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Hamid Skif
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Hamid Skif est né à Oran en 1951. Poète à ses débuts, il a été cité, en 1971, dans l’Anthologie de la jeune poésie algérienne rassemblée par Jean Sénac. Egalement journaliste, il a travaillé à l’hebdomadaire Révolution africaine et au quotidien La République. En butte à des tracasseries du pouvoir, il continue cependant à publier poèmes, scénarios et nouvelles, qui sont parfois jugés « dangereux » ou « contre-révolutionnaires » par les organes médiatiques nationaux. Dans les années quatre-vingt dix, il échappe à plusieurs tentatives d’assassinat. Il vit depuis 1997 à Hambourg en Allemagne, en « transit temporaire » selon son expression. Il est l’auteur entre autres d’un recueil de nouvelles Citrouille fêlée (1998) et de plusieurs romans, dont La Princesse et le clown, (1999), Monsieur le Président (2002), tous trois publiés sur le site Internet des éditions « 00h00.com ». Il prépare actuellement un livre sur le peintre Abdelkader Guermaz qu’il a connu dans son enfance.
La géographie du danger
Mon voyage a débuté sous une lune à peine naissante, dans le froid saisissant d’une nuit d’hiver. Nous marchions dans la neige, les pieds enveloppés de chiffons censés tromper d’éventuels poursuivants. Il fallait, disait le guide, ne laisser aucune trace de notre passage. Nous avions remis nos dernières économies au passeur, perche taciturne employant quatre acolytes peu loquaces, chargés de convoyer notre troupe à travers passes enneigées et massifs forestiers avant de nous livrer aux chemins de traverse, pas plus de trois à la fois. Aucune parole n’était permise. Il fallait taire la douleur, ne pas geindre lorsqu’une aiguille de silex nous arrachait un cri cadenassé derrière les dents murées, à peine respirer, exhaler ces nuages de vapeur faisant de nous des cheminées mobiles accrochées les unes aux autres pour éviter de tomber. Nous étions avertis : ceux qui glisseraient seraient laissés au bord du chemin. Nous avions payé trop cher pour nous écrouler si près du but. Il fallait avancer coûte que coûte, refuser de penser et aller de l’avant. Le passeur n’avait pas menti. Les squelettes bordant la piste, à peine un sillon, confirmaient ses propos. Les garde-frontières tiraient à vue. Il fallait toujours progresser, ne jamais s’arrêter. Ceux qui, par malchance, devaient faire leurs besoins les feraient sur eux. Il est des périls plus graves que de sentir mauvais.
Avant l’aube, nous avions franchi le sommet. Nous devions redescendre l’autre versant, toujours attachés les uns aux autres. Nous pouvions, si l’un de nous faisait un pas malencontreux, nous écraser au fond d’un ravin, être entraînés dans une chute dont peu sortiraient vivants. En dépit de la forte déclivité, il fallait courir et dévaler, en sautant par-dessus les obstacles, la pente du vertige transformant nos pieds en pâtés de chairs sanguinolentes. Nous ne pouvions remettre nos chaussures, suspendues autour du cou, que sur la grand-route. Un clandestin se repère à l’état de ses godasses. Les nôtres étaient neuves, fournies par le passeur et comprises dans le forfait de la traversée.
Pour faire bonne figure, il avait muni de provisions de bouche. Un clandestin se reconnaît à son teint. La faim n’avait pas de prise sur nous. Nous y étions habitués. Ici, le froid la redoublait. Le véritable ennemi, c’était la peur, plantée en couteau cranté en travers de la gorge, nouant les tripes en cordage. Une balle, une seule, ça fait peur. Il y avait de quoi pisser sur soi, vomir toutes les heures sans cesser de courir. La frousse, ça fait mal, même quand on n’a rien à rendre que la bile des mauvais jours.
Je fis sur moi en courant. De puer si fort me donna le tournis. Pourquoi étais-je là ? Il fallait progresser sans cesse, rejoindre l’autre bord. Dans mon cerveau se bousculaient les bruits informes de ma jeunesse réduite à une fuite éperdue devant la calamité des geôles et rien-à-manger, refrain obsédant nos journées. Je revoyais les miens, mendiant le silence de leurs propres corps pour mourir dans la dignité que nulle privation ne peut offrir. Il ne me restait plus qu’à courir. Toujours se hâter, ne plus regarder derrière soi et parcourir, en une nuit de gel et un jour d’épuisement, l’espace me séparant du pain que ma bouche n’avait su trouver.
A l’orée du massif forestier, nous avions perdu deux hommes et une jeune femme à peine sortie du cœur épanoui de l’adolescence. L’espoir du repos fut assombri par le décompte fait à voix caverneuse par le guide nous intimant l’ordre du départ. Le répit était dangereux, certains risquaient de s’endormir. S’il y a un mot que je garde de cette traversée, un ordre péremptoire maudit, c’est bien ce « Il faut » brandi au-dessus de nos têtes par notre berger. Le franchissement de la forêt se fit au pas de course. Nous ne sentions plus nos pieds, seulement les piqûres d’aiguilles sur nos visages. Les gouttes de sang perlaient sur les fronts et les joues. Il ne fallait pas se retourner. Après les garde-frontières nous pouvions être la cible de chasseurs. Effarés, nous percevions de rares trouées de lumière balisant le chemin entre les arbres, couvrant notre marche forcée de pépiements d’oiseaux inquiets de cette piteuse colonne avançant sur le qui-vive, bondissant dans les rares clairières, tendue, attentive aux bruits. Le voyage à travers ce peuple d’arbres, de fondrières, de moraines dura une journée. Nous parvînmes enfin au bivouac, grange de fortune aux litières de paille. Nous eûmes droit à un casse-croûte et à un baril d’eau de pluie pour étancher notre soif. Je peux enfin me débarrasser de la puanteur qui faisait grimacer mes compagnons.
