Un roman polyphonique à la 1re personne
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Le style de Taos Amrouche se fait ici très nuancé en devenant incisif, relevé, condensé, direct. Chaque mot est porteur d’une infinité de sens. Le texte est d’une lecture agréable, l’omniprésence de la locutrice narratrice vous donne l’impression d’être pris par la main pour être conduit dans les méandres d’une longue odyssée.
L’Amant imaginaire présente cette originalité de faire la synthèse d’un grand nombre de genres romanesques. Il est à la fois polyphonique, psychologique, épistolaire, classique, fictif. Il est beaucoup plus fictif que réaliste dans la mesure où l’auteur est en quête constante d’un être qui réponde à ses rêves pour se sentir pleinement comblé. Et son cas est la parfaite illustration du vers célèbre de Lamartine «un seul être vous manque et tout est dépeuplé».
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Un roman inclassable
L’auteur nous donne l’illusion d’être dans l’autobiographie alors que le roman est le fruit d’une imagination fertile. Mais pour qui connaît bien Taos Amrouche, on a l’impression de retrouver au fil des pages les péripéties qui ont marqué sa vie dure qu’elle nous a relatée dans Rue des Tambourins dans lequel elle nous a beaucoup parlé de sa grand-mère qui lui a rendu la vie difficile par ses exigences , ses coups d’aiguille, par exemple lorsque celle-ci lui parlait du cimetière musulman et du cimetière chrétien séparés par une frontière à fortes connotations. «Moi, j serai enterrée ici, toi et tes parents vous le serez de l’autre côté», lui avait-elle rappelé un jour ; Taos n’était alors qu’une petite fille qui n’avait pas besoin de le savoir.
C’est toute cette ambiance familiale faite de contradictions et vivant aux antipodes qui a fait de l’auteur quelqu’un qui se cherche sans cesse et qui justifie en partie ce roman à la première personne, indicateur d’une obsession perpétuelle, celle de l’héroïne restée marquée par le quotidien de ses années de jeunesse déterminantes pour le restant de sa vie. Ce dont elle a été profondément marquée, c’est de la vent de la villa de Tunis, sa maison natale, et de l’installation de la famille en France, autre déracinement dramatique.
Ce passé qui lui revenait dans ses hauts et ses bas, alimentait son imagination. Imaginer un monde meilleur, rêver d’une famille stable et équilibrée, quoi de plus naturel pour une fille qui cherche à vivre et à s’épanouir pleinement. Aussi, ne peut-on pas considérer comme légitime son désir d’avoir un homme qui lui appartienne entièrement à elle et qui pourrait lui servir de protecteur contre tous les aléas de la vie.
Olivier qui lui avait été choisi ou que le destin lui avait mis en chemin ne répondait pas à ses aspirations. Il n’a pas toutes les qualités de l’homme dont elle s’est fait une parfaite configuration et qu’elle a appelé Marcel. «Je continue tard dans la nuit mon soliloque désespéré. Quel remède inventer , moi qui n’ai même plus conscience de mon corps, tant il s’est amenuisé, Je veux connaître le nom de cette maladie de l’âme qui me torture dans mon lit : la jalousie ? Ce ne serait rien. Non, c’est plus vertigineux et extravagant ! Car Marcel, je ne l’aimais ni plus ni moins qu’auparavant, mais il s’éloignait vers les rives de l’enfer tandis que moi, consciente de mon ridicule, j’étais là, dans la nuit, à gémir. J’appelais à moi toutes les fleurs, les bêtes libres des forêts, et toute la féminité, la fécondité de la terre. Je leur demandais de ramener Marcel, de l’armer contre les séductions perverses et de le délivrer.»
Que de pages elle a consacrées à son intériorité sans cesse tiraillée entre le réel et l’imaginaire par l’homme dont elle rêve et dont elle n’a que des images fuyantes.
Comme dans un moment de délire, elle s’adresse à lui : «Marcel, tu ne peux pas croire que je t’épie. Dis-moi que je mérite encore ta confiance. Bien entendu, tu as ma confiance : s’il en était autrement, je t’aurais jetée par la fenêtre ! »
Dans cette spirale en perpétuel mouvement, l’héroïne cherche tout ce qui peut mieux exprimer son destin tragique comme les proverbes qui émaillent ses belles pages. «La chose indivise est comme un vêtement pestiféré ! » en est un beau pour rendre sa jalousie qui venait d’atteindre un point de non retour.
Ainsi, elle imagine Marcel devenant esclave d’un vice ou de quelqu’un qui la pris. Son «je» dominant le dit de manière poignante et tente d’impliquer le lecteur face à un drame qui s’acharne sur elle. Mais il faut une imagination fertile pour arriver à se mettre dans la peau d’un personnage qui souffre intérieurement.
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Un journal pour mieux s’extérioriser et en faire une thérapie
Incontestablement, le roman bien balisé, excite la curiosité pour les lecteurs connaisseurs. Il peut se lire d’un seul trait, et il rappelle les Raisins de la colère de Steinbeck, bien qu’il soit d’un tout autre contexte. Chaque page que vous lisez comporte des références temporelles qui vous situent par rapport à l’ensemble.
