… ou quand les services secrets français enseignent la torture
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Nouvel ouvrage du criminel de guerre Paul Aussaresses
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Je
suis arrivé à Brasilia en octobre 1973 comme attaché militaire auprès
de l'ambassade de France. J'ai été présenté tout de suite à
l'ambassadeur Michel Legendre.
- Il savait qui vous étiez ?
- Oui, bien sûr, le correspondant de la Maison sur place l'avait mis au courant. Il connaissait mon pedigree.
- Quelles étaient vos attributions ?
- Je devais nouer ou entretenir des contacts diplomatiques avec les
autres attachés militaires en poste au Brésil. Je faisais bien sûr
aussi du renseignement.
- Vous arrivez à Brasilia quelques mois après l'arrivée au pouvoir d'un
régime militaire, en Uruguay, en Bolivie et trois semaines après le
coup d'Etat au Chili. Quelle coïncidence !
- C'en est une, je vous l'assure. Je me souviens bien de la date du
coup d'Etat de Pinochet, le 11 septembre, parce que c'est
l'anniversaire de la mort de Guynemer, qui a disparu au cours d'une
mission aérienne.
- C'est un moment béni pour faire du renseignement.
- Oui, mais au début de mon séjour à Brasilia, j'ai un peu pataugé, car
les événements que vous venez de décrire étaient trop frais. Je n'avais
pas encore eu le temps d'activer les réseaux que la Maison possédait au
Brésil, et je n'avais pas encore constitué les miens.
- Vous n'êtes pas resté inactif, ce n'est pas dans votre nature. Vous
avez retrouvé certains de vos anciens élèves de Fort Bragg.
- Oui, j'en ai retrouvé quelques-uns. Ils étaient gouverneurs de
province, commandant, de grandes unités militaires, chefs d'état-major
dans certains régiments brésiliens. Je leur ai rendu visite. J'ai
renoué les contacts.
- Au moment de votre arrivée, le Chili était au cœur de l'actualité.
Vous vous êtes tout de suite mis sur le coup pour faire du
renseignement.
- Oui, mais sans grand succès, au début. Ce n'est qu'après l'arrivée à
Brasilia du nouvel attaché militaire chilien, Umberto Gordon, en
décembre, que j'ai emmagasiné les informations.
- C'est Gordon qui sera le chef de la DINA (Direction du renseignement
national), la police secrète de Pinochet, dans les années 80 ?
1- Oui.
- Vous le connaissiez avant ?
- Non, mais je savais qu'il avait été en stage à Fort Benning et qu'il
s'était spécialisé dans le renseignement. Nous avions souvent
l'occasion de nous rencontrer, notamment lorsque nous allions à Manaus
ensemble.
Nous avons sympathisé ; d'ailleurs, je l'ai revu après mon départ
officiel de l'armée. Il m'a été très utile pour régler un contentieux
que la boîte pour laquelle je travaillais, Thomson, avait avec son
pays. Je vous raconterai ça plus tard.
- Revenons au Brésil en 1974. Qu'est-ce que Gordon vous a appris ?
- Il m'a appris notamment que l'aide du Brésil à Pinochet avait été
importante dans la préparation du coup d'Etat, essentielle même.
- C'est-à-dire ?
- Que le général Emilio Garrastazu Medici, président de la République,
avait mis à la disposition des putschistes chiliens des avions pour
amener sur place les types, le 1l septembre. C'était un véritable pont
aérien.
- Cela veut dire qu'ils étaient au courant du coup d'Etat de Pinochet avant qu'il ne le lance ?
- Bien sûr qu'ils étaient au courant. Le ministre de l'Armée du Brésil,
Orlando Geisel, a même envoyé un avion bourré d'officiers de
renseignement, le jour J. Ils ont servi à l'encadrement des policiers
lors des arrestations et des regroupements des opposants dans les
stades.
- Est-ce qu'ils ont envoyé des armes
- Bien sûr. L'aide en armement de toute sorte a été substantielle.
- Dites-moi, votre séjour au Brésil a été fertile en événements. Outre
les coups d'Etat dans les pays voisins, la junte militaire brésilienne
a changé de tête.
- Oui, mais cela s'est fait en douceur. Medici a passé la main à son ministre des Armées, Orlando Geisel.
- C'était un régime plus que dur ?
- Oui, mais le passage de Medici à Geisel a marqué un assouplissement du régime. Geisel avait la réputation d'être un modéré.
- Vous étiez bien vu des militaires brésiliens ?
- Bien sûr. Entretenir de bonnes relations avec eux faisait partie de
mon travail. Le représentant de la Maison à l'ambassade, un vieux de la
vieille, m'a mis en relation avec le nouveau chef du SNI (les services
secrets brésiliens), le colonel Joâo Batista Figueiredo. Il m'a dit :
"Je vais vous faire connaître vos équivalents. Surtout, ne cachez pas
que vous venez du Service. Tout le monde le sait.
