Une mémoire singulière celle des enseignants de français.
.
.
Le 15 mars 1962 a vu le lâche assassinat par les criminels commandos de l’OAS de six instituteurs algériens et européens mêlés, qui étaient engagés pour l’Algérie, pour les Algériens et pour l’indépendance :
Mouloud Feraoun, Max Marchand, Ali Hamoutène, Salah Ould Aoudia, Robert Eymard et Marcel Basset, auxquels il faut rendre hommage en cette date anniversaire.
Dans le retour de mémoires sur la guerre d’Algérie, celle des instituteurs et enseignants a été assez inaudible jusque-là.
.
Dans un ouvrage en parution aux éditions Sudel UNSA, Instituteurs et enseignants en Algérie. Les luttes enseignantes dans la décolonisation 1945 - 1965 par Aïssa Kadri et Ahmed Ghouati analyse d’un point de vue socio-historique cet engagement. Cet ouvrage en deux volumes est le résultat d’une enquête commanditée par l’UNSA Education et l’Institut de recherche sur le syndicalisme (IRES) à l’Institut Europe Maghreb de Paris 8. Une enquête qui a touché un large échantillon d’instituteurs et d’enseignants du secondaire en Algérie dans les années 40 - 60 d’origine européenne et musulmane, selon les catégories d’assignation de l’époque, formés à l’Ecole normale de Bouzaréah. Aussi, cet ouvrage, par la restitution de la mémoire de ces instituteurs, de leurs rapports au système colonial et à ceux qui l’ont subi et combattu, questionne l’Ecole coloniale dans le contexte d’aujourd’hui, un contexte marqué par un révisionnisme historique consacré par la loi du 23 février 2005 et son article 4 sur les aspects positifs de la colonisation. Par ailleurs, un colloque co-organisé par l’Ecole normale supérieure de Bouzaréah, l’Institut Europe Maghreb et l’UNSA Education doit se tenir en mai à Alger sur le thème « La Bouzaréah entre passé et présent. » Àïssa Kadri, sociologue, répond aux questions.
On cite l’école comme un bienfait de la colonisation. Pourtant l’école n’a touché qu’une infime partie des Algériens ...
Nul doute que la colonisation a été un processus d’exploitation, de répression, de marginalisation, d’exclusion, de dénis de droits, fondé pour une large part sur une idéologie de l’inégalité des races. En tant que capitalisme colonial, elle a procédé à des recompositions des attitudes, comportements et représentations des groupes dominés, obligés de s’adapter ou de disparaître. Les thuriféraires de la colonisation prennent l’exemple scolaire pour mettre l’accent sur les effets « positifs ». Or, l’effet sur le plan des effectifs scolaires concernés a été dérisoire. Il y a à peine 10% d’une classe d’âge scolarisable qui sont scolarisés au début de la lutte de Libération nationale. Dans le même moment, plus de 97% des enfants européens étaient scolarisés. En outre, la scolarisation a concerné tardivement les Algériens. Tout au long de la colonisation et jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale des freins ont été mis à la scolarisation des Algériens. Les textes juridiques de 1946 à 1949 chargés de relancer la scolarisation et d’unifier les enseignements pour indigènes et Européens n’ont pas fait évoluer les choses. Les Algériens sont restés massivement en dehors de l’école. Très peu d’entre eux sont passés par l’université (moins d’une cinquantaine dans les années 30). Si bien que dans les années 1950 - 1960 les Algériens préféraient se rendre en « métropole » pour pouvoir accéder à l’université. L’école n’a pas eu d’effet important sauf à produire une toute petite élite, très différenciée, en instituteurs et en médersiens et quelques universitaires (qui se comptaient sur les doigts d’une main pour les sciences exactes et l’ingéniorat), dont la colonisation pensait qu’elle devait servir de canaux de contrôle de la société.
L’école n’a-t-elle pas été un instrument de la colonisation ?
L’école, et notamment dans son niveau supérieur, a été le lieu de production et de diffusion de l’idéologie coloniale, que l’on songe à ce qu’a été l’Ecole de droit d’Alger ou l’Ecole de lettres. Elle a été un instrument de la colonisation, mais qui s’est retourné contre elle, puisque tous les leaders du mouvement national qui sont passés par l’école disent qu’ils doivent beaucoup aux instituteurs qui les ont éveillés à leur conscience d’eux-mêmes. Beaucoup d’enseignants d’origine française se sont impliqués et ont été en porte-à-faux par rapport au colonialisme, si bien qu’à travers leurs syndicats et à travers leur action ils ont tenté d’infléchir la situation. Ils ont demandé l’enseignement de l’arabe dans les années 40 ; une école égale pour tous ; ils ont lutté contre le fait qu’on embrigadait les enseignants dans les unités territoriales, ils ont ouvert des cantines scolaires… Ils se sont impliqués dans les centres sociaux éducatifs qui ont été vus par une partie des troupes de répression comme des viviers du FLN. Dans le numéro 21 du 24 février 1956, de la tendance L’Ecole libératrice du SNI, Denis Forestier, secrétaire général du Syndicat national des instituteurs écrivait : « Nos camarades et nous-mêmes avions l’ambition, nous continuons à la nourrir, de placer l’école, en Algérie, au-dessus de cet atroce conflit, d’en faire une sorte d’asile de la raison, car elle se refuse à pratiquer la discrimination raciale ou morale, sociale ou religieuse. » Aussi faut-il s’interroger, non pas sur la réalité de la domination — quels effets positifs ?— qui a été, à n’en pas douter violente et longue, mais sur les résistances à celles-ci, résistances souvent souterraines et quotidiennes, nombreuses, variables, multiples et diverses et qui ont réuni de larges groupes sociaux, partie prenante des sociétés en présence, allant des plus radicaux aux plus humanistes qui ont rassemblé des musulmans, des juifs, des chrétiens, des instituteurs, des Porteurs de valises, des réfractaires à la guerre… dont beaucoup d’instituteurs et d’enseignants ont été des emblèmes et des ressorts, et ceci même dans l’ambiguïté de leur mission, qui consistait à transmettre les valeurs universalistes, une morale de la raison et du progrès, mais moulée dans des rapports sociaux coloniaux, en terre de colonisation, de peuplement, emblématique.
