ENTRETIEN AVEC LE COLONEL ALI HAMLAT, ALIAS EL HADI, ALIAS YAHIA
Voilà comment sont nés les services secrets algériens…
De manière paradoxale, la publication de ce témoignage doit beaucoup à un universitaire algérien qui, dans les idées qu’il développe, ne fait pas secret de son hostilité à l’institution militaire et aux services de renseignements en Algérie. Il lui est parfaitement loisible de professer de telles idées, ce n’est pas cet aspect des choses que je lui reprocherais. Dans l’examen de questions aussi sensibles, je l’aurais, volontiers, invité à plus de discernement grâce à une rigueur méthodologique plus éprouvée. En tous les cas, c’est bien par le biais de la lecture critique de l’entretien accordé par Addi Lahouari, durant l’hiver 1999, à l’organe disparu du FFS Libre Algérie, que j’en suis arrivé à rédiger ce témoignage.
Examinant les rapports entre le président de la République Abdelaziz Bouteflika et l’Armée Nationale Populaire, l’auteur s’était livré, dans cet entretien, à des raccourcis excessifs qui ne reposaient ni sur une argumentation sérieuse ni sur des preuves probantes. Ainsi, notre auteur pour étayer, faussement, un présupposé (M. Abdelaziz Bouteflika fait partie du Malg, les services de renseignements durant la guerre de libération nationale) cultive-t-il l’amalgame entre les structures militaires de la Wilaya V et le Malg, proprement dit.Cela constitue, déjà, une contre-vérité historique. De manière plus contestable, cependant, c’est l’aspect moral des propos développés par notre auteur qui a le plus retenu mon attention. Addi Lahouari qui, sans les appuyer de preuves irréfutables, s’était livré à des jugements de valeur intempestifs sur les cadres de ce fameux Malg énonçait, avec force assurance, que «ces fameux enfants de Boussouf («les Boussouf’s boys») voyaient des traîtres partout et nourrissaient une haine pour les élites civiles». A la lecture de cette sentence, c’est l’image du Commandant Ahmed Zerhouni (Ferhat), depuis disparu, qui s’était imposée à mon esprit. Pour ne pas avoir toujours adhéré aux points de vue de cet ainé, je ne saurais lui dénier, cependant, ses qualités d’intelligence, de disponibilité aux activités de l’esprit ni occulter les relations d’harmonie qu’il entretenait avec une partie importante de l’élite intellectuelle du pays. Convaincu que la sentence prononcée énoncée par Addi Lahouari ne correspondait pas, au moins, au cas de l’officier que je viens d’évoquer, je fus amené à m’intéresser, globalement, à l’encadrement des services de renseignements algériens en tentant de recueillir des informations sur l’origine sociale de ceux qui en ont été l’ossature, sur leur cheminement intellectuel et leur itinéraire intellectuel. Les recherches effectuées ont permis de recueillir des données pertinentes sur le caractère éminemment intellectuel de la démarche qui, dès le départ, avait inspiré les fondateurs des services de renseignement algériens. Il s’agissait de regrouper dans un cadre organisé l’élite du pays, de lui faire subir une formation politique et militaire appropriée pour consolider en elle le sentiment patriotique et encourager les facultés d’analyse, puis de lui confier les tâches complexes qu’il fallait assumer dans le cadre de la confrontation ouverte avec la puissance coloniale. Des premiers pas du processus, c'est-à-dire depuis la mise en place des structures de la Wilaya V jusqu’à l’achèvement, en apothéose, de la mission confiée au Malg, la dimension intellectuelle n’a jamais été absente dans les activités de renseignements en Algérie. Ce témoignage vise, précisément, à corriger une injustice largement cultivée à l’encontre de ces «soldats de l’ombre» en levant le voile sur cette première promotion des cadres de la Wilaya V, dont les membres ont, effectivement, constitué, pour la plupart, l’ossature du Malg. Sur l’origine des stagiaires de cette promotion, le degré de leur engagement, la qualité de l’enseignement dispensé et le mode d’organisation des cours théoriques ainsi que la nature de la préparation militaire subie, ce sont les membres de la promotion eux-mêmes qui, légitimement, témoignent. Le Colonel El Hadi n’est, en réalité que le porte-parole de tous ses compagnons dont le témoignage, chaque fois que possible, a été recueilli. Il s’agit bien d’un témoignage collectif même s’il s’exprime par la bouche d’un témoin particulier. Il est souhaitable que ce premier essai soit suivi par d’autres tentatives destinées à reconstituer le fond commun de l’histoire nationale, y compris ses aspects liés aux activités de renseignements. C’est à ce prix que l’Algérie pourra réconcilier sa jeunesse et la convaincre de s’inspirer avec fierté du combat de ses ainés. A Belaïd Abdesslam qui était en charge de l’enseignement relatif à l’histoire du mouvement national algérien, Abdelhafidh Boussouf avait notifié cette brève consigne : «Ces jeunes combattants doivent comprendre que le Premier Novembre n’est pas tombé du ciel». Que nos jeunes comprennent que rien ne leur aurait été acquis sans le sacrifice de leurs aînés. C’est ainsi que se perpétue l’esprit de défense qui fonde les grandes nations.
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Entretien réalisé par Mohamed Chafik Mesbah
Mohamed Chafik Mesbah : Je vous salue amicalement, Colonel Hamlat, vous qui êtes plus connu sous le pseudonyme de Si Yahia. Je vous remercie d’avoir accepté d’accomplir ce devoir de mémoire qui doit, notamment, nous éclairer sur l’apport de l’élite intellectuelle du pays à la guerre de Libération nationale. C’est bien de cela qu’il s’agit puisque notre entretien porte sur l’histoire de la première promotion des cadres de la Wilaya V, composée d’étudiants et de lycéens et organisée par le défunt Colonel Abdelhafidh Boussouf, durant les premières années de la guerre de libération nationale
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Ali Hamlat : Oui, c’est une promotion particulièrement intéressante dont l’histoire gagne à être portée à la connaissance des Algériens. Notez, cependant, que je me soumets à l’exercice avec la condition expresse que les informations dont je fais état au cours de cet entretien soient validées par d’autres compagnons qui doivent conserver d’autres souvenirs des choses à propos des conditions de déroulement de cette promotion .Cette promotion est intéressante en ce qu’elle illustre, notamment, l’aboutissement d’une démarche intellectuelle laborieuse. Une démarche initiée par le défunt Si Abdelhafidh Boussouf (Si Mabrouk) lequel, tout homme de pouvoir qu’il n’était pas, était très pragmatique. Nationaliste et militant déterminé de la cause nationale, Abdelhafidh Boussouf avait décidé, donc, de créer, en Wilaya V, une école destinée à pourvoir l’ALN en cadres de qualité, intellectuellement outillés et militairement formés. Cette décision est le résultat d’un examen attentif de l’évolution de la lutte révolutionnaire, tout particulièrement, du système de guerre qui, de manière empirique, se mettait, progressivement, en place. La démarche ne sortait pas des laboratoires d’une école savante de type académique. C’est à l’épreuve du terrain, suffisamment tôt toutefois, que Abdelhafidh Boussouf s’était rendu compte qu’il fallait anticiper sur les évènements, qu’ils fussent d’ordre politique ou militaire. Sur le plan militaire, tout d’abord, Abdelhafidh Boussouf s’était rendu compte qu’il ne suffisait pas d’avoir un fusil et d’être armé de sentiments patriotiques pour gagner une guerre d’indépendance. Abdelhafidh Boussouf s’était rendu compte que le fusil ne pouvait pas, à lui seul, ramener la victoire. La victoire exigeait l’apport des étudiants et des intellectuels, c’est-àdire de la sève intellectuelle. Je veux dire qu’Abdelhafidh Boussouf avait très vite compris que si la guerre révolutionnaire devait s’appuyer sur la masse, la victoire était subordonnée à l’implication de l’élite. Sur le plan militaire, justement, Abdelhafidh Boussouf avait pris acte que le moudjahed avait certes rapporté un certain nombre de résultats mais qu’ils étaient restés, hélas, inexploités. La raison ? L’absence de cette sève intellectuelle qui donne de la valeur ajoutée au résultat brut.
