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L’Algérie doit marquer cet assassinat d’une
prière noire : la plus sombre page de la Révolution. L’intelligence
étranglée ! Le « politique » écarté.
Depuis Abane, une telle élévation du sens de l’Etat n’a toujours pas
bonne presse. Malgré les apparences de façade.
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Les
Révolutions s’allument, se font, de torches imprenables
qu’entretiennent des audaces anonymes, mues par l’idée de liberté. Les
insurgés hissent leur « sacralité » au piédestal du sacrifice suprême,
aux fins d’entrevoir des lueurs souveraines. Déclenchées à l’épuisement
des chimères assommantes et l’inéluctabilité du « devoir » de
s’arracher du joug des ténèbres, des hommes aux destins singuliers
empruntant au mythe l’énigme et à la légende la postérité, en « sortent
» héros. Par-dessus les résolutions décisives du Peuple et le martyr
collectif. La mémoire universelle s’approprie dès lors leurs noms ;
artisans des grandeurs de l’Histoire ; monuments de l’intelligence
émancipatrice : amorce de sursauts anticipant la chute de
l’asservissement et le triomphe du droit et de l’humanité :
Robespierre, Jean Moulin, le Général de Gaulle, Mao Tze Dong, Che
Guevara…Abane Ramdane.
Après une remarquable biographie consacrée au fils d’Azouza, Larbaa Nath Irathen [1],
que chaque démocrate algérien devrait garder à son chevet, Khalfa
Mameri rebondit par un récit fort éloquent, à la valeur historique
sûre, retraçant les circonstances entourant l’assassinat d’Abane
Ramdane : le faux procès, un livre de 160 pages.
Dans la
postface l’auteur étaye sa démarche, en sus de deux annexes portant sur
deux versions de l’assassinat de Abane : l’officielle (« le mensonge
»), publiée dans le n°24 de l’organe du FLN, El Moudjahid, du 29 mai
1959, et le témoignage du colonel Ouamrane sur les « circonstances de la mort de Abane Ramdane », signé le 15 août 1958, à Tunis. Détail : le document non certifié, comporte un post-scriptum : « je jure sur l’honneur que ces déclarations sont conformes à la réalité ». Controverse, d’emblée.
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décembre 1957, Tétouane (Maroc). A suivre l’auteur, trois colonels,
(cinq ?) tout au plus, décideraient d’une destinée macabre,
machiavélique ; a contrario de l’idéal des combattants. Étranglant le
théoricien de la Révolution. Le primat du « politique » en prend son
premier coup d’Etat. Avec lui s’effondrent les espoirs républicains
essaimés à la Soummam : la promesse, la foi du martyr. Écrasée dans
l’œuf donc, irrémédiablement, l’embryon de l’Etat algérien «
démocratique et sociale ». Les pousses, l’ébauche d’un projet
d’espérance ont été brûlées. « L’intellectuel » à la vision
prémonitoire de l’Etat laisse la Révolution à ses funestes présages :
un destin d’une patrie pris de force par les colonels et livré aux
pires vulnérabilités.
Convenons avec l’auteur que, Ben Bella en
« putschiste » historique, à l’origine avec Ali Kafi d’une honteuse
propagande médiatique entre 2000 et 2002 [2],
accusant Abane notamment de « traîtrise », doit à l’élimination du
‘’cerveau ‘’ de la Révolution d’avoir accéder au pouvoir. C’est
l’histoire de cette sordide machination que s’est épuisé à raconter
Khalfa Mameri. Avec brio.