Chez eux comme chez nous, on peut servir dans l'armée régulière et dans
les Services Spéciaux". J'ai rencontré Joâo Figueiredo au club des
paras de la garde présidentielle peu après sa nomination. Il
connaissait bien la France. Quand il était capitaine, il avait
participé à la campagne d'Italie dans les troupes du maréchal Juin. En
1944, il commandait une compagnie d'infanterie faisant partie d'un
petit corps expéditionnaire brésilien.
- Comment était-il, ce colonel Figueiredo ?
- C'était un type très sympathique, athlétique, présentant très bien.
- Et vous l'avez rencontré souvent ?
- Oui. Je l'invitais régulièrement aux réceptions de l'ambassade de
France, ce qui avait le don d'agacer notre cher ambassadeur. Il est
devenu un de mes meilleurs amis. Nous avions l'habitude de faire de
longues promenades à cheval ensemble. Comme je suis un bon cavalier, il
me prêtait, ce qu'il n'avait fait pour personne d'autre, son cheval
alezan "Comanche". C'est dire s'il avait confiance en moi.
- Quel était le rôle du SNI ?
- C'était surtout de lutter contre les opposants politiques de toutes
sortes, des gauchistes aux communistes, qui avaient été en stage en
Union soviétique ou dans les pays satellites.
- Justement, est-ce que vous avez aidé Figueiredo dans son "travail" de lutte contre les opposants ?
- Moi ? Sur le terrain, oh non ! Il n'avait pas besoin de moi.
- Il connaissait toutes les techniques contre la subversion ?
- Bien entendu, il connaissait tout ça. Je n'avais pas grand-chose à
lui apprendre, mais de temps en temps, il nous arrivait de partager nos
expériences…
- Vous le fréquentiez parce que c'était une source de renseignements.
- Bien sûr. Mon rôle, c'était de fréquenter ces gens-là, c'est une
évidence. Pour obtenir des informations, il faut bien rencontrer du
monde. C'est ce que j'expliquais sans grand succès à l'ambassadeur de
France, qui voyait d'un mauvais œil mes relations. En entendant les
mots escadrons de la mort, il se mettait très en colère.
- Justement, on dit que c'est Figueiredo qui dirigeait les escadrons de la mort... C'est vrai ?
- Oui, bien sûr, mais c'est une façon de parler. Cela ne s'appelait pas
vraiment les escadrons de la mort, mais on l'a présenté comme ça.
- Vous connaissiez aussi le commissaire Sergio Fleury, l'adjoint de Figueiredo ?
- Oui. Il était d'origine française, celui-là. L'ambassadeur de France ne pouvait pas le sentir.
Il traînait une mauvaise réputation depuis qu'il avait réglé l'affaire
de l'enlèvement de l'ambassadeur des Etats-Unis au Brésil par les
révolutionnaires et anéanti plusieurs groupes marxistes.
- Racontez.
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- C'est une histoire qui n'est pas connue dans les détails. A la fin des années 60, il y avait au Brésil un leader communiste, Carlos Marighella, qui faisait beaucoup parler de lui. Il avait été en Tchécoslovaquie, où il avait appris les théories de la guerre subversive. Revenu dans son pays, il avait rédigé un manuel de formation, créé son parti et décidé de se faire connaître en menant des actions de guérilla et en organisant des évasions de prisonniers politiques. Il en avait réussi quelques-unes, mais son coup d'éclat, c'est l'enlèvement de l'ambassadeur des Etats-Unis au Brésil. Cela se passe en 1969, je crois. Pour libérer son prisonnier, il exige trois choses. Il veut que le gouvernement lui verse une rançon de cent mille dollars. Il veut qu'une centaine de prisonniers politiques soient libérés ; enfin, il exige qu'un texte justifiant son action révolutionnaire soit lu à la radio nationale brésilienne. C'est ce point qui fait problème pour les Brésiliens et les Américains. Il n'est pas question de diffuser, sur les antennes de la radio, de la propagande contre le gouvernement et contre les Américains. L'enlèvement fait la une des journaux et, dans la population, Marighella devient un héros.