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Et sur le plan politique ?
Je n’en ai pas terminé avec l’aspect militaire. Abdelhafidh Boussouf avait, en fait, compris que, dans la conduite d’une guerre révolutionnaire, la victoire militaire tenait, principalement, à la disponibilité d’une base arrière. Une base d’appui pour, à la fois, organiser le soutien logistique aux opérations militaires menées à l’intérieur et assurer la formation des cadres nécessaires au combat. Le commandement de la Wilaya V, la wilaya la plus étendue du territoire national, a disposé, en effet, rapidement de possibilités inattendues pour le développement de l’action révolutionnaire, sans pouvoir en tirer profit sur-le-champ. Pour preuve, les réseaux de transmission de l’armée française étaient très développés, avec donc des possibilités importantes d’intrusion de la part de l’ALN mais celle-ci était démunie de moyens techniques et de cadres rompus à l’utilisation des équipements, le recueil de l’information et, surtout, son exploitation. Au fur et à mesure du déroulement de la guerre de libération, il apparaissait combien le développement du réseau militaire français de transmissions offrait de possibilités. Il fallait, donc, dans un premier temps, organiser les réseaux d’écoute radio, c’était capital. C’est le commandant Omar Tellidji, originaire de Laghouat, qui a joué dans ce domaine, un rôle important parallèlement au développement des réseaux de liaisons générales. C’était un déserteur des rangs de l’armée française, officier des transmissions au sein d’une unité militaire stationnée au Maroc. Approché par Si Abdelhafidh Boussouf, il avait accepté d’accomplir son devoir national en rejoignant les rangs de l’ALN. Avec l’aide de certains intellectuels algériens originaires d’Oujda dans un premier temps et, dans un deuxième temps, avec d’autres Algériens qui résidaient au Maroc, il a réussi à former une série de promotions de techniciens et d’opérateurs des transmissions. Les Français se trouvèrent alors rapidement, face à des unités militaires de l’ALN parfaitement équipées en moyens de transmissions. Ceci n’est pas une digression inutile puisque la formation des cadres de la promotion Larbi Ben M’hidi était, notamment, destinée à former des cadres capables d’exploiter la masse d’informations recueillies par l’écoute échangées entre unités de l’armée et entités de l’administration françaises. Pour recadrer, cependant, le sujet par rapport à la promotion Larbi Ben M’hidi, il faut mettre en évidence deux autres contraintes militaires apparues au niveau de la Wilaya V et liées au développement de la guerre de Libération nationale. La première concernait la mission de contrôle au sein des unités de l’ALN. Ce contrôle était indispensable pour maîtriser l’évolution de la lutte armée et répondre aux exigences du combat et du commandement. D’autant que la qualité de l’encadrement militaire des unités était à parfaire au regard des faibles qualifications des moudjahidine de la première heure. La seconde se rapportait à la nécessité d’exploiter utilement la masse d’informations recueillies. En résumé, la première promotion des cadres de la Wilaya V avait pour but de former des officiers capables, d’une part , d’assurer le contrôle interne des unités de la Wilaya V et, d’autre part, d’exploiter, rationnellement et efficacement, les informations recueillies par tout moyen disponible. En rapport avec les transmissions, mais aussi des informations recueillies auprès de prisonniers et toute autre source susceptible d’améliorer notre capital documentaire.
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Cette promotion ne visait pas des objectifs politiques ?
Il ne faut pas déformer la réalité. Les impératifs opérationnels étaient prédominants dans la formation qui nous avait été dispensée. Nous avions vocation à devenir des officiers de renseignements en charge du soutien opérationnel et de l’inspection des unités de l’ALN dans la Wilaya, Abdelhafidh Boussouf tenait, cependant, à ce que les cadres de la Révolution soient bien formés politiquement aussi, afin de pouvoir comprendre les enjeux de la lutte qui était engagée. Avait-il un autre objectif qu’il n’avouait pas ? Abdelhafidh Boussouf songeait, probablement, à faire des cadres de cette promotion un des noyaux de l’encadrement politico-administratif de la future Algérie indépendante. Non point dans le but d’accaparer le pouvoir mais, plus prosaïquement, dans le but de fournir à l’Algérie indépendante des cadres de qualité, capables de faire face aux défis que poserait son développement. Laroussi Khelifa, le directeur de stage, nous répétait volontiers avec une manière particulière de prononcer le t : «Vous êtes les futurs ministres de l’Algérie indépendante !»
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Vous avez parlé de techniciens de transmissions formés à l’initiative du commandant Omar Tellidji. Il semblerait que la promotion Larbi Ben M’hidi n’ait pas été la première promotion de cadres formés en la Wilaya V ?