J’étais entré dans ce pays avec des chaussures neuves me faisant souffrir à hurler, les bras ballants, la veste fripée, les yeux fixés sur les hauteurs. Le guide l’avait dit : relever la tête, éviter d’avoir l’air craintif du clandestin. Il fallut emprunter l’autocar, puis prendre le train en montrant une adresse crayonnée sur un bout de papier, taire la faim, concasser la peur, la broyer en respirant à pleins poumons et enfoncer ses mains dans les poches. Ça leur évite de trembler à la vue du premier uniforme.
Quatre ans que je vis ici. La peur m’habille de pied en cap. Elle me signale le danger et je lui sais gré de me tenir compagnie. Sans elle, je serais perdu. J’ai vu des tas de compagnons d’infortune trahis par les folles promesses de l’assurance. Ma peur, je la tiens en laisse. Nous parlons quelquefois. C’est bon de parler à quelqu’un.
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Editions APIC, Alger, 2007
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Quand l’écriture vibre de la fureur d’exister
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Le narrateur de La Géographie du danger est un clandestin qui, après une traversée dont les épisodes tragiques sont contés avec l’éclairage d’une réalité cruelle, se retrouve cloîtré en Europe, dans un pays qui n’est pas nommé, où il vit dans la peur d’être arrêté. A part cette première scène (voir extrait), le récit se déroule dans sa presque totalité en huis clos. C’est un récit qui conte, dans ses détails les plus prosaïques, les aléas de l’enfermement : faire le moins de bruit possible, se distraire — si peu — en observant les voisins dans leur vie quotidienne, tromper la solitude. Dans son isolement, le narrateur — un homme sans nom — se remémore dans des passages en italique les personnages de son passé dans son pays natal : le passeur, le flic qui était son bourreau, ses ancêtres. Au quotidien, il n’est en contact qu’avec une seule personne, Michel, un étudiant qui lui a fourni l’appartement où il réside, lui amène à manger et lui donne des nouvelles de l’extérieur. Le style très direct, dont on sent en même temps qu’il a été maintes fois ciselé, et où l’on retrouve l’influence de Skif poète, réussit à rendre palpables les sentiments qui agitent le narrateur dans son enfermement. La lassitude, la faim, celle « qui vous dévore, qui fait de vous une bête, un chien, une chenille ». Mais surtout la peur. La peur de sortir, d’être repéré, arrêté, refoulé. Une peur qui « noue les tripes ».
Cette existence de mort-vivant se craquelle petit à petit quand le narrateur commence à montrer des velléités de révolte, à vouloir sortir, à défier les angoisses de Michel, puis bascule complètement à travers la rencontre amoureuse avec Nicole. Point d’orgue du récit, c’est cette rencontre, tellement improbable et inattendue, qui rend au narrateur sa fureur d’exister, lui donne l’énergie de revendiquer son droit à vivre : « Je galope à ses côtés, emporté vers une terre où je ne suis plus cette bête que l’on chasse du fusil de la haine ». Une rencontre qui donne au roman une richesse nouvelle en dévoilant toute la complexité des rapports humains, car c’est elle qui déclenche la jalousie de Michel. Lui exige l’exclusivité de la charité. Il finira par dénoncer le clandestin, c’est en tous les cas ce que suggère le texte. La scène finale du roman, l’arrestation du narrateur dans l’appartement où il vivait avec Nicole est dépeinte dans toute sa brutalité. Mais face à la violence policière, le narrateur réplique par un virulent réquisitoire, pulvérisant cette violence physique comme un vain bouclier brandi par l’Europe forteresse. « Vous nous bombardez de cette aisance qui coule de l’écran et vous voulez qu’on reste là, retraités dès l’enfance, assis sur nos culs à crever de soif et de faim, à quelques kilomètres de votre mangeoire, et vous nous fermez vos portes et vous nous interdisez d’entrer dans votre chenil et vous bâtissez des murs, mais on vous fait la nique. On niquera tous les murs ». Dans ce passage final, la peur change de camp. « Notre armée est de l’autre côté du rivage, prête à toutes les audaces », prévient le narrateur.
Un passage qui semble justifier la réputation d’écrivain engagé de l’auteur de Monsieur le Président (2002). Lui la réfute systématiquement, refusant de se poser « en idéologue ou en guide ». En donnant la parole aux sans-voix de ce siècle, il estime ne faire que son simple devoir d’écrivain : « s’interroger et interroger le monde sur le pourquoi des choses, questionner en permanence le réel et le devenir ».
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Dina Heshmat
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