste parsèment ses écrits, pièces de théâtre, essais et romans. Pour ne parler que de lui, L’Homme révolté résonne comme une véritable profession de foi. L’ouvrage s’inscrit dans une problématique purement libertaire. Comment faire la révolution en évitant le recours à la terreur ?
Dans les années 1940 et 1950, Camus entretiendra des liens étroits avec les responsables de journaux anarchistes, francophones ou non. Parmi eux, Rirette Maîtrejean (coéditrice du journal L’Anarchie), Maurice Joyeux et Maurice Laisant (du Monde libertaire), Jean-Paul Samson et Robert Proix (de la revue culturelle et antimilitariste Témoins), Pierre Monatte et André Rosmer (de La Révolution prolétarienne), Louis Lecoin (de Défense de l’homme et de Liberté), Gaston Leval et Georges Fontenis (du Libertaire), Giovanna Berneri (veuve de l’anarchiste Camillo Berneri assassiné à Barcelone, du journal italien Volontà), José Ester Borràs (du journal espagnol Solidaridad Obrera)... Camus avait aussi des contacts avec des journaux anarcho-syndicalistes suédois (Arbetaren), allemand (Die freie Gesellschaft) et latino-américain (l’Argentin Reconstruir).
Les interventions d’Albert Camus aux côtés des anarchistes sont nombreuses. Il soutenait par exemple l’antimilitariste Maurice Laisant lors du procès fait aux Forces libres de la paix qui étaient poursuivies pour leur lutte contre la guerre d’Indochine. « Il me semble impossible que l’on puisse condamner un homme dont l’action s’identifie si complètement avec l’intérêt de tous les autres hommes. Trop rares sont ceux qui se lèvent contre un danger chaque jour plus terrible pour l’humanité », plaida-t-il devant un tribunal sourd à ses arguments. Le compte-rendu de l’audience fut publié en février 1955 dans Le Monde libertaire. Camus était présent dans les meetings et manifestations organisés par les libertaires contre la répression en Espagne ou dans les pays de l’Est (à Berlin-Est en 1953, à Poznan et à Budapest en 1956). « Le monde où je vis me répugne, mais je me sens solidaire des hommes qui y souffrent », disait-il.
Auteur d’articles publiés dans Le Libertaire et dans Le Monde libertaire, Camus était également très proche des syndicalistes révolutionnaires de La Révolution prolétarienne avec qui il fonda les Groupes de liaison internationale (GLI) qui aidaient les victimes des régimes totalitaires, staliniens et franquiste notamment. La situation en Espagne était au cœur de ses préoccupations. Dans Le Libertaire du 26 juin 1952, il publia un texte pour exposer les raisons de son refus de collaborer avec l’UNESCO où siégeait un représentant de l’Espagne franquiste. Quand Louis Lecoin lança, en 1958, sa campagne pour l’obtention d’un statut pour les objecteurs de conscience, Albert Camus était toujours là. Membre du comité de secours aux objecteurs aux côtés d’André Breton, de Jean Giono, de Lanza del Vasto, de l’abbé Pierre, il rédigea le projet de statut et participa activement à la campagne qui aboutira, en 1963, par une victoire qu’il ne verra pas. Homme révolté, insoumis, admirateur de Gandhi, Camus milita contre tous les terrorismes et imprégna de non-violence son idéal libertaire. « Ni victimes ni bourreaux... »
Après sa disparition brutale, les anarchistes furent abattus. Leur désarroi se lisait dans Le Monde libertaire de février 1960. Le mensuel publia des contributions de Maurice Joyeux, Maurice Laisant, F. Gomez Pelaez, Roger Lapeyre, J.-F. Stas et Roger Grenier. La rédaction du ML signa un article intitulé Albert Camus ou les chemins difficiles. Ce qui résume bien la vie et l’œuvre d’un philosophe qui refusait d’être considéré comme un guide, un maître à penser.
« Albert Camus, qui au-dessus de tout plaçait l’esprit d’équipe, était notre camarade, écrivaient les anars en deuil. Son amitié, qui n’a jamais supposé une adhésion entière à toutes les solutions que nous proposons aux hommes, ne s’est jamais relâchée. Sa présence, dans nos manifestations, ses contacts avec quelques-uns d’entre nous aux heures difficiles en font foi. » Maurice Laisant, qui avait reçu un soutien appuyé de Camus devant la 17ème Chambre correctionnelle, ne cachait pas non plus son émotion : « Chacun voudrait dire son deuil de celui que nous perdons et en le faisant aujourd’hui, j’ai le sentiment de reconnaître la dette de tous les pacifistes envers celui qui fut plus qu’un grand homme : un homme ! »
.
.
Par Paco
10-08-2008
Albert Camus
.
.
.
.
.
Les commentaires récents