Oui, vous songez, probablement, à ce qui fut appelé la Commission de contrôle et d’information, une promotion de contrôleurs formée durant l’été 1956 et dont les membres eurent à exercer des fonctions de commissaires politiques. Le directeur de stage était si Abdelhafidh Boussouf luimême. La promotion, de composition mixte, comportait, selon les informations dont je dispose, dix-neuf membres dont huit jeunes filles. Ne vous méprenez pas sur cette mixité. Rien d’extraordinaire, la Wilaya V a compté bien des héroïnes comme Saliha Ould Kablia, tombée au champ d’honneur les armes à la main dans la région de Mascara en 1956. Notez, plutôt, sens politique évident, que les moudjahidate de cette promotion avaient pour mission de s’enquérir de l’état d’esprit de la femme rurale face aux contraintes de la lutte armée. C’était un travail d’auscultation politique et psychologique des entrailles de la population. Les membres de cette promotion étaient tous d’un niveau de formation secondaire. Seize d’entre eux ont été dépêchés sur le territoire de la Wilaya V pour le contrôle des zones, une inspection multiforme comme je l’évoquais. Parmi les membres de cette promotion, citons, notamment, les noms de Hadjadj Malika, Miri Rachida, Hamid Ghozali, Abdessmed Chellali, Berri Mustapha, Mohamed Semache et Kerzabi Smail. La durée de cette formation, faut-il le souligner, a été d’un mois, plus courte, comme vous le voyez, que pour la promotion Larbi Ben M’hidi. Pour cette promotion de 1956 que vous évoquez, il serait intéressant, sans doute, de reconstituer son programme de formation et de recueillir le témoignage de ses membres. Elle participe, probablement, de cette démarche éclairée d’Abdelhafidh Boussouf en direction des jeunes intellectuels du pays.
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Revenons à la promotion Larbi Ben M’hidi proprement dite. Comment s’est effectué le choix de ses membres et quel a été le mode de leur regroupement?
Un appel à la mobilisation des étudiants avait été lancé par le commandement général de la Wilaya V après la grève de l’Ugema. Si les étudiants de cette promotion provenaient de familles d’Algériens installées au Maroc, la composition était, cependant, assez diversifiée. Certains stagiaires venaient d’Alger ou de France. Nous comptions parmi nous Ouali Boumaza (Tayeb), un jeune lycéen d’Alger qui fera trembler l’Etat français, lorsque, grâce au réseau de renseignement qu’il avait tissé à Paris, il put accéder, lors des négociations pétrolières menées avec la France, aux documents classifiés du Quai d’Orsay. La caractéristique générale pour ces membres de la promotion Larbi Ben M’hidi résidait dans leur niveau intellectuel. Ils étaient tous lycéens et, pour certains, bacheliers. Autrement, il fallait, simplement, être un Algérien animé de sentiments patriotiques pour faire partie de notre promotion. A cette époque, ce n’était pas ce qui manquait dans un mouvement parfaitement organisé à l’intérieur des villes marocaines dans le cadre de l’Ugema, elle-même contrôlée par l’organisation FLN du Maroc
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Dans quel état d’esprit ces étudiants et ces lycéens ont rejoint leur lieu de mobilisation ?
Certes, ces lycéens et étudiants vivaient, au Maroc, dans des conditions de vie parfaitement pacifiques et heureuses. Des conditions qui étaient tout à fait déséquilibrées, cependant, par rapport à celles de leur peuple et de leurs frères étudiants qui mourraient en Algérie. Répondre à l’appel de l’ALN c’était pour eux la possibilité de rétablir cet équilibre perdu. Aucun d’entre nous ne s’est trouvé dans l’obligation de rejoindre, par la contrainte, les rangs de la Wilaya V. C’était une adhésion, totalement, volontaire. D’ailleurs, il faut souligner que les lycéens et étudiants mobilisés au titre de la promotion Larbi Ben M’hidi militaient déjà, malgré leur jeune âge, dans les structures de l’Ugema et du FLN. Cherif Belkacem, plus connu sous le nom de Si Djamel qui a appartenu à la promotion, était un responsable de l’Ugema au niveau du Maroc et il avait déjà rejoint le FLN. Notre responsable au sein de l’Ugema, dans la ville de Meknès ou je résidais, était Mahfoud Hadjadj et il relevait, déjà, de l’Organisation du FLN. En réalité, il faut remonter plus loin dans l’histoire pour comprendre notre adhésion au combat révolutionnaire. Nous étions tous des scouts et les Scouts Musulmans Algériens étaient une véritable école et une pépinière de cadres révolutionnaires. Nous apprenions les chansons patriotiques dès l’âge de 10 ans, nous apprenions à vivre en pleine campagne, sans secours. Les SMA étaient pour nous une première école patriotique avant même l’école des cadres. Tout ce contexte historique a contribué à former la conscience collective de la jeunesse algérienne.
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Justement, essayons, à travers votre parcours personnel, d’illustrer l’itinéraire des membres de cette promotion. Comment avez-vous rejoint, pour votre part, le lieu de mobilisation ?
Me trouvant en déplacement à Tanger, j’avais constaté, sitôt rentré à Meknès où je résidais, que l’ensemble des éléments de la section Ugema avaient disparu. Je m’étais rendu, alors, dans un lieu où nous avions l’habitude de nous retrouver après une réunion de section de l’Ugema ou pour rassembler l’argent issu de la vente du journal El Moudjahid. Arrivé sur les lieux, j’avais eu à constater la présence, à l’abandon, des bicyclettes appartenant à mes compagnons et même le scooter qui appartenait à Ali Tounsi. J’avais compris que quelque chose d’insolite s’était produit. Je me suis renseigné auprès des familles des compagnons qui se posaient, elles aussi, des questions après la disparition de leurs enfants. Je pressentais que quelque chose se tramait. Nous savions bien qu’il était question de rejoindre le maquis mais sans autre précision. Avec l’un de mes amis Djaballah, je me souviens que nous nous sommes rendus avec mon scooter de Meknès à Rabat, au siège du FLN régional au Maroc. J’avais vu, alors, un certain Chaouch auprès duquel nous protestâmes violemment que certains d’entre nous pouvaient être favorisés par rapport à d’autres pour rejoindre les rangs de l’ALN. Nous fûmes rassurés par la promesse qu’un deuxième groupe de jeunes allait rejoindre le premier dans un délai de quinze jours. Une nuit, un bus effectua, en effet, le ramassage collectif, dans le plus grand secret, nous permettant de rejoindre nos camarades dans la maison des Benyekhlef à Oujda. Tout de suite nous étions dans le bain. Je me souviens, pour ma part, que j’avais sur moi un pistolet «récupéré» dans l’armoire d’un maître d’internat de l’extrême droite dans le lycée où moi-même j’étais, maître d’internat ou selon la formule consacrée, «pion». En fait, j’étais en classe de terminale et je préparais le baccalauréat moderne et technique.
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Comment s’est déroulé votre accueil au centre de formation ?