Comment expliquer que le positionnement du Syndicat des instituteurs (SNI) contre le colonialisme a été tardif ?
L’engagement des enseignants contre le colonialisme ou les guerres coloniales comme par exemple celle du Rif, à titre collectif est tardif et ne se manifeste qu’après la Deuxième Guerre mondiale. Les instituteurs étaient au départ syndicalement faibles sur la colonie (moins de trois mille syndiqués), ils ne sont montés en puissance qu’après 1945. Certains étaient membres du PC, mais la plupart étaient à un certain moment proches de la SFIO, puis s’en sont détachés. La tendance majoritaire du SNI Algérie, était sur la position de la Table Ronde, qui était initialement une proposition de Messali au congrès de Bandoeng (c’est-à-dire pour des négociations sur le devenir de l’Algérie incluant des représentants de toutes les communautés et de toutes les sensibilités politiques et une Constituante). Cette position est maintenue jusqu’aux années 60 par la majorité. Membre de l’Exécutif provisoire, Charly Koenig, instituteur, maire de Saïda, député à la première Assemblée algérienne, se souvient qu’il avait demandé, avec une fin de non-recevoir cinglante, que toutes les sensibilités politiques soient représentées dans les élections de la première Assemblée algérienne. Les deux autres tendances du SNI : la tendance Guibert, Cgtiste qui deviendra Unité Action dont beaucoup d’Algériens syndiqués ou non ( comme Boualem Khalfa, Guerroudj Abdelkader, Gaïd Mouloud, Aïssa Baïod et d’autres) et de pieds-noirs militants pour l’indépendance (comme Justrabo René, maire de Sidi Bel Abbès interné au camp de Lodi, Myriam Ben, née Benhaïm Marlyse et bien d’autres) se réclament. Celle-ci met, quant à elle, l’accent sur le « fait national algérien » et prône des négociations avec les représentants du mouvement national algérien, désignés comme les représentants qualifiés du peuple algérien ; elle votera même en 1957 une motion dite Guilbert Petite qui se prononçait sans ambiguïté pour le droit à l’indépendance des Algériens. Et enfin L’Ecole émancipée (anarcho-syndicalistes et trotskistes) se prononce dès 1955, elle, pour « le droit à l’autodétermination » et évoluera assez vite et clairement pour l’indépendance « droit imprescriptible » au congrès de Paris de1957. La scission du SNI Algérie en 1956 a donné naissance à un syndicat indépendant pied-noir, minoritaire, qui éditera « l’Ecole française » et se fascisera, puisque certains de ses membres deviendront OAS.
La position du SNI n’est-elle pas ambivalente, pour ne pas dire ambiguë ?
La position du SNI Algérie se voulait au milieu, « au dessus de la mêlée » comme disent ses dirigeants. Dans les moments de lutte radicale, la position d’être au-dessus de la mêlée est assez inconfortable. C’est une bonne position, quand on est à l’extérieur, mais elle n’est pas tenable quand on est, d’une certaine façon, partie prenante du conflit. C’est ce que vont dire des responsables du FLN de la Fédération de France aux dirigeants du SNI qui les sollicitaient d’accepter le dialogue. Il n’empêche que le SNI a fait avancer les choses, fait progresser les revendications proprement scolaires et n’a pas ménagé son soutien aux instituteurs algériens. Ses membres étaient menacés par l’OAS. Beaucoup d’entre eux ont été assassinés et notamment, particulièrement de manière atroce, ceux qui animaient les centres sociaux éducatifs, mais aussi d’autres comme Izak de Bône sorti pour fêter le cessez-le-feu ; certains ont été plastiqués. Le SNI dit qu’il a lutté contre le colonialisme de l’intérieur avec les limites qui sont les siennes. Tous ses adhérents sont conscients de l’inéquité, de l’inégalité, de la domination coloniale. D’une certaine façon, ils n’étaient pas contre l’indépendance. Ils soutenaient une autre voie en s’inscrivant dans une conditionnalité de représentativité non exclusivement FLN et dans une vision plurielle de la société.
Quels étaient les rapports du SNI avec le FLN et l’ALN ?
Le SNI considérait le FLN comme un mouvement radical, mais en même temps les instituteurs français n’ont jamais subi d’exactions de la part du FLN ou de l’ALN. Ce sont eux qui le reconnaissent et le disent. Deux instituteurs détenus par l’ALN, Paul Dupuy et Maxime Picard, en témoignent. Tous les instituteurs interrogés dans le cadre de l’enquête l’affirment. Le FLN n’en a pas fait des ennemis. Je souhaiterais dire ici à ceux qui veulent réviser l’histoire et jeter le bébé avec l’eau du bain, que les instituteurs, qui ont été en relation avec les combattants et les chefs FLN, reconnaissent qu’ils ont été respectés et considérés. A l’automne 1962, beaucoup sont revenus, de manière spontanée, rouvrir leurs classes et leurs écoles pour assurer la rentrée scolaire. En toute sécurité et sans qu’ils aient eu à courir le moindre risque. Un instituteur, Roger Mas, a été le premier sous-préfet de Aïn témouchent. Les Algériens ont toujours valorisé l’école et respecté l’instituteur. Ils ont, certes, résisté objectivement à l’entreprise de déculturation par l’école, mais n’ont pas rejeté l’instruction. C’est la décision de les aligner sur le droit commun prise par les autorités françaises et la difficulté de la naturalisation algérienne pour certains qui ont fait partir nombre d’instituteurs et enseignants d’origine française (environ 12 000 en 62/63) quelques années plus tard et non le nouvel Etat algérien qui les a sollicités et soutenus dans leur mission dans les toutes premières années d’indépendance. Il est vrai aussi que la situation politique avait très vite changé entre temps.