Le « Abanisme » : Œuvre historique, inachevée
« Certains
dirigeants de la Révolution n’ont jamais pardonné à Abane Ramdane son
fameux principe de la primauté du politique sur le militaire. En fait,
son exécution représente le premier coup d’Etat qu’enregistre notre
Révolution. Ce sont les chefs militaires, membres du CCE élargi en août
1957 qui, après s’être sommairement débarrassés d’Abane, se sont adjugé
l’intégralité du pouvoir FLN. Et c’est là le tournant tragique de la
Révolution. Désormais, le pouvoir est entre les mains des militaires
qui le garderont pour de bon [3]
». Qui mieux pouvait témoigner du travail titanesque accompli par le
méthodique Abane, en si peu de temps (entre le printemps 1955 jusqu’à
l’automne 1957), que Benkhedda, son proche collaborateur avec Ben
M’hidi, illustres membres du CCE. Au fond, Mameri démontre, du bout en
bout, que l’essentiel - en substance - pour ses assassins, était que la
terre rebelle ne tourne pas aux idéaux de Abane ; portées fièrement
depuis lors par sa région natale, la Kabylie ; et au-delà. Une Kabylie
qui a tout de lui, n’en déplaise aux potentats de la couardise et du
complot. Elle lui ressemble, tellement. Et pour preuve, la marche du 14
juin 2001, à Alger, historique et unique, y portait sa marque : des
portraits incalculables du héros de la Révolution. Parmi les milliers
de marcheurs.
Les « raisons » de la liquidation ?
Cette
question là Khalfa Mammeri l’a traquée, travaillée sous tous les ongles
d’attaques confondant, un à un, les détracteurs de Abane : Ahmed Ben
Bella, Ali Kafi, Lakhdar Bentobal, Ahmed Mahsas. Il s’y est attelé à la
manière d’un quêteur de vérité dans le désert du doute, et la
sécheresse de la preuve ; taraudé par l’immensité, la monstruosité de
la liquidation de Abane, qui plus est, orchestrée par ses « frères » de
combat.
Pourquoi « les militaires ne s’étaient jamais résignés » à le voir présider aux destinées de la lutte libératrice ? L’auteur a beau cherché à « percer les ressorts » de cette énigme : personne ne pouvait désormais dissuader les mains assassines, depuis le congrès du CNRA (Conseil National de la Révolution Algériennes), en août 1957, tenu au …Caire. D’où la sentence noire qui hante encore la mémoire torturée par l’indicible forfaiture : l’assassinat abjecte. Gratuite. Barbare. Sans fondement juridique : sans tribunal ni accusation. Passons sur la défense.
Expliquer ce pourquoi et ce comment un
idéal national fut très tôt détourné ? Depuis décembre 1957, la somme
des trahisons est incalculable. Sans qu’aucune alternative ne
s’esquisse.
En scientifique aguerri et fin juriste par ailleurs,
l’auteur, cernant à la fois l’ampleur et les enjeux de son objet, tente
de (re)construire, dès l’abord, les morceaux du drame : les scènes, les
raisons proches ou « lointaines » ayant conduit au crime. Tout passe à
l’analyse. Rigoureuse, sans préjugés. Convoquant le consensus des
historiens (page 13 et s), décortiquant le dissensus civil- militaires,
laïcs- panarabistes ; optant pour le pari de l’objectivité, il a
examiné tour à tour et les supputations et les accusations, voire les
non dits du faux procès… Parmi les accusations polémiques : la plate
forme de la Soummam aurait porter atteinte au caractère islamique des
futures institutions, et l’introduction par Abane et partant la
promotion des éléments modérés dans les rangs de la Révolution.
Ou ce vaudeville : (page 40 et s), « contacts secrets »avec la France. Non seulement l’auteur les récuse, mais il n’en apporte les preuves tangibles qui achèvent l’étourderie de Ali Kafi et consorts, en 2000. Et, pièce à l’appui, il s’avère que plusieurs dirigeants ont été approchés séparément par des émissaires français. « Contacts » que désapprouvera, catégoriquement, Abane : le ‘’ chef ‘’. Enseignement majeur : le premier rôle qu’assumait Abane à la tête de la Révolution fut unanime. Véritable cheville ouvrière dans l’organisation et la coordination des opérations ; la structuration des institutions ; le rassemblement autour du FLN/ALN ; souci de l’armement qui ne parvenait point de « l’extérieur », mais surtout la guerre psychologique…
Au bout, ces « attaques » tardives s’écroulent. Rien n’y tient devant l’épreuve des faits.