La formation a débuté au début du mois de juillet 1957. A mon arrivée au centre, j’ai remis mon pistolet au premier responsable qui se manifesta. Je ne me souviens pas s’il s’agissait de Laroussi Khelifa. Il a fallu, ensuite, se débarrasser de ses habits civils, de ses papiers et même… de son propre nom. C’était comme si on ne s’appartenait plus. C’était quelque chose qui nous avait profondément impressionnés. Nous n’étions plus nous-mêmes. Nous étions de jeunes cadres de l’Armée de libération nationale. Le choix de pseudonymes était le corollaire de ce dépouillement de personnalité. C’était un acte symbolique mais aussi une mesure de sécurité préventive. Il ne fallait surtout pas que les autorités coloniales, civiles et militaires particulièrement présentes à Oujda, puissent avoir vent de notre présence. Connaître nos noms pouvait leur permettre de renforcer leur action sur l’ALN et de retrouver la trace de nos familles au Maroc. Et même, dans mon cas, en Algérie. Bref, le défunt Abdallah Arbaoui, l’officier de sécurité du centre, distribua de manière aléatoire les pseudonymes. J’héritais, pour ma part, du pseudonyme d’El Hadi, mais ma vie sera marquée par une longue histoire tumultueuse avec la série de pseudonymes dont je fus affublé. Nous avions été, aussitôt après, dotés d’une tenue de combat uniforme et confrontés, dès la première nuit, à l’abondance de poux.
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Décrivez-nous, sommairement, les lieux successifs qui ont abrité cette formation…
En fait, il faut parler de deux lieux de formation. La formation théorique s’est déroulée dans la maison des Benyekhlef à Oujda. La formation militaire s’est déroulée dans la ferme des Bouabdallah bordant la rivière Moulouya. Commençons par la maison des Benyekhlef. C’était une construction mauresque entourée d’un mur assez haut qui ne permettait pas de voir de l’extérieur ce qui se passait à l’intérieur. Il y avait un patio avec un jet d’eau. Il y avait, également, un verveinier dont je garde un bon souvenir tant je me servais de ses feuilles pour me préparer une tisane chaque fois que j’en avais la possibilité. C’était une demeure assez vaste qui permettait d’abriter, en même temps, le commandement de l’école en bas, et les stagiaires en haut, classes et dortoirs inclus. L’édifice était carré avec un patio et un jardin au milieu. C’était à partir de ce patio que nous entretenions le seul contact avec le monde extérieur à travers le ciel que nous prenions plaisir à contempler. Commençons par le haut de la bâtisse. Il y avait une grande salle de cours où nous pouvions tous nous asseoir et travailler, même en étant serrés. Pour la partie dortoir, nous disposions de trois chambrées agrémentées de lits métalliques superposés. Je me souviens, parfaitement, de la première nuit. Je portais un tricot blanc qui, au réveil, était devenu gris à cause des poux qui pullulaient. Nous disposions de toilettes collectives avec une eau disponible en tout temps.
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Les Benyekhlef avaient-ils évacué les lieux ?
Absolument. Seule est restée notre famille nourricière, les Baâmar, composée du père, de sa femme et d’un petit enfant. Nous étions gavés de lentilles, de pois chiches et de légumes secs. Nous vivions dans une clandestinité totale et je me souviens des cas rarissimes où un élément était sorti de nuit de manière tout à fait discrète pour rendre visite à un médecin et recevoir les soins d’urgence. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, l’armée française, c'est-à-dire la 30e division d’infanterie, implantée tout le long de la frontière marocaine, était particulièrement agressive, même en ville. La présence française au niveau du consulat d’Oujda se faisait lourdement sentir. Il fallait faire très attention pour éviter que notre présence ne soit éventée par les services de renseignement français. D’ailleurs, pour préserver toute tentative hostile, nous, les stagiaires, assurions des tours de garde réglementaires.
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Et pour le lieu de votre formation militaire ?
Cette formation s’est déroulée dans la ferme des Bouabdallah, située en territoire marocain. L’avantage qu’elle offrait pour nous était cette possibilité de vivre à l’air libre, sans ce climat de suffocation qui pesait sur nous à Oujda. Cette ferme étant située au bord d’une rivière, la Moulouya, où nous nous sommes exercés, subrepticement, à pêcher des poissons à l’aide de menus bâtons d’explosifs dont nous disposions. C’était là l’une des rares sources de notre alimentation en protéines. Nous vivions dans des écuries, mais bien contents d’en disposer. Ces écuries nous servaient de dortoir, la salle de cours, c’était un hangar où nous pratiquions également du close combat. Nous avions confectionné une grande maquette au 1/50 000e représentant un théâtre d’opérations, en l’occurrence la zone montagneuse sur laquelle nous pratiquions nos entraînements dans le cadre de la progression sur le terrain avec même la position des pièces, des unités, des sections et des groupes de combat pour illustrer la manière dont il fallait notamment franchir les barbelés.
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Cela voulait-il dire que vous étiez à l’abri d’attaques de l’armée française ?
Pas du tout. Nous devions nous déplacer sous camouflage car la reconnaissance aérienne française était quasi permanente. D’ailleurs, nous effectuions des exercices de marche de nuit au cours desquelles nous dûmes plonger dans des mares de boue pour échapper à la vue d’unités de l’armée françaises en patrouille. Je me rappelle que vers la fin de la formation militaire, le centre avait fini par être repéré par un avion d’observation français, un piper, qui nous avait survolé, moteur éteint et à très basse altitude. Nous pouvions même voir le visage du pilote alors que nous procédions à un maniement d’armes en plein air. Abdallah Araboui avait pris, le soir même, la sage décision de faire évacuer le centre qui fut détruit, le lendemain, par deux avions T6 de l’armée française. C’est vous dire que la frontière n’était pas un obstacle étanche pour l’armée française qui considérait cette partie du territoire marocain comme une zone permanente de combat.
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Décrivez-nous, à présent, la composition de la promotion Larbi Ben M’hidi...
D’abord, arrêtons-nous au nombre. Le recensement effectué, in fine, par l’Association des anciens du Malg a permis de situer à soixante-douze le nombre de stagiaires de cette promotion. Pour la majorité, nous venions des classes de terminale ou de première secondaire des lycées marocains. La promotion comprenait également des membres qui étaient déjà à l’université et qui ont rejoint l’encadrement pédagogique du centre. Je me rappelle, notamment, de Noureddine Delleci, Abdelaziz Maoui et Mustapha Moughlam. Pour ce qui concerne l’origine sociale et géographique, les membres étaient tous issus de familles algériennes établies au Maroc. Ce n’était pas un choix délibéré. La Wilaya s’était retrouvée en présence d’une masse d’étudiants disponibles, volontaires, patriotes, déjà structuré au sein de l’Ugema et même du FLN. C’est tout naturellement que le commandement de la Wilaya V a recouru à ce vivier inespéré pour, d’une part, combler les besoins apparus à la lueur du développement de la lutte armée et, d’autre part, absorber l’impatience de jeunes étudiants qui, ayant observé l’ordre de grève de l’Ugema, rêvaient d’en découdre avec l’occupant colonial. Je me souviens, d’ailleurs, d’un fait important, survenu juste après le détournement de l’avion des cinq dirigeants du FLN. Nous, jeunes Algériens du Maroc, étions particulièrement révoltés par cet acte de piraterie et étions prêts à organiser des représailles, de manière autonome, sans l’accord du FLN. Je me souviens, également, de l’assassinat de notre voisin et ami, le pharmacien Rahal à Meknès qui avait reçu un colis piégé, entraînant dans sa mort son père et ses enfants. Nous étions particulièrement révoltés et nous voulions agir. Je pense que cet état d’esprit a dû conduire le commandement de la Wilaya V à précipiter notre mobilisation
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Sur le plan social, quelle était l’origine des membres de cette promotion Larbi Ben M’hidi ?