.
.
Nadjia Bouzeghrane
.
.
.
Mouloud Feraoun, un écrivain dans la guerre d’Algérie
.
Comment, au coeur de la guerre d’Algérie, concilier l’identité kabyle, la culture française et l’aspiration à l’indépendance ? A travers le cas de l’écrivain Mouloud Feraoun, assassiné par l’OAS quelques jours avant le cessez-le-feu, c’est aussi la question des violences d’aujourd’hui qui nous est ici posée.
- Mouloud Feraoun.
Dernièrement a été réédité un livre consacré à l’assassinat de Jean Sénac, poète algérien de langue française, et intitulé Assassinat d’un poète. Dans le compte rendu qu’il lui consacre dans Libération, Ahdelhafid Adnani, journaliste algérien, attribue cet assassinat à une main sans doute liée à l’intégrisme islamiste » et le quotidien chapeaute l’article par cette annonce : « Son assassinat, il y a vingt-cinq ans, fut le premier signal d’une tragédie à venir ». Abdelhafid Adnani fait en effet un parallèle constant entre l’assassinat de Jean Sénac et celui de Matoub Lounes. Cet exemple est significatif des rapports qu’entretiennent l’actualité et l’histoire, le temps présent et le passé. L’actualité pose à l’historien de nouvelles problématiques, de nouvelles questions, de nouveaux thèmes. Dans le cas de l’Algérie, les violences actuelles incitent à un retour sur les violences du passé et, en particulier, sur celles de la guerre d’indépendance de 1954 à 1962. La table ronde organisée par l’Institut d’histoire du temps présent en 1996, sur la guerre d’Algérie et les Algériens, a vu l’évocation forte, parfois émouvante, parfois polémique, des violences de cette période. Mouloud Feraoun fut une de ses victimes. Écrivain algérien de langue française, il était instituteur et engagé à ce titre dans les centres socio-éducatifs, structure d’alphabétisation et d’action sociale envers les plus défavorisés en Algérie. Il fut assassiné avec cinq de ses collègues par un commando de l’OAS le 15 mars 1962, soit quatre jours avant l’entrée en vigueur du cessez-le-feu. Près de quarante ans plus tard, cet assassinat oriente la réflexion vers une question d’actualité : comment un individu à l’identité plurielle peut-il vivre l’engrenage d’une guerre qui radicalise les positions à l’extrême et tend à forcer chacun à choisir irréductiblement son camp ?
LA QUESTION IDENTITAIRE
« Écrivain algérien, de langue française (Tizi-Hibel, Grande Kabylie, 1913 – El Biar, 1962) » : cette simple présentation fait de Mouloud Feraoun un inclassable. Il est « écrivain algérien » certes, mais de langue française » et né en Kabylie. La complexité de son identité repose sur ces trois composantes intimement mêlées, résultat d’un cheminement exceptionnel qui a mené le fils d’une pauvre famille kabyle au métier d’instituteur et à la littérature.
Mouloud Feraoun est né en Kabylie en 1913. Ses parents l’ont déclaré à l’état civil le 8 mars, mais il serait né en février. La colonisation marque dès sa naissance l’identité du futur écrivain, car le nom de famille, Feraoun, a été imposé par des officiers des Affaires indigènes chargés de donner un état civil aux populations kabyles après l’insurrection de 1871. Traditionnellement, sa famille porte le nom d’Aït Chabane. Ce sont des fellahs pauvres, qui ont eu huit enfants donc cinq seulement ont survécu. Mouloud Feraoun est leur troisième enfant et le premier fils. Depuis 1910, le père a pour habitude d’émigrer périodiquement en France pour subvenir aux besoins de sa famille et ce, jusqu’en 1928, date à laquelle il est victime d’un accident et vit d’une pension d’invalidité. Cette origine familiale, sociale et culturelle, est prépondérante pour Mouloud Feraoun qui intitule son premier roman autobiographique Le fils du pauvre et fait de la culture kabyle la principale composante de son identité : « Sachez que je suis instituteur "arabe", que j’ai toujours vécu au coeur du pays et depuis quatre ans au coeur du drame. Le mot "arabe" n’est d’ailleurs pas très exact. Pourquoi ne pas préciser après tout ? ... Mettons que vous recevez aujourd’hui une lettre arabe d’un kabyle et vous aurez toutes les précisions désirables », écrit-il à Albert Camus en 1958. Il aurait pu ajouter, ce qu’il ne fait pas, que sa « lettre arabe d’un kabyle » est écrite en français.
Ce maniement du français par Mouloud Feraoun est le résultat de la deuxième période de sa vie, celle de sa scolarisation et de son acculturation. Il est en effet reçu au concours des bourses à l’entrée en 6e et quitte sa famille pour aller étudier au collège de Tizi-Ouzou. L’internat du collège étant trop cher, il loge à la mission Rolland, une mission protestante où les pensionnaires sont initiés à l’Évangile et au scoutisme. Mouloud Feraoun se décrit cependant dans Le fils du pauvre comme un adolescent studieux qui se consacre exclusivement à son travail scolaire, un travail fructueux puisqu’en 1932, à l’âge de 19 ans, il entre à l’École normale d’instituteurs de la Bouzaréa, dans la banlieue d’Alger. Il y est le condisciple d’Emmanuel Roblès, futur écrivain lui aussi, en contact avec les milieux littéraires algérois et notamment Albert Camus. Cette période de scolarisation marquée par les premiers contacts avec la culture française trouve son aboutissement avec l’intégration de Mouloud Feraoun dans l’administration. Son acculturation est double du point de vue linguistique puisqu’il y apprend la langue française et que son style d’écriture, d’expression simple, porte l’empreinte de cette formation scolaire ; mais aussi du point de vue religieux, ses écrits témoignant d’une morale laïque acquise à l’école de la Troisième République. D’ailleurs, il loge dans une mission protestante et la religion n’apparaît pas dans ses écrits comme un élément fondateur de son identité. Socialement, cette période de scolarisation lui permet de connaître une promotion dont bénéficient peu d’Algériens. Il a d’ailleurs le sentiment d’avoir acquis un statut de privilégié, comme il l’avoue à Albert Camus : « Il y avait parmi nous des privilégiés, ou des instituteurs, par exemple. Ils étaient satisfaits, respectés et enviés » .
