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Il est des moments asphyxiants, crucifiants, pétrifiants, glaçants même en temps de canicule. Quant ils vous agrippent, chargeant comme une armée en furie vos émotions incommensurables, ils vous plongent sans y être autorisés dans une profonde méditation, où se côtoient, à la limite de l’ entendement, la folie et la sagesse, l’ absurdité et l’ intelligence, l’ abject et le respect. Des espaces obscurs certes, forts bien désavantageux, pour les uns, stoïquement accueillis pour les autres, cependant plein d’ enseignement et de valeurs. Dieu est témoin de nos ingratitudes et faiblesses d’ ici bas.
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Il l’ est également de la luxure qui nous envahit et engraisse notre mémoire d’ oubli et d’ amnésie. Des hommes aux suprêmes idéaux ont sacrifiés leurs vies, mesurées, malheureusement, en ces temps qui courent, à de simples commémorations insignifiantes, des manifestations festives, ou les deux à la fois, des «comfeste».
Dans le mémorable panel des hommes que la révolution a révélé et élevé au rang d’ immortels, ceux dont l’ histoire a gravé les noms dans les annales de notre mémoire collective, sont du point de vue historiographique, acteurs mais également concepteurs de notre glorieuse révolution. Il y a ceux qui se sont distingués par la qualité et la probité de leur combat, d’ autres par l’ acuité de leur analyse politique du moment, leurs engagements irréversibles et leurs acharnements à mener à bout cette légitime révolte. De toutes ces figures emblématiques, le martyr Larbi Ben M’ hidi porte en lui non seulement toutes ces qualités, mais incontestablement le germe de l’ intelligentsia.
Cet homme atypique, destiné à figurer parmi l’ élite de l’ élite révolutionnaire, est né en 1923 dans un petit douar, El-Kouhani, situé à Ain M’ lila, assis au cœur d’ une plaine à la terre fertile qui sera, comme nombre de villages, exproprié par les colons. Un parcours des plus révélateurs d’ un militant exemplaire qui s’ est abreuvé directement des sources versant dans la formation du mouvement national. Il fera ses premiers pas en politique aux côtés des amis du Manifeste et de la liberté (AML), avant de rallier à l’ âge de 22 ans le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD). Il se nourrira d’ abord de la verve de Ferhat Abbas, avant de s’ adonner lui-même à l’ écriture et à la culture à travers le théâtre. Cette maturité précoce, dont il s’ est illustré, de l’ avis de ses proches et amis, il l’ acquiert graduellement le long de ses périples sur des sentiers abrupts et féconds du militantisme. A l’ issue des manifestations de mai 45, il sera emprisonné. Libéré, il s’ engagera dans le combat de la plume dans le milieu de la presse où il aiguisera progressivement son acuité politique, sa curiosité et son total dévouement au service de son peuple. Les biographes, et Dieu sait qu’ ils sont particulièrement légion chez nous, le qualifient de fin théoricien et d’ homme d’ action. Une dualité rarissime aux confins de l’ acculturation imposée au peuple sous l’ occupation coloniale. A méditer sur le sort de cet homme d’ exception, à la stature d’ un «Jean moulin algérien», et comparativement à d’ autres, notamment ceux qui vécurent des temporalités différentes et similaires à la fois dans le combat pour la liberté et la paix, antérieures ou postérieures à la guerre d’ Algérie, a-t-il été comptable de son abnégation ?, Avait-il gagné quelque chose dans cette affaire. Comment aurait-il perçu sa disparition au milieu du chemin vers la liberté ? Avait-il mesuré le poids de son engagement face à la légèreté déconcertante de l’ après-révolution ? Rêvait-il d’ une Algérie des paradoxes, ou le cancre déclasse l’ intelligent par voie de larbinisme et de servitude. Où le mensonge, la corruption, la rapine et bien d’ autres maux qui progressivement gangrènent notre quotidien et remplacent l’ honnêteté, la fidélité et l’ amitié.
Est-il en mesure d’ accepter, même dans sa tombe, le sort de cette jeunesse qui vagabonde, brûle les frontières pour quémander un lopin de terre, une chaumière, pour fonder un foyer et se laisser vieillir sous le soleil de la casbah ou de l’ Ahaggar.
Souhaitait-il qu’ un des président de la France des libertés, cette France qui nous vampirise et qui continue à sucer nos richesses comme elle l’ avait si bien fait autrefois sous l’ étendard du mercantilisme colonial, puisse penser un jour de mai ou de novembre déposer une gerbe de fleurs sur sa tombe, et faire acte d’ excuses et de regrets ? A ce que je sache, Larbi Ben M’ hidi est mort sans fortune, sans aucune jouissance de la vie, et encore moins des plaisirs que celle-ci procurent allégrement à certains, sans qu’ ils consentent un iota de sacrifice, rudimentaire soit-il, ou matériel. On ne se prive pas de gaspiller les deniers de l’ Etat, du peuple, pour si peu, et s’ enorgueillir à raconter de faux exploits. Où sont passé les valeurs dont ont été porteurs, Ben M’ hidi, Boudiaf, Benboulaid, Amirouche, et tant d’ autres hommes qui façonnèrent par le sang de leurs veines cette modeste nation.
Rêvait-il d’ une vie meilleure, pour lui et pour sa famille ? Avait-il cherché à s’ enrichir au détriment de souffrances de son peuple ? N’ avait-il pas été l’ un des hommes dont les répliques faites à ses tortionnaires avaient bouleversé le monde et forcé leur admiration. «Donnez-nous vos avions, et on vous donnera nos couffins.» et aussi, «Mettez la révolution dans la rue et vous la verrez reprise et portée par douze millions d’ Algériens». D’ intangibles vérités restées légendes, qu’ entonnent nos démunis le plus souvent pour glorifier la Révolution et nous faire rappeler que quelque part nous avons failli au devoir de mémoire.