Encore une fois, tous étaient issus, en règle générale, de familles de réfugies, de fonctionnaires au service du gouvernement marocain ou, accessoirement, de commerçants et d’agriculteurs établis au Maroc de longue date. La petite bourgeoisie, pour utiliser une formulation marxiste…
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M. C. M.
4-8-2008
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MOHAMED CHAFIK MESBAH RÉPOND À ADDI LAHOUARI
Devoir de mémoire et impératifs scientifiques
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«Le professeur en tant que professeur ne devrait pas avoir la prétention de vouloir porter en sa giberne le bâton de maréchal de l’homme d’Etat, comme cela arrive quand il profite de sa chaire, à l’abri de toute tourmente, pour exprimer ses sentiments d’homme politique», Max Weber, Essais sur la théorie de la science, 1917. Avant de m’engager plus avant dans ce débat abrité par les colonnes du Soir d’Algérie,il me plaît de citer la remarque toute pertinente de Max Weber, ce sociologue allemand qui aura décidément marqué son temps. Une formule qui présente l’avantage de situer, d’emblée, la nature réelle de la divergence conceptuelle qui me sépare du sociologue Lahouari Addi. C’est à rétablir les faits que je vais, donc, me consacrer en premier lieu. Il est nécessaire, en effet, d’entourer ce débat naissant de toute la sérénité qui lui sied. Cela fait quelque temps que j’avais engagé avec Lahouari Addi, en réponse à un appel qu’il avait lancé dans les colonnes du Quotidien d’Oran, un échange d’idées très dense même si, souvent, entrecoupé. Je suppose que mon interlocuteur ne m’a jamais pris en défaut de loyauté intellectuelle. Tout en prenant acte de nos divergences, nous avons pu engager, sans devoir nous jeter, réciproquement, des anathèmes, un débat que j’ai qualifié de contrarié mais qui aura été marqué, indiscutablement, du sceau du respect que se doivent entre eux des intellectuels. Je suppose, par conséquent, qu’en commettant sa mise au point, Lahouari Addi a voulu se saisir de l’article consacré à la première promotion des cadres de la Wilaya V comme d’un prétexte pour engager un débat qu’il a longtemps souhaité. Autrement il n’y avait pas manquement à l’éthique intellectuelle justifiant d’un blâme. Lahouari Addi ne peut ignorer, après lecture de tous nos échanges, que si je me réclame, ostensiblement, d’une proximité affective avec «les soldats de l’ombre» de la Révolution — qu’il appelle, pour sa part, les «boussouf-boys» —, je ne me suis jamais prévalu, pour autant, d’un droit quelconque d’excommunication contre un citoyen. Je ne suis pas là pour juger des convictions patriotiques de mes semblables, ni même de leurs opinions en propre. Je ne me réclame ni du statut de l’intercesseur mandaté par un pouvoir divin, ni de celui du procureur investi par la justice de son pays. C’est le débat d’idées qui m’intéresse et le débat d’idées consiste, précisément, à mettre en confrontation, dans un cadre de parfaite liberté scientifique, des opinions divergentes. Si tant est que le désaccord avec Lahouari Addi porte de manière fondamentale, sur des questions de méthode, peut-être convient-il, alors, de s’y attarder. En aucune manière, je ne conteste à Lahouari Addi le droit de soumettre à critique l’histoire contemporaine de l’Algérie. C’est la confusion qu’il commet entre statut de chercheur et celui d’acteur politique qui pose problème. C’est tout le sens de la formule de Max Weber que j’ai placé en exergue de ce commentaire. L’engagement politique pousse souvent à cultiver les lieux communs à travers une argumentation expéditive. La recherche scientifique exige du détachement, en fait de «la vigilance épistémologique» comme dirait Pierre Bourdieu. Lahouari Addi, tout professeur d’université qu’il est, professe des idées politiques dont je n’ai pas à juger. Son positionnement politique se donne à lire à travers ses nombreuses interventions publiques ainsi que les pétitions qu’il signe. La rigueur scientifique commande de dissocier entre l’attitude politique et l’attitude scientifique, voilà tout. Le positionnement politique fait, souvent, appel à l’émotion qui trouble la clarté de l’analyse. La démarche scientifique vise, au contraire, à se libérer des lieux communs pour émettre non plus des opinions mais des conclusions validées. Je ne commettrais pas l’indélicatesse de rappeler à Lahouari Addi l’exemple du «soldat américain», ce relevé de lieux communs battu en brèche, dans «Le métier de sociologue» par Pierre Bourdieu et ses compagnons. Il s’agissait, justement, à propos de militaires américains durant la Seconde Guerre mondiale, de croyances communes au sein de l’opinion, fondées sur une fausse perception de la réalité et non recoupées par l’observation scientifique. Pour clore ce premier volet de mon commentaire, je souligne donc que j’ai utilisé le terme «hostilité vis-à-vis de l’institution militaire» relevé par Lahouari Addi à propos du mode opératoire qu’il a choisi pour examiner l’institution militaire et les services de renseignement en Algérie. J’admets que la formule peut paraître incongrue en la circonstance mais il est clair que c’est le mode opératoire que je visais. Lahouari Addi a bâti des conclusions en s’appuyant sur des présupposés qu’il n’a pas pris la précaution de valider et qui, en règle générale, drainent une image, par avance, péjorative des phénomènes étudiés. Voilà le cœur de mes réserves. Il ne s’agissait, nullement, de récuser arbitrairement les opinions de notre sociologue, encore moins de juger de ses convictions patriotiques. Dès lors qu’il n’a jamais été dans mon intention de contester à Lahouari Addi le droit de critiquer l’histoire de la guerre de Libération nationale, hommes, institutions et épopées, sur quoi porte, de manière plus perceptible, les divergences évoquées ? Lahouari Addi nourrit, légitimement, un sentiment de suspicion visà- vis des tentatives d’écriture, sous forme hagiographique, de l’histoire nationale. Il est fondé à craindre que ces tentatives ne servent des desseins cachés, comme refuser d’admettre les erreurs imputables aux dirigeants de la Révolution algérienne. J’ai retrouvé, à travers le net, un texte pertinent où il explique parfaitement cette prévention. «L’histoire officielle, écrit-il, n’est pas l’histoire des sciences sociales ; elle est épopée mythique, elle est mystique de la commémoration donnant plus d’importance au passé qu’au présent, marquant plus de respect pour les morts que leurs descendants en vie.» Fort bien. Mais, alors, quelle histoire faut-il écrire ? Je suppose que c’est l’histoire scientifique fondée