Après l’École normale, il est nommé dans sa région natale, puis se marie avec une de ses cousines dont il aura sept enfants. A la fin des années 1930, une fois son installation dans la vie accomplie, il entame la rédaction de son premier roman Le fils du pauvre. Mais l’écriture en est laborieuse car il ne l’achève qu’en 1948. À cette époque, il retrouve Emmanuel Roblès mais n’ose lui présenter son manuscrit et publie finalement son roman à compte d’auteur en 1950. Il connaît alors la consécration avec l’obtention du Prix littéraire de la ville d’Alger. C’est la première fois qu’un auteur non européen le reçoit. En 1954, ce roman est réédité au Seuil, où travaille Emmanuel Roblès, et devient un des livres les plus lus de la littérature maghrébine.
Le début des années 1950 ouvre une période d’ascension pour Mouloud Feraoun : en 1952, il devient directeur d’école élémentaire à Fort-National, commune dont il est élu conseiller municipal. Il publie trois ouvrages clans la foulée : en 1953, La terre et le sang (Le Seuil) qui reçoit le Prix populiste ; en 1954, Jours de Kabylie (Alger, Éditions du Braconnier) ; en 1957, Les chemins qui montent (Le Seuil). Cette même année, alors que la guerre fait rage, il est muté à Alger où il dirige l’école du Nador et c’est en 1960 qu’il intègre la structure des centres socio-éducatifs. C’est cet engagement qui provoque son assassinat le 15 mars 1962 par un commando de l’OAS, assassinat au cours duquel cinq de ses collègues trouvent également la mort : Max Marchand, Marcel Basset, Salah Ould Aoudia, Ali Hammoutène et Robert Aimard.
La difficulté à définir Mouloud Feraoun vient de la superposition des différentes phases de sa vie : né en Kabylie et attaché à cette terre, il connaît une promotion sociale grâce à la France, puissance coloniale, qui applaudit ses romans et meurt assassiné par l’OAS, hostile à l’indépendance algérienne. Il est donc lié à la fois à la Kabylie, à la France et à l’Algérie. De plus, sa biographie ne mentionne aucun engagement nationaliste et sa littérature est dénuée de tout caractère politique ou nationaliste, ses thèmes de prédilection restant la description de sa Kabylie natale et de ses habitants. Alors, qu’en est-il ? Mouloud Feraoun serait-il un écrivain dénué de toute préoccupation nationale ?
UNE LITTÉRATURE DE COMPLAISANCE ?
Son premier roman, Le fils du pauvre, est un récit autobiographique dans lequel il relate son enfance et son adolescence, le héros étant son anagramme, Menrad Feroulou. Mouloud Feraoun y décrit successivement la Kabylie, son village, la maison familiale où il a grandi, sa famille et les événements familiaux, notamment le décès de sa grand-mère qui pose le problème de savoir quelle femme, de sa mère ou de sa tante, va désormais prendre la direction de la maisonnée. Les femmes ont une place importante dans le livre, en particulier ses tantes, ainsi que le travail de l’argile ou le tissage de la laine qu’elles réalisent. Il insiste bien sûr sur sa scolarité et, en contraste avec la misère de sa famille, il donne une leçon de morale aux jeunes lecteurs : le travail scolaire permet de réussir dans la vie. L’écriture du roman est très simple. En Allemagne, le livre reçut d’ailleurs le Prix du meilleur ouvrage pour la jeunesse.
Ses deux autres romans, La terre et le sang et Les chemins qui montent, content les déceptions des mariages mixtes. Dans le premier, Amer, émigré kabyle marié à une jeune métropolitaine, Marie, revient vivre clans son village avec sa jeune femme. Mais à la suite du décès d’Amer, Marie est contrainte de vivre recluse sous l’autorité de sa belle-mère. Le malheur poursuit le fils du couple, personnage principal du second livre, car il connaît une série de déboires, notamment amoureux, et finit par se suicider. Ces deux romans abordent des thèmes profondément clouloureux : l’émigration, que Mouloud Feraoun a connue par son père, et la position difficile de l’individu porteur d’une double culture. Le retour d’Amer, l’émigré du premier roman, à son village natal est révélateur de l’attachement que Mouloud Feraoun porte à la terre tandis que le suicide du fils témoigne du pessimisme de l’auteur face à la guerre qui a éclaté en 1954.
Dans l’ensemble, ces romans dressent un tableau des mœurs villageoises et familiales kabyles, faites d’honneur, de rivalités, de conflits... Cet aspect est encore plus flagrant dans Jours de Kabylie, recueil de textes décrivant successivement le village, le marché, la fontaine, la récolte des figues... Christiane Achour, établit une analogie entre ce recueil et Les lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet . Ce type de description brosse le portrait d’une société kabyle qui vit en dehors du temps, en dehors du système colonial, absent, suivant des traditions ancestrales, suivant un rythme naturel immuable que la colonisation n’a pas bouleversé. L’opposition avec d’autres écrivains algériens, tels Mohammed Dib, Kateb Yacine ou Mouloud Mammeri, est donc facile. Mohammed Dib, par exemple, dans La grande maison publié en 1952, décrit la vie d’un jeune Algérien très marqué par la colonisation, pour qui l’école, avec ses leçons de morale républicaine et patriotique, est un lieu tout à fait insolite . Kateb Yacine, lui, est un militant qui participe aux manifestations du 8 mai 1945, ce qui lui vaut d’être arrêté et exclu du lycée. Il est membre du PPA et travaille pour Alger Républicain. Dans son roman, Nedjma, publié en 1956, il relate, entre autres, le séjour en prison d’un jeune nationaliste, Lakdar. Quant à Mouloud Mammeri, il publie en 1965 L’opium et le bâton dans lequel il relate la guerre d’indépendance.