Il faut agir vite. La police et le SNI reçoivent l'ordre de neutraliser Marighella à tout prix. C'est-à-dire, pour ceux qui n'auraient pas compris, sans respect des droits de l'homme et de la convention de Genève. Les informateurs des services secrets se lancent donc à la recherche du bonhomme. Les dénonciations pleuvent, plus ou moins fantaisistes comme toujours. Les conversations sont écoutées dans les bars. Finalement, à San Paulo, des promeneurs repèrent Marighella en compagnie d'un jeune homme, très bien habillé, qui est vite identifié. C'est un fils de bourgeois vivant dans les beaux quartiers, où ses parents lui ont payé un appartement confortable. Le mystérieux escadron de la mort, qui n'existe pas mais qui est très actif, arrête le jeune homme et le boucle. Il ne parle pas. Les parents s'agitent et la maman, qui connaît un officier, membre présumé de l'escadron, lui rend visite. Elle le supplie, lui affirme que son fils n'a aucune sympathie pour les terroristes et que s'il a été vu avec eux, c'est qu'il est tout simplement victime de chantage. L'officier accepte ce pieux mensonge et accompagné de la maman, de policiers et de chiens, il perquisitionne l'appartement du jeune homme. Dans la penderie, ils trouvent de beaux vêtements bien rangés et d'autres sales et usés. Il est manifeste que les vieux habits ont appartenu à Marighella et que l'étudiant l'a habillé de pied en cap pour qu'il change d'aspect. Les chiens flairent les vieux vêtements et se mettent sur la piste. Il ne leur faut pas beaucoup de temps pour trouver le terroriste, qui s'est caché dans une maison du quartier. Carlos Marighella, cerné, ne se laisse pas prendre. Il tire sur les policiers et, malheureusement, il est abattu dans la fusillade. Sergio Fleury, qui a dirigé l'opération, se voit reprocher de ne pas l'avoir pris vivant. Mais les papiers trouvés sur le cadavre sont une mine pour les enquêteurs. Ils découvrent un gros paquet d'adresses qui valent tous les interrogatoires. L'ambassadeur des Etats-Unis est retrouvé sain et sauf, et c'est le début de la fin pour les réseaux révolutionnaires les plus radicaux du Brésil. Les terroristes seront retrouvés, un à un, grâce au fameux carnet d'adresses de Carlos Marighella. Ils seront exécutés sans autre forme de procès par Sergio Fleury et ses hommes.
- Si j'ai bien compris, grâce à Sergio Fleury et Joâo Figueiredo, vous saviez exactement ce qui se passait dans le pays ?
- Parfaitement. Et je peux vous dire que c'était très utile pour les
représentants de la France sur place. Une fois, par exemple, nous nous
sommes fait tirer les oreilles par le ministère des Affaires Etrangères
parce qu'un citoyen français avait disparu au Brésil. Le Quai d'Orsay
envoyait message sur message à notre ambassadeur à propos de cette
disparition. Nous avions lancé des recherches, car on se demandait s'il
n'avait pas été capturé par la police ou par les militaires brésiliens.
Pour notre ambassadeur, Michel Legendre, si cette personne était
emprisonnée au Brésil, nos consuls devraient forcément en être
informés. Tous les consulats du pays avaient été contactés, en vain.
Là-dessus, Laurent Schwartz, le savant, la lumière des mathématiques à
la Sorbonne, arrive au Brésil. Je ne sais pas s'il est venu uniquement
pour cela, mais je sais qu'il a rendu visite à l'ambassadeur pour lui
demander des explications sur cette disparition.
Notre ambassadeur, que je voyais tous les jours, me demande conseil.
D'après Laurent Schwartz, ce Français à l'esprit aventureux est parti
en Argentine ou en Uruguay pour rejoindre les Tupamaros ou un mouvement
similaire, et il a bien pu passer au Brésil. Il est vrai que les
incursions des mouvements révolutionnaires d'un pays à l'autre sont
fréquentes, car les frontières sont plus que poreuses. Je dis à
l'ambassadeur que le seul qui pourrait nous renseigner, c'est
Figueiredo, et je lui propose, tout simplement, de l'inviter à dîner à
l'ambassade pour lui poser carrément la question.
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A la fin du repas, l'ambassadeur, qui a fait tout de même bonne figure, expose le problème au patron des services secrets brésiliens. Il lui explique que le Quai d'Orsay est sur son dos presque quotidiennement à ce sujet et que des personnalités françaises s'agitent. Figueiredo répond que si le jeune Français est en Argentine, ce ne sont pas les Brésiliens qui pourront le retrouver, mais il précise qu'il existe entre l'Uruguay, l'Argentine et le Brésil des échanges entre combattants révolutionnaires. Ils se rendent parfois des services pour des opérations de guérilla. Il se peut que les Tupamaros aient fait un coup de main ici ou là dans lequel le Français a été arrêté. Qui sait ? Il est peut-être mort. Je trouve ce sous-entendu curieux et je demande à Figueiredo si, par hasard, il n'est pas arrivé à notre Français quelque chose au Brésil. Figueiredo feint de prendre la mouche et veut que j'explicite ma pensée.
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M. B.
05-05-2008
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