sur la connaissance objective ? Justement, cette histoire présente la caractéristique de ne pas se fondre dans le moule des «prénotions», précaution que Lahouari Addi semble avoir négligée. Examinons, pour s’en convaincre, l’article publié en 1999, par Lahouari Addi dans Algérie Librepuisque c’est lui qui aura été à l’origine de tout ce débat. Notre sociologue y développe deux affirmations qui ne sont pas étayées sur le plan scientifique. La première affirmation, citée juste pour l’exemple, dispose que M. Abdelaziz Bouteflika appartenait à l’encadrement du MALG. Evoquant, en effet, les membres de cet encadrement sous l’appellation péjorative d’«enfants de Boussouf», Lahouari Addi prend le risque osé d’une confusion essentielle : «Bouteflika en fit partie, affirme-t-il, puisque l’adjoint de Boussouf, c’était Boumediene et que Bouteflika était sous les ordres de ce dernier (Boumediene).» Naturellement, ce raccourci a fait sourire bien des compagnons de Boussouf, Boumediene et même Bouteflika parmi ceux à qui je me suis permis de le soumettre. Indépendamment de la confusion commise entre structures spécifiques de la Wilaya V et appareils du ministère de l’Armement et des Liaisons générales (qui fut d’abord un département du Comité de coordination et d’exécution), Addi Lahouari fait preuve de méconnaissance flagrante d’épisodes essentiels du conflit état-major général de l’ALN - GPRA, puisqu’une méfiance réciproque avait fini par s’instaurer entre le colonel Boumediene et Abdelhafidh Boussouf qui s’était prolongée jusqu’à leurs collaborateurs. Contre toutes les idées reçues, il faut souligner qu’après l’indépendance, le colonel Boumediene avait plutôt songé à mettre en quarantaine les cadres du MALG. Il craignait, en effet, leur capacité de nuisance et ne s’était ravisé que lorsqu’il perçut que le président Ben Bella allait les récupérer à son profit. La deuxième affirmation se rapporte à la description de l’encadrement du MALG. Une description qui constitue une juxtaposition de clichés plutôt que le résultat d’une véritable observation fondée sur des données objectives. Retenons pour la démonstration cette acerbe sentence de Lahouari Addi : «Ces fameux enfants de Boussouf qui voient des traîtres partout et qui ont une haine pour les élites civiles.» C’est cette sentence qui m’a interpellé au point de m’avoir conduit à reconstituer cette histoire méconnue de la première promotion de cadres de la Wilaya V. J’ai recouru à la publication du témoignage à l’effet d’apporter, précisément, la preuve qu’une réalité sociale, par essence complexe, ne pouvait être consignée dans une formule pour le moins réductrice, en tous les cas, énoncée à l’emporte-pièces. Nonobstant les qualités personnelles intrinsèques que pouvaient receler ces «boussouf-boys», il eût été plus indiqué, au titre d’une démarche qui se voulait scientifique, que le chercheur Lahouari Addi s’intéresse, méthodiquement, à l’origine sociale de ces cadres, à leur cursus de formation et à leur itinéraire professionnel. A partir de là, il aurait été fondé à émettre des hypothèses plus plausibles. C’est, donc, cette propension à confondre entre statut politique et statut scientifique, avec une difficulté évidente à se libérer des prénotions, qui pose problème dans la démarche du sociologue Lahouari Addi. C’est un usage qui ne lui est pas singulier. Pour illustrer cette assertion, je vais citer le meilleur de nos historiens vivants en la personne de Mohamed Harbi. Je voudrais, par avance, rassurer mon distingué professeur dont je garde le souvenir le plus attachant puisque j’ai eu l’honneur d’être son étudiant à La Sorbonne dans les années soixante-dix. Naturellement, Mohamed Harbi est bien mieux outillé que moi pour traiter des questions liées à l’histoire contemporaine de l’Algérie. Je respecte ses analyses pleines de vivacité sur le mouvement national algérien mais je considère, souvent, que ses jugements sont trop tranchés pour ce qui concerne l’institution militaire en Algérie, guerre et après-guerre. Il ne s’agit pas de contester à notre éminent historien le droit de critiquer l’institution militaire. Il s’agit, simplement, de souligner l’obligation morale et méthodologique qui s’impose au chercheur de dissocier entre les positions émises en tant qu’acteur politique et celles qui sont développées en rapport avec les seules nécessités de la connaissance scientifique. Que mon respectable aîné me pardonne cette incartade qui ne veut, en aucune manière, être de l’impertinence. C’est, encore une fois, pour les besoins de la démonstration que je recours à ces cas extrêmes. Voici, donc, une affirmation relevée dans un article intitulé «L’Algérie prise au piège de son histoire» que Mohamed Harbi a publié, en mai 1994, dans les colonnes du Monde diplomatique : «Contre le «socialisme boumedieniste », le nouveau réarmement moral est assuré par les généraux El-Hachemi Hadjeres, Mohamed Alleg et Larbi Lahcène qui, en 1986, avaient préconisé la proclamation d’un Etat islamique. » Pour avoir évolué, à l’époque, au cœur du processus politique au sein de l’institution militaire, je peux affirmer, sans crainte d’être démenti, que cette affirmation est sans fondement. Je peux même souligner que le regretté général Larbi Lahcène, à la faveur du congrès extraordinaire du FLN en 1986, avait défendu, en sa qualité de directeur du Commissariat politique, une position plutôt contraire à celle que lui attribue Mohamed Harbi. Notre historien s’est-il appuyé sur un document dont il n’aurait pas vérifié l’authenticité car sa teneur ne correspond en rien à la réalité ? L’affirmation de Mohamed Harbi pourrait tout aussi bien reposer sur une simple reproduction mimétique de notions communes. Les trois officiers généraux, en effet, ont pour point commun de partager une solide culture arabophone et d’avoir suivi les enseignements de l’Institut Ben Badis de Constantine (établissement relevant de l’Association des Uléma musulmans algériens) avant de rejoindre l’Armée de libération nationale. C’est une piste tentante pour se hasarder à une affirmation du genre de celle que nous livre Mohamed Harbi, mais elle ne résisterait pas à une confrontation méthodique avec les faits. Nonobstant ces divergences méthodologiques, il est exact, par ailleurs, que nos positions respectives, Lahouari Addi et moimême, ne coïncident pas, également, du point de vue de la mise en perspective historique. En toute lucidité, est-il nécessaire, comme s’il s’agissait de verser un droit d’accès à la sollicitude des opinions occidentales, de focaliser toute l’attention sur l’assassinat d’Abane Ramdane plutôt que sur celui de Larbi Ben