La littérature de Mouloud Feraoun serait-elle une littérature complaisante à l’égard du système colonial ? Elle pose le problème toujours douloureux de la place du français dans la culture algérienne et de la signification de son utilisation par des Algériens, suspectés de bienveillance envers le colonisateur. Sur ce point, Christiane Achour apporte une réponse clairement négative : l’utilisation de la langue française par les écrivains algériens n’est pas une soumission, une concession faite à l’occupant. Elle est le moyen d’instaurer un dialogue avec l’occupant et de lui répondre. Le miroir, premier ouvrage de ce type, a été écrit en 1833 par Hamdan Khodja qui avait souhaité une traduction en français pour plaider la cause des Algériens devant l’opinion publique métropolitaine. L’utilisation de la langue française peut donc être une « résistance de fait », selon les termes de Christiane Achour . Du point de vue thématique, la littérature de Mouloud Feraoun a le mérite de mettre en scène la société kabyle, la vie des colonisés, absents des écrits des auteurs européens ou caricaturés comme des berbères qui, primitifs », vivraient dans « l’archaïsme ». Pour Christiane Achour, la littérature de Mouloud Feraoun est une « littérature de la rectification et non de la remise en cause ». Mouloud Feraoun insiste lui-même sur cet aspect dans un texte sur la littérature algérienne. Il y constate l’absence des Algériens dans les romans de ses amis, Albert Camus et Emmanuel Roblès, et conclut, à propos des écrivains algériens de langue française : « Notre position n’est pas si paradoxale qu’on le pense. En réalité, nous ne nous trouvons pas "entre deux chaises" mais bel et bien sur la nôtre » .
Faire de Mouloud Feraoun un écrivain dénué de toute préoccupation nationale est donc rapide. C’est nier la place prépondérante de son origine kabyle dans son identité et le sens de l’utilisation du français dans ses oeuvres. De plus, son journal montre que la guerre fait évoluer cet homme déchiré par la violence vers la cause de l’indépendance.
L’HOMME DÉCHIRÉ PAR LA GUERRE
Le journal de Mouloud Feraoun, tenu clandestinement sur des cahiers d’écolier, fut commencé le 1er novembre 1955, jour du premier anniversaire du soulèvement nationaliste en Algérie. Il l’avait transmis à son éditeur en février 1962, en demandant à Emmanuel Roblès de faire des coupures et corrections mais finalement, le texte a été publié en l’état après la mort de l’écrivain, augmenté de quelques notes datant de février et mars 1962. C’est pour l’historien la quasi-perfection du témoignage puisqu’il est écrit au moment des faits et pratiquement ni revu ni corrigé.
Le contenu des 350 pages du journal est très inégal : les 40 premières, écrites en novembre et décembre 1955, sont riches en analyse car l’écrivain dresse le bilan de la première année de guerre écoulée. Le corps de l’ouvrage, environ 250 pages, est une chronique plus ou moins bien régulièrement tenue, de 1956 à juillet 1959, date à laquelle Mouloud Feraoun décide de stopper son entreprise, par pessimisme. Il reprend cependant sa chronique en janvier 1960 et la poursuit jusqu’aux derniers jours de sa vie. Ce texte est relativement difficile à interpréter car il mêle récit et analyse. Il permet cependant de reconstituer la pensée paradoxale de Mouloud Feraoun : reconnaissant le caractère oppressif du système colonial, il opte pour l’indépendance mais ne cesse d’en appeler à la fraternité, comme s’il ne pouvait se résoudre à la rupture.
Sa condamnation du système colonial s’alourdit au fil du temps. Si en décembre 1955, il lui trouve encore quelques mérites, il le juge « trop durable et trop pesant », et pense « qu’il fait oublier tous les avantages qu’il a procurés aux uns et aux autres, à tous, et qu’il continue de procurer » . C’est le privilégié qui s’exprime ici, même s’il dénonce « qu’il n’y a jamais eu mariage. Non, les Français sont restés à l’écart ... la lutte s’est engagée entre deux peuples différents, entre le maître et le serviteur » . À ce stade, ce n’est pas la colonisation qu’il critique, mais la France qui a refusé l’intégration : « Dès le début, on savait ce qu’il fallait faire pour fraterniser avec les indigènes ... On avait le choix au départ, on a choisi » .
En août 1956, au moment de la nationalisation du canal de Suez, sa condamnation du colonialisme devient plus forte. Il déclare, contre ceux qu’il appelle désormais les « colonialistes » que « c’est l’ouvrier égyptien » qui a creusé le canal et non « M. de Lesseps ni le banquier » . L’idée d’un quelconque avantage de la colonisation disparaît donc. Enfin, en août 1961, il affirme que la France n’a pas laissé aux Algériens d’autre choix que de recourir à la violence : il qualifie la période coloniale d’un « siècle de colonisation égoïste » et remarque, à propos du recours à la violence que « toute autre voie était bouchée » . Son évolution l’amènerait-elle à comprendre l’emploi de la violence ? En réalité, le reste du Journal lui est opposé.