Rêvait-il d’ une Algérie prospère, opulente et généreuse pour ses enfants et son peuple ? Sûrement, oui. Rêvait-il d’ une équitable répartition des richesses entre les hommes et les femmes de son pays ? Bien entendu. Pensait-il apercevoir un jour dans nos rues et ruelles, le retour des injustices refoulés, pour lesquelles il s’ est battu, et accepter la mort pour les bannir à jamais de son quotidien, et revenir avec leurs lots de nouveaux mendiants, des S.D.F parqués à même le sol, non loin du tribunal de la Capitale, symbole de la justice, aux alentours de nos institutions parlementaires ? Des laveurs de véhicules aux arrêts des feux rouges, des squatteurs d’ aires de stationnement, des vieux et des jeunes qui vous tendent la main de jour comme de nuit. Où est passé cette solidarité de pacotille ? Je ne pense pas qu’ il aurait accepté ce revirement de circonstance.
Au-delà de cette autopsie spirituelle en quête d’ une esquisse probante aux rêves inachevés de notre héros, celle du corps entrouvre incontestablement des plaies encore béantes. Elle se plaigne des atrocités inhumaines de leurs artisans. Les Massu, les Bigeard, les Schmitt et les Aussaresses, qui jusqu’ à aujourd’ hui, et particulièrement ce dernier qui continue, au vu et au su de la mémoire, sans retenue aucune, ni le moindre respect pour les morts, à vanter ses exploits de tortionnaire, et à s’ entêter de reconnaître ses exactitudes et celles de ses coreligionnaires, face à une France qui accueille sans broncher cette ignominie.
La preuve de son arrogance est affichée, ouvertement, sans se soucier des sensibilités des uns et des autres, ni de s’ inquiéter outre mesure des conséquences néfastes de cette attitude indigne, il déballe dans ses propos indécents : «Je me suis résolu à la torture..., avait-il écrit , j’ ai moi-même procédé à des exécutions sommaires...si c’ était à refaire, je le referais». Celles de Ben M’ hidi et de son ami Boumendjel ne doivent pas rester impunies. Elles devront faire l’ objet d’ un procès, au même titre que celui de Papon, quels que soient les moyens et les conditions que cela puisse nous coûter pour obtenir réparation et apaiser les cœurs. Les rêves de Larbi Ben M’ hidi ne sont pas des chimères, elles devraient nous ouvrir des voies de combat vers de nouvelles perspectives.
Ben M’ hidi face à ses assassins
L’ idée de visiter l’ Algérie taraudait, parait-il, depuis quelques temps l’ esprit de Bigeard. Il semblerait qu’ il souhaite venir déposer une gerbe de fleurs sur la tombe de Ben M’ hidi. Ce souhait s’ est vu rehausser par la rencontre qu’ il a eu avec la sœur du défunt à Paris. Est-ce le début d’ une réelle réconciliation, prometteuse, reflet d’ une démarche tendant à progresser jusqu’ au sommet de l’ édifice étatique français. Ou est-ce tout simplement une ruse militaire, une esquive intelligemment concoctée, qui prend appui sur les fondements de la culture du pardon dont se caractérise notre religion, qui le pousse à tenter une approche d’ éclaireurs, pour se blanchir de toutes les affres de la mort qu’ il a fait subir aux «indigènes».
Même si la sœur de Ben M’ hidi aurait, elle, l’ idée d’ accepter ce compromis, la mémoire de Larbi, patrimoine populaire, devrait être interrogée. Que pense Ben M’ hidi même dans sa tombe de ce deal en perspective ? Et s’ il était encore vivant, accepterait-il une telle démarche qui risquerait fort bien de laver totalement l’ affront et innocenter le tortionnaire de ses crimes. Un accord qui permettrait à son tour d’ ouvrir la voie à un autre tortionnaire, Aussaresses, de bénéficier du même traitement, sans y être jugé, ni condamné pour les crimes qu’ il s’ évertue d’ apologiser ?
Les révélations écrites dans son ouvrage intitulé Crier ma vérité, par l’ entremise duquel Bigeard se présente comme un modéré, un homme de cœur qui avait tenté de modifier les circonstances, demeurent la synthèse d’ une ruse implacable aux fins trompeuses et mensongères. Il ne cherche qu’ à se refaire une virginité d’ une guerre dont il était l’ un des exécutants, farouche et zélé. Ceci nous renseigne à plus d’ un titre de la grandeur de notre légendaire révolutionnaire, Larbi. C’ est dans l’ adversité et la douleur, que cet homme s’ apprêtait à subir les pires atrocités préparées minutieusement par ses tortionnaires, hérité de leurs aïeux, La Moricière, Changarnier, Cavaignac, Bedeau, et les Bugeaud, qu’ il s’ est forgé une résistance morale digne d’ un Bilal aux prémices de la naissance de l’ islam.
Suite à son arrestation par les parachutistes vers la mi-février 1957, Bigeard tentera d’ abord de le rallier à la cause française. Blasphème, et peine perdue. Agacé par sa ténacité, il le lâche et fermera les yeux, le laissant à la merci du «Commandant O», Aussaresses, pour s’ en occuper à sa manière.
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Boukherissa Kheiredine
Président de la Fondation du 8 mai 1945
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