A la différence du roman journalistique des Antillais, cette œuvre de grande envergure par son contenu et d’un contenant assez bien élaboré pour servir de modèle, est une peinture des caractères presque atypiques dans le respect de la chronologie où tout devient possible. Pourtant, que de moments imaginaires qui se succèdent en nous faisant vivre des moments forts faits d’émotions, de retournements de situations, de déceptions, de satisfactions éphémères.
Le «je» est omniprésent comme dans un tribunal populaire où le parleur, représentant de toute la collectivité et de la sagesse ancestrale dit tout ce que les autres méritent d’entendre, sauf que là il s’agit d’une obsession qui va crescendo et qui ne pourrait pas se raconter sur une place publique. Ce que confirme l’auteur par ces propos clairs : «Un livre d’obsédée ? Sans aucun doute. Mais d’obsédée lucide. Quant j’aurai percé mes boutons, un à un, peut être aurai-je un épiderme sain ? »
Il arrive que parfois on laisse de côté les sentiments pour laisser place à l’histoire de la famille, une digression pourrait-on dire pour donner du piquant au roman. «Nos parents ont déjà quitté leurs montagnes ancestrales, dans une semaine, ils seront à Paris. Et Olivier prépare son départ pour Dax ! Des détails qui pourraient paraître inutiles mais qui sont tout de même importants pour penser à une autobiographie. Autre détail important qui entre dans le destin de Taos, c’est sa vocation de chanteuse malgré elle on dit qu’une fois des voix intérieures se sont adressées à elle pour lui demander de chanter. Et ce qu’elle a chanté c’est tout le répertoire de toutes les grandes mères de son village.
On relève ainsi à la page 298, le passage suivant : «Qui m’eût dit qu’après tant d’années, Juan Escandon continuerait à penser à moi et à parler de mes chants avec admiration, lui qu’un jour j’ai cravaché par ces mots : «Si même tu devais marcher jour et nuit et ta vie durant, tu n’arriverais pas au bout de mon mépris ! » Pourtant, il était orgueilleux comme un Espagnol sait l’être. Ayant appris mes fiançailles avec Olivier, il m’avait envoyé à Lisbonne une carte très humble à laquelle je n’avais pas répondu… »
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Un genre épistolaire incontestable
Nous sommes certains que le genre épistolaire a pris le dessus. Des lettres, que de lettres de Amélia à Marcel ! Souvent des lettres sans réponses !
Dans ce genre, il arrive que l’envoyeur se confonde avec l’expéditeur pour n’en constituer qu’un seul personnage. Ceci à la manière de Voltaire, la Nouvelle Héloïse de Rousseau, ou des Liaisons dangereuses de Laclos, parce qu’elles émanent d’un destinateur ou d’un destinataire ; les lettres sont toutes de belle facture.
Et pour comprendre que tout ce situe dans l’imaginaire, la lettre (page 424) qu’elle envoie à Marcel et qu’elle vouvoie, dit dans ce langage qui nous éclaire : «Je sais Marcel, que vous ne pouvez pas éprouver de joie à me voir souffrir, que vous souhaitez, au contraire, de tout votre cœur, que l’apaisement vienne enfin.»
Ainsi un beau rameau, hélas ! qu’ai-je fait ? J’ai laissé pousser par mégarde de longues épines furieuses qui ont caché les fleurs.» Et la lettre dont on peut imaginer la suite, continue au point de se confondre avec le texte du journal.
Et l’auteur se laisse guider par les proverbes. Elle nous cite celui-ci : «Qui ne s’incline pas n’entre pas», qui lui a donné tout le courage nécessaire pour répondre à Marcel par une lettre décisive et de se comporter à la manière d’Antigone.
Mais les propos de Taos ne cessent pas de nous brouiller les pistes. Elle dit : «L’histoire d’Amé – mon héroïne – à peine achevée, c’est à André Gide que j’eusse aimé pouvoir la confier. Il me semble, en effet, qu’il aurait pu me dire mieux que personne s’il percevait dans ce drame la tragique voix de l’Afrique, qu’il aurait pu me rassurer et comprendre mon dessein, lui qui toute sa vie fut à la recherche de sa vérité, avec un courage, une ténacité exemplaire. L’histoire de mon Aména est, à mes yeux, un drame essentiellement africain.
L’héroïne n’est pas d’ici. elle porte en elle le tourment, l’insatisfaction et le sentiment d’un irrémédiable exil. Aména est une transplantée, une inadaptée dont les racines sont à nu et qui entend crier ses racines.»
Ce sont là des propos qui nous donnent toutes les raisons de penser à une autobiographie. Même si tout ce passe dans l’imaginaire, Aména n’est que Taos déguisée. Un roman à consommer avec modération tant il est copieux.
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L’Amant imaginaire, Marcel éditeurs, 436 pages
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13-08-2008
Boumediene A.
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