En effet, la guerre est occultée dans les 20 premières pages du Journal. Par exemple, la grève à laquelle appelle le FLN le ler novembre 1955, pour célébrer le premier anniversaire du déclenchement de l’insurrection, est pour lui « jour de congé pour le fonctionnaire qui fait la grasse matinée ». Le combat des nationalistes est lointain et il qualifie leurs actes de « sabotages » ou « gaminerie ». « Les jours se suivaient, les semaines succédaient aux semaines et l’apparence restait identique à elle-même, la vie scolaire allait son petit train » écrit-il en novembre 1955. C’est l’assassinat du maire de Fort-National, en décembre 1955, qui le fait entrer dans la guerre : « Ce qui se passait un peu partout, chez nous, je le voyais de loin, mais la mort de F., c’était là, tout proche » . Son Journal devient donc une chronique de guerre qui renvoie dos à dos l’armée française et le FLN tandis que la population est prise dans l’engrenage terrorisme-répression. En témoigne cet extrait de mars 1956 : « C’est terrifiant. Les militaires sont impitoyables. La chose est admise, normale. Les fellagha sont impitoyables. La chose est presque admise, normale » . Ou encore cet extrait d’avril 1958 : « Les maquisards mobilisent les femmes et les soldats commencent à arrêter, torturer les femmes » . Il insiste sur l’innocence des victimes de l’armée comme de celles du FLN : « Un malheureux qui tire le diable par la queue »; « C’était un gars inoffensif et d’allure enfantine » . Le recours à la violence inhibe donc chez lui toute sympathie pour le FLN, d’autant plus qu’il a dû démissionner de son poste de conseiller municipal sur ordre et sous la menace du FLN. En août 1956, pourtant, la nationalisation du canal de Suez renforce sa critique du système colonial. Il part à la rencontre des maquisards de son village mais en revient méfiant : « Je voulais avoir une opinion personnelle sur la mentalité des libérateurs, Je suis revenu avec mes doutes mais j’ai laissé là-bas mes illusions et ma candeur » . Une candeur qui le laisse également stupéfait lorsque, en février 1957, prenant la défense du cadi accusé d’être membre du FLN, il est pris à partie par M. Achard, administrateur français :
L’administrateur finit par le menacer de mort : « ... On tire, vous tombez. Mort accidentelle. Un petit rapport. Vos amis pourront toujours vous regretter » . C’est à la suite de ces menaces que Mouloud Feraoun demande à être muté à Alger.« Vous, un simple troufion peut vous donner un coup de pied au cul. Le fait que vous émargez au Seuil ne change rien. je trouve plaisants les gens qui regimbent contre notre discipline et qui suivent ponctuellement celle du FLN. Il faut savoir ce qu’on veut. C’est fini, nous n’acceptons plus la passivité ».
Sa méfiance à l’égard du FLN ne l’empêche pas d’être favorable à l’indépendance, prise de position logique au regard de sa condamnation du système colonial. Dès février 1956, il interpelle Albert Camus et Emmanuel Roblès : « Ce pays s’appelle bien l’Algérie et ses habitants des Algériens ... Dites aux Français que ce pays n’est pas à eux ». La guerre renforce sa conviction que l’indépendance est la seule solution car « personne ne veut plus trahir les morts et les morts sont tombés pour la liberté ». Il s’interroge d’ailleurs sur sa propre identité : « Quand je dis que je suis français, je me donne une étiquette que tous les Français me refusent, je m’exprime en français, j’ai été formé à l’école française, j’en connais autant qu’un Français moyen. Mais que suis-je Bon Dieu ? Se peut-il que tant qu’il existe des étiquettes, je n’aie pas la mienne ? Qu’on me dise ce que je suis ! Ah oui, on voudrait peut-être que je fasse semblant d’en avoir une parce qu’on fait semblant de le croire. Non, ce n’est pas suffisant » . Il dénonce dans ce passage la fiction qui consiste à accorder la nationalité française aux Algériens sans leur accorder les droits qui s’y rattachent. Mouloud Feraoun fait donc un pas vers l’identité algérienne mais il y englobe les Européens d’Algérie. Il définit en effet Emmanuel Roblès comme un « Algérien non musulman » et il dit d’Albert Camus : « Il est aussi algérien que moi » . Son idéal est une Algérie indépendante dans laquelle les Européens auraient leur place.
Le cours des événements le rend donc extrêmement pessimiste. En juillet 1959, il arrête son Journal après le ralliement de plusieurs villages kabyles à la France car il pense que l’armée française est victorieuse. Puis il le reprend après la semaine des barricades et la violence des ultras en devient le thème principal. Parfois, il se prend à rêver et se réfugie dans l’utopie à laquelle il a eu recours dès novembre 1956 : « Si on laissait face à face le soldat et le Kabyle et qu’on renvoyait les états-majors de tout poil, je pense que le Kabyle et le soldat iraient gauler les olives et chasser tranquillement le sanglier » . Pour Pierre-Henri Simon, ce passage porte la trace d’un « anarchisme à la Giono », commentaire très juste qui rappelle que l’artiste est porteur d’utopie. Mouloud Feraoun est donc un homme déchiré par la violence, mais qui, vivant intimement la complexité de l’identité algérienne mêlée de culture kabyle et d’héritage français, ne se laisse pas emporter par la radicalisation que la guerre provoque. Il échappe aux classifications simplistes qui font de l’indépendantiste un anti-Français. Son engagement dans les centres sociaux est d’ailleurs révélateur de son idéal de fraternité et de coopération entre les communautés.