M’hidi ? Ecrire l’histoire selon les règles établies de la recherche académique, certainement. S’astreindre à une posture d’autoflagellation, sûrement pas. Il m’intéresse, au plus haut point, de reconstituer l’écheveau complexe lié à l’apparition du conflit qui au sein du Comité de coordination et d’exécution a débouché sur la mort violente de Abane Ramdane. Je suis, d’ailleurs, tout aussi concerné par l’éclaircissement des conditions de la mort de nombreux autres combattants de la liberté dont il faudra reconstituer la substance du combat légitime. Tout cela, cependant, pour mieux comprendre le déroulement de l’histoire de mon pays, pas pour dresser, à titre posthume, des échafauds. Quel complexe nourrir ? Observez l’histoire ensanglantée de France ! Avec les fondateurs de la République assassinés et tous ces maréchaux d’empire sacrifiés, l’imaginaire du peuple français a-t-il cessé d’entretenir vivante l’épopée de Napoléon ? Faisons une halte pour faire le point. Des problèmes de méthode ont été invoqués. Une confusion de postures, attitude politique et comportement scientifique, avec une propension à subir «les prénotions ». Ensuite, un problème de mise en perspective historique. Il est possible d’illustrer, à nouveau, ces remarques par référence à la description que nous livre Lahouari Addi du regretté Abdelhafidh Boussouf. Dans la mise au point qu’il a publiée dans les colonnes du Soir d’Algérie, Lahouari Addi se livre, en effet, à des jugements péremptoires, d’ordre moral plus que scientifique, sur la personne du dirigeant disparu. Il impute, en premier lieu, à Abdelhafidh Boussouf, un comportement vis-à-vis de l’ancien président du GPRA, Ferhat Abbas, qu’il faudrait valider par des témoignages irréfutables. Que des divergences aient opposé les deux hommes, c’est certain. Que ces divergences se soient traduites par de l’hostilité et du mépris ainsi que des insultes publiques, il faudrait le prouver. D’ailleurs, le membre de phrase qui accompagne ce tableau est édifiant. Il est, exactement, de la même veine que le jugement porté sur les «boussoufboys » qui a suscité ce débat. C’est, en toute clarté, que notre sociologue décrète que cette attitude du défunt Abdelhafidh Boussouf à l’égard de Ferhat Abbas était révélatrice «d’une haine pour les politiciens et les valeurs libérales» ! Sur le même registre, Lahouari Addi se livrant à une comptabilité macabre des morts impute à notre ancien dirigeant des services de renseignement de guerre, la responsabilité «de liquidation de centaines de militants du FLN dont le plus célèbre est Abane Ramdane». Si nul ne conteste l’assassinat du regretté Abane Ramdane, comment prouver la liquidation de centaines de militants du FLN ? S’agit-il de la Bleuite qui a touché, essentiellement, l’intérieur du pays ? S’agit-il d’exécutions ordonnées par le MALG ? Des cas de disparitions peuvent avoir existé, mais de la à évoquer des centaines de cas, voilà une liberté qu’il faut justifier. Pour clore, Lahouari Addi admet, enfin, que «Boussouf a été un chef nationaliste» mais c’est pour ajouter, aussitôt, qu’«il cultivait la suspicion au plus haut degré». Diable, a-t-on vu un service de renseignement même dans les pays de vieille démocratie fonctionner autrement que sur le mode de la suspicion, à la manière d’une vigilance épistémologique systématique ? Pourquoi Lahouari Addi ne s’intéresse-t-il pas à une autre dimension de ce dirigeant qu’il malmène un peu trop légèrement ? Pourquoi occulte-t-il l’appel franc et massif, dirais-je, qu’il a lancé, le premier, à l’élite du pays ? Un homme aussi respectable que si Abdelhamid Mehri m’a révélé que son pair du GPRA lui avait affirmé, au moment où il devait mettre en place le tout nouveau ministère de l’Armement et des Liaisons générales, «qu’il se passerait du concours de ceux qu’il surpassait en connaissances pour ne faire appel qu’à ceux qui le dépassaient ». Pourquoi ne s’intéresse- t-il pas à l’attitude singulière qu’il a adoptée face au conflit état-major de l’ALN - GPRA puisqu’il est établi, désormais, documents à l’appui, qu’il a refusé de s’impliquer dans une lutte fratricide non sans convier ses collaborateurs à suivre son exemple ? Il ne s’agit pas de cultiver ce que Lahouari Addi appelle «la réification», processus de chosification qui débouche sur une attitude d’adoration face aux personnes et aux institutions. Rétablir les faits de manière scientifique, voilà juste ce qui est demandé… Mais ne nous éloignons pas du cœur de notre débat. La confusion de statuts chez Lahouari Addi le conduit à des généralisations excessives et parfois à des extrapolations presque naïves. Dans un article intitulé «L’armée, la nation et la politique» publié en avril 2003 par le Jeune Indépendant, Lahouari Addi, à propos de tout l’encadrement de l’armée, se commet à un jugement dont les fondements objectifs ne sont pas évidents. Ce sont tous les officiers, cette fois ci, non pas seulement les cadres de la Sécurité militaire, qu’il juge «incapables de faire la différence entre la république, communauté de tous les courants politiques nationaux, et le régime, groupe d’hommes organisés en réseaux pour demeurer indéfiniment aux commandes de l’Etat». A cette fin, «demeurer indéfiniment aux commandes de l’Etat», l’armée disposerait, selon notre sociologue, de «la sécurité militaire, véritable police politique au-dessus de l’Etat». Avec une ingénuité qui laisse perplexe, Lahouari Addi propose, alors, «la dissolution complète et totale de la sécurité militaire (…), tous ses services devant être remplacés par un seul organe qui ne s’occupera que de la protection de l’armée en tant qu’institution, du moral des troupes et du contreespionnage » ! Une naïveté qui se nourrit d’une méconnaissance totale des aspects constitutifs de la problématique de sécurité nationale, aspects doctrinaux comme aspects organiques. A lire la recommandation formulée par Lahouari Addi, l’on est fondé à s’interroger si notre éminent sociologue considère que la société doit se réguler de manière naturelle en matière de sécurité, sans devoir disposer d’instruments adéquats ni mettre en place des dispositifs appropriés. En fait, il ressort bien que l’objectif concerne plus le démantèlement de la sécurité militaire que son remplacement par un vrai dispositif de substitution destiné à assurer la sécurité de toute la nation. Les relents du positionnement politique prennent le pas, encore une fois, sur les exigences de la connaissance scientifique. Pour clore cet aspect de l’exposé, je voudrais souligner que le point d’achoppement, à propos du débat que nous n’avons pu mener à terme, aura porté sur une