L’INSTRUMENTALISATION D’UNE PERSONNALITÉ COMPLEXE
Les centres socio-éducatifs ont été créés par un arrêté du 27 octobre 1955, signé par le gouverneur général Jacques Soustelle à l’initiative de Germaine Tillion. Leur objectif est de scolariser tous les enfants en permettant à ceux qui ont quitté le système scolaire de le réintégrer. Parallèlement, ils proposent aux familles une aide médicale et sociale. Ils sont donc polyvalents mais rattachés à l’Éducation nationale et en 1960, une centaine d’entre eux fonctionnent en Algérie. Ils ont toujours été suspects aux yeux des partisans de l’Algérie française car ils prônent une coopération entre les communautés tandis qu’ils suscitent la grogne des autorités militaires : ces centres sont, à leurs yeux, des concurrents des SAS et sont soupçonnés de collusion avec le FLN. Ils sont « intérieurement, un peu pourris », dit d’ailleurs d’eux le général Massu qui poursuit : « Néanmoins, ils avaient fait du travail ... et j’ai fait ce que j’ai pu pour, quand même, les épurer sans les casser ». Le personnel des CSE est en effet inquiété par deux fois. En 1957, d’abord, dix-sept membres sont arrêtés. L’un disparaît, certains sont torturés, comme Nelly Forget dont le cas est resté célèbre. Finalement, le tribunal militaire d’Alger ne condamne qu’une seule de ces dix-sept personnes, blanchissant les seize autres des accusations fomentées contre elles par l’armée. Puis, en 1959, vingt membres sont arrêtés et, de nouveau, seuls quatre d’entre eux sont condamnés par la justice à des peines de quelques mois de prison avec sursis, ce qui prouve la légèreté des accusations retenues contre eux.
Le 15 mars 1962, l’OAS s’attaque donc à une structure de coopération, suspecte aux yeux des adversaires de la négociation et de la parole nouée entre Européens et Algériens. Le commando fait irruption vers 10 h 30 au siège des CSE où sont réunis six responsables : Max Marchand, chef des CSE, inspecteur d’académie précédemment en poste à Bône, muté à Alger après un attentat contre son domicile en 1961 ; Mouloud Feraoun et Ali Hammoutène, directeurs adjoints des CSE ; Marcel Basset, chef d’un centre de formation ; Robert Aimard et Salah Ould Aoudia, inspecteurs des CSE. Tous sont des fonctionnaires de l’Éducation nationale. Le commando les fait sortir dans la cour du bâtiment et les mitraille d’une centaine de balles. Les auteurs de ce crime n’ont jamais été punis ni clairement identifiés, sauf Roger Degueldre qui dirigeait le commando OAS du secteur d’El Biar où l’assassinat a eu lieu .
Destin tragique de Mouloud Feraoun dont l’assassinat et celui de ses collègues ont lieu à quelques jours du cessez-le-feu. Le jour des obsèques des six victimes, le dimanche 18 mars 1962, la radio annonce la fin des combats en Algérie à 16 heures. En fait, ces assassinats s’inscrivent dans une vague de violence terrible de l’OAS qui a commis plus de 600 attentats durant le seul mois de mars 1962, dans le but de torpiller toute tentative de paix sur le territoire algérien. Cet assassinat reste le moment le plus évoqué en France de la biographie de Mouloud Feraoun. En effet, le lendemain de sa mort, la presse métropolitaine revient longuement sur l’écrivain et le présente comme l’ami de certains de ses pairs français reconnus et célébrés. Le Figaro signale qu’il était l’ami d’Albert Camus, Libération et Le Monde ajoutant Jules Roy et Emmanuel Roblès. Si Le Figaro s’en tient à cette seule présentation, les deux autres quotidiens développent chacun l’aspect de la vie de Mouloud Feraoun convenant le mieux à leurs options : Le Monde retient l’écrivain présenté comme « un des plus probes et des plus significatifs de la culture originale qui s’est développée sur la terre d’Algérie et l’un de ceux qui y faisait le plus honneur à la civilisation française » . C’est donc le modèle d’une intégration réussie que célèbre Le Monde. Libération, quotidien alors communiste, insiste sur son origine pauvre : il était issu d’une « famille illettrée de fellahs kabyles » et son père « venait chaque année travailler en France soit dans les mines, soit clans les usines automobiles » . Curieusement, dans L’Express, Jules Roy fait de la littérature de Mouloud Feraoun la cause de son assassinat alors qu’il n’en est rien : pour lui, Mouloud Feraoun a été tué « parce qu’il osait conter son enfance pauvre et son pays, son attachement à ses amis, à sa patrie » . Pourtant, les centres socio-éducatifs étaient clairement la cible des tueurs de l’OAS.
Le parti pris de Mouloud Feraoun pour l’indépendance de l’Algérie n’est pas connu au moment de son décès. Son Journal n’a pas encore été publié et les éléments dont disposent les rédacteurs de notices nécrologiques ne peuvent leur laisser entrevoir cette détermination de l’écrivain. L’indépendance n’est jamais mentionnée dans ses romans ou ses articles, dont la lettre à Albert Camus parue dans Preuves en 1958 ou le message rédigé juste après la mort de celui-ci, paru dans la même revue en 1960. Mouloud Feraoun met l’accent sur la nécessaire fraternité entre les Algériens et les Français d’Algérie dont il déplore l’activisme : « Quant à Camus, il n’est plus là pour assister au spectacle de ses compatriotes en délire », écrit-il. L’image construite au moment du décès de Mouloud Feraoun est donc celle d’un Algérien acculturé, image rassurante de l’instituteur kabyle formé à l’école française, écrivain de langue française, bonne conscience du système colonial.