condition révélatrice sur la nature des divergences m’ayant opposé à Lahouari Addi. Notre sociologue aurait voulu que le débat s’enclenche à partir du moment où, ayant condamné mes anciens chefs au sein des services de renseignement, et pourquoi pas mes compagnons, j’aurais manifesté ma disponibilité à participer à leur pendaison. Je force le trait, naturellement. Mais le sens y est. Je n’aurais pas, en quelque sorte, le privilège de participer au débat projeté sans avoir apporté les preuves que j’ai bien rompu les amarres avec mon ancienne corporation en reniant, autant que possible, tout mon passé. C’est cette démarche manichéenne que je récuse. Autant je ne suis pas fondé à excommunier Lahouari Addi d’un débat qui concerne toute la nation, autant je ne lui concède pas le droit de m’excommunier pour le motif qu’il a choisi. Pour le reste, j’admets la pertinence de certaines hypothèses de travail formulées par Lahouari Addi. Sur le plan conceptuel, il est clair qu’un processus démocratique repose, fondamentalement, sur la souveraineté absolue du peuple. S’agissant du rôle de l’institution militaire, sujet de prédilection dans les échanges avec Lahouari Addi, je suis arrivé à la conclusion que, désormais, l’institution militaire, même dans les circonstances les plus graves, n’a plus vocation à se substituer à la volonté du peuple. Tout au plus, peut-elle accompagner cette volonté populaire lorsqu’elle est requise de manière légitime. C’est, je le pense, cet état d’esprit qui va prévaloir au sein de la nouvelle élite militaire. Par conséquent, la thèse récurrente de la domination de la vie politique par l’armée et de sa régulation par les services de renseignement relèverait, de plus en plus, de la fiction. La transformation du système n’est plus assujettie, de ce fait, à une implication opérationnelle de l’institution militaire. Je n’affirme pas cela pour disculper les chefs militaires qui sont considérés comme à l’origine de la crise actuelle. Encore une fois, je me situe sur le plan de la connaissance scientifique pas du jugement moral. Force est de constater que le monde évolue à un rythme devant lequel seuls les protagonistes officiels en Algérie semblent désemparés. C’est à ce titre que la léthargie qui frappe l’élite politique du pays avec cette résignation qui se nourrit d’une soumission volontaire à l’état des choses devient consternante. Ce n’est pas en invoquant, à chaque détour de phrase, la prééminence politique de l’armée et la domination des services de renseignement sur le fonctionnement de l’Etat que l’élite politique contribuera à faire renouer l’Algérie avec sa marche vers le système démocratique. C’est un comble, à cet égard, que ce soit un néophyte qui appelle l’attention d’un éminent sociologue sur le cours impétueux de la dynamique sociale. Il faut parvenir à mobiliser le peuple algérien et l’imprégner du sens du combat à mener. C’est incontestable. Khatib Youcef, plus connu sous le nom de colonel Hassan, se référant à l’âge de la plupart des chefs de la guerre de Libération nationale et des moudjahidine qu’ils commandaient, me rappelait, à cet égard, tout récemment, que «c’est la jeunesse qui a fait triompher, en dernier ressort, la Révolution algérienne». Comment songer à faire renouer l’Algérie avec le progrès, le développement et la justice lorsque le fil est si ténu, pour ainsi dire inexistant, entre l’élite officielle, apparente, et tous ces jeunes qui constituent la réalité du peuple algérien ? Conquérir la société réelle, en faire un levier de transformation du système, la doter d’un vrai projet national, voilà le défi. Lorsqu’un peuple déterminé se met en mouvement, toutes les forces du monde liguées ne peuvent lui résister. Rendons grâce à Lahouari Addi qui a eu l’idée lumineuse, à cet égard, de recueillir, quelque temps avant sa mort, de la bouche du défunt commandant Si Moussa, un protagoniste essentiel de l’état-major de l’ALN, cette formule de bon sens : «Il faut aider l’armée à cesser d’être un pilier du régime pour devenir, avec l’administration, un pilier de l’Etat.» Mais voilà qui nous éloigne, quelque peu, de l’objet initial de ce commentaire. En quoi, malgré nos positions divergentes, nous pourrions, Lahouari Addi comme moi-même, contribuer à rendre au peuple algérien la clarté de sa conscience ? Tout récemment, j’ai rendu visite, donc, au siège de la Fondation de la Wilaya IV qu’il préside, à ce chef de la guerre de Libération nationale, si digne et si humble, le colonel Youcef Khatib dit Si Hassan. Egal à lui-mémé, je l’ai vu évoquer en termes émouvants ses compagnons disparus, regrettant, sincèrement, que toute la masse de documents accumulés par la Fondation qu’il anime ne soit pas exploitée, à bon escient, ou si peu, par les chercheurs et étudiants algériens qu’il n’a cessé de solliciter. Il a tenu à souligner qu’aucune caution ni garantie n’était exigée pour accéder à ces archives et matériaux, sinon l’engagement d’en faire usage scientifique, pas même apologétique. M’intéressant, également, à la trajectoire brisée du moudjahid Abbas Laghrour, cet autre dirigeant méconnu de la guerre de Libération nationale, je pris contact avec son frère cadet qui s’efforce, avec une rare application, à reconstituer le fil de l’histoire occultée sinon malmenée de la Wilaya I. Quelle ne fut ma stupéfaction d’apprendre que l’officier français qui combattit Abbas Laghrour dans les maquis aurésiens s’était livré, de bonne grâce, à une longue séance d’enregistrement d’un témoignage circonstancié, particulièrement éclairant sur l’aptitude au combat du défunt Abbas Laghrour. Combien de témoins oculaires survivants du combat de Abbas Laghrour se sont donné la peine de consigner leur témoignage ? Combien de chercheurs et d’étudiants algériens se sont imposé la mission harassante d’aller à la rencontre de ces survivants pour les aider à exorciser les démons qui sommeillent toujours dans leur conscience ? Voilà en quoi je considère, la mort dans l’âme, que nous tous, intellectuels algériens, portons une part de responsabilité dans l’issue préjudiciable à la mémoire nationale de ce combat d’idées qui se dessine entre les deux conceptions opposées de l’histoire, l’histoire manipulée à des fins politiques et l’histoire scientifique destinée à cultiver «le remembrement du fonds commun de la nation algérienne», selon l’heureuse formule du regretté Mostefa Lacheraf. En lui permettant de remem brer son fonds commun, nous apportons au peuple algérien le le vain dont se nourrissent, toujours les nations qui veulent marquer de leur empreinte l’histoire universelle.
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