La publication de son Journal ne corrige qu’imparfaitement ce cliché. Claude Roy, dans Libération, en donne le résumé le plus fidèle : « Il y avait par exemple un Algérien qui pensait à la fois que l’Algérie n’est pas la France, que l’indépendance était souhaitable et nécessaire, que l’attitude de la France n’ouvrait pas d’autre voie à cette indépendance que celle de la violence, que les maquisards étaient ses frères mais que ses frères n’étaient pas des saints, ni des purs, que des milliers de Français étaient des bourreaux et des tortionnaires, mais qu’il lui était impossible de haïr les Français en bloc et de s’amputer de la culture française » . Mais Max-Pol Fouchet dans L’Express et Pierre-Henri Simon dans Le Monde occultent, eux, la prise de position en faveur de l’indépendance de Mouloud Feraoun, pour évoquer son déchirement face aux événements. Tous deux citent le passage dans lequel Mouloud Feraoun s’interroge sur son identité et refuse l’étiquette de Français, fictive à ses yeux. Pour la presse métropolitaine, Mouloud Feraoun continue donc d’incarner l’espoir finalement déçu de la formation d’une troisième force en Algérie, reposant sur des Algériens qui ont connu une promotion sociale grâce à la France et qui soutiendraient donc la France contre la revendication d’indépendance. Mouloud Feraoun en a eu conscience puisqu’il a été sans cesse courtisé par les militaires qui, par exemple, l’invitaient aux réceptions officielles. En juin 1956, alors que le général Olié dit de lui « nous avons confiance en lui », il confie à son Journal : « Tout ceci est très flatteur pour moi. Mais je crois que dans l’autre camp également, je bénéficie de la même estime, de la même confiance et aussi de la même méfiance. Je suis en équilibre sur une corde bien raide et bien mince. Disons que cette semaine, j’ai sans doute donné l’impression aux maquisards que je penche du côté français. Ils savent bien pourtant que dans ma situation je ne puis éviter ces réceptions officielles ... Il me restera à décliner la prochaine invitation officielle pour rétablir un précaire équilibre ». Et se reprenant, il conclut ce passage sans ambiguïté : « Pas seulement pour cela. Car en toute simplicité, je me refuse à être du côté du manche. Je préfère souffrir avec mes compatriotes que de les regarder souffrir ; ce n’est pas le moment de mourir en traître puisqu’on peut mourir en victime » .
Malgré l’expression de tels sentiments dépourvus d’équivoque, Mouloud Feraoun souffre en Algérie d’une relative occultation. Christiane Achour constate ainsi qu’il est présent en raison de son assassinat dont l’anniversaire est commémoré. Une plaque a été posée sur le mur de l’exécution des six fonctionnaires des centres socio-éducatifs et, chaque année, une cérémonie est organisée en leur mémoire. De plus, des extraits des livres de Mouloud Feraoun sont utilisés dans les manuels scolaires pour l’apprentissage du français par les jeunes Algériens mais Christiane Achour a repéré une manipulation des textes retenus et notamment, deux types de coupures. Les premières coupures ont trait à toute référence explicite à la France. Par exemple, dans la phrase : « Quelques habitations prétentieuses ont été construites récemment grâce à l’argent de la France », l’expression « grâce à l’argent de la France » a disparu ; ou encore, dans le passage : « Je le trouvais gentil, moi. Et pendant que tu lui parlais kabyle, il répondait en français. Il est bien élevé, tu sais », la phrase du milieu, « Et pendant que tu lui parlais kabyle, il répondait en français » a été supprimée ; de même, tous les passages ou allusions à la mission protestante, où Mouloud Feraoun a vécu et qu’il décrit dans Le fils du pauvre, sont éliminés. Le deuxième type de coupures est lié à ce dernier exemple. Il s’agit des passages exprimant un certain scepticisme religieux, comme lorsque Mouloud Feraoun décrit la mosquée de Tizi-Ouzou et qu’il note : « C’est vide et désolant de simplicité. Les vieux qui vont y prier ont l’air d’appartenir à un siècle révolu ». D’après Christiane Achour, les textes de Mouloud Feraoun sont transformés en une sorte de « catéchisme » et elle s’interroge : « Pourquoi transformer en catéchisme une oeuvre aussi marquée par la colonisation ? » . Les passages descriptifs sont privilégiés au détriment des autres et les textes sont donc étudiés pour mettre en valeur des postulats moralisateurs simples et transmettre aux jeunes l’attachement à la terre natale. C’est une fois encore la complexité d’une identité mêlant des composantes diverses qui est gommée.
L’étude de la vie et de l’oeuvre de Mouloud Feraoun conduit à des réflexions ancrées dans le présent : sur la question identitaire, il incarne la possibilité d’une identité algérienne plurielle, faisant place au kabyle, au français, à l’islam. Par ailleurs, la leçon qu’il donne est toute de nuance et de subtilité puisqu’il ne se laisse pas enfermer dans les catégories simples, voire simplificatrices, que la guerre a formées. Il apporte un démenti à certains raisonnements conduisant à des postulats réducteurs : le destin de Mouloud Feraoun montre que devenir instituteur et s’intégrer à la culture française ne font pas automatiquement adhérer à l’Algérie française ; les études de Christiane Achour montrent qu’utiliser le français n’est pas synonyme d’allégeance à la puissance coloniale ni d’indifférence pour le sort de ses compatriotes qui n’ont pas connu le privilège d’une promotion sociale ; enfin, si Mouloud Feraoun est critique sur la violence et sur le FLN, il n’en est pas moins favorable à l’indépendance et s’il est favorable à l’indépendance, il n’en est pas pour autant hostile aux Européens d’Algérie. C’est une leçon importante car la situation actuelle de violence en Algérie remet au goût du jour ce type de raisonnement schématique, produit de la guerre et nuisible à toute sortie du conflit. Une culture de guerre dont il est éminemment difficile de faire le deuil.
.
.
.
.
.
.
.
.
Le prix Essai France Télévisions à Wassyla Tamzali
.
"Une éducation algérienne" de Wassyla Tamzali - Editions Gallimard Le prix Essai France Télévisions a été décerné vendredi matin au Salon du Livre par un jury de 25 téléspectateurs
La lauréate est Wassyla Tamzali pour '"Une éducation algérienne : de la révolution à la décennie noire", aux éditions Gallimard.
Issue d'une famille de notables, riches propriétaires de pressoirs
commerçant l'huile avec l'étranger, Wassyla Tamzali a 20 ans en 1962,
au moment de l'indépendance de l'Algérie.
Sa
jeunesse ne lui a laissé que des souvenirs de bonheur et de soleil.
Tout bascule en 1957, le jour où son père est assassiné par une toute
jeune recrue du FLN. Le livre s'ouvre sur ce drame et se ferme à
l'issue de l'enquête de toute une vie sur le « pourquoi » de ce meurtre.
.
.
.
.
.
.
.
Les commentaires récents