Siège
de dissensions itératives depuis les soubresauts de l’ENA (Etoile -nord
africaine), la problématique de l’identité du mouvement national y
ressurgit en amont ; non sans violence verbale mettant à nue les
velléités de Ben Bella, « protégé » de Djamel Abd Nasser. En cela
Khalfa Mammeri propose l’esquisse d’une grille de lecture qui se veut
authentique. La vérité matérielle, incontestable. Le courrier échangé
entre Alger et le Caire (entre 1955 à 1957) [4]
- entre Abane principalement et la délégation extérieure, du moins les
responsables se déclarant ainsi- est passé au crible. Pour ce faire,
Mameri oppose les déclarations, fouille ses « sources », en 50 ans
d’intervalle.
Tout compte fait, on en sort apaisé. Rassuré à
l’idée que la mémoire du rassembleur des forces vives autour du FLN est
saine et sauve. Par une gymnastique intellectuelle sagace Mameri
réussit à démonter les pièces de l’intrigue funeste. Le lecteur, lui,
s’en émeut devant le génie de l’architecte de l’Etat Algérien moderne,
qui tranche avec la perfidie de ses bourreaux.
A l’évidence,
l’apport de Abane à la Révolution, et au delà, aura été au dessus de
tout soupçon. En dépit de ses « excès » qui l’auteur explique par son« caractère entier, farouche, intraitable », mais « conciliant
» et perspicace ; attitude compréhensible dans une certaine mesure eu
égard à la stature que devait revêtir le chef du FLN libérateur.
Mais
enfin, pourquoi alors lui, Abane ? Son tort : avoir fait de l’ombre aux
« fils de la Toussaint », gênant par trop la voie du pouvoir militaire.
Sa hauteur d’esprit, ses visions. Ses prophéties : « ce sont [les
colonels] de futurs potentats orientaux…par leur attitude, ils sont la
négation de la liberté et de la démocratie que nous voulons instaurer
dans une Algérie indépendante [5] ». Sa doctrine révolutionnaire : « la Révolution algérienne ne sera inféodée ni à Moscou ni au Caire, ni à Londres ou à Washington ».
Victoire posthume
Leçon
de l’histoire. A sa mort, chacun des militaires rivalise de férocité
pour s’imposer en leader. Mais, comble du paradoxe, ce sont les
collaborateurs directs de Abane qui conduiront, pour les uns, les
négociations d’Evian, dont Saad Dahlab ; Benkhedda promut à la tête du
premier GPRA, et Ferhat Abas à qui revient l’insigne honneur de
présider et le premier GPRA et la première l’Assemblée constituante.
« Abane
Ramdane a eu le grand mérite d’organiser rationnellement notre
insurrection en lui donnant l’homogénéité, la coordination et les
assises populaires qui lui étaient nécessaires et qui ont assuré la
victoire [6]
». Aveu sur fond de reconnaissance à l’œuvre Abane, sous la plume du
premier président du Gouvernement provisoire de la République
algérienne, nom moins figure emblématique du nationalisme algérien.
Voilà qui devait, raisonnablement, et l’auteur le note avec amertume et
un brin de colère, arrêter la machine du crime. C’est que la tragédie
du sinistre Tétouane aurait pu être évitée, n’était l’apparent deal des
« colonels » d’amputer à la Révolution, en marche, sa tête. En finir,
lâchement, sans froid, avec l’ « obstacle » Abane. Tellement les
appétits du pouvoir s’aiguisaient avec cran. Voracement.
Mais,
au final, est-ce que le plus primordial pour les artisans de rêves que
de les vivres eux-mêmes ? Abane savait, peut-être, qu’il n’en profitera
pas lui-même. Porté par son âme militante, il continuait à travailler,
la conviction chevillée au corps, pour sa Cause. Jusqu’au bout :
l’inexorable libération nationale. Il se savait condamné. Par la
bêtise. En ce sens Khalfa Mameri ajoute un zeste d’amertume au récit :
« même aussi tragique, l’assassinat de Ben M’hidi offre la
consolation ou la fierté posthume qu’il est tombé au champ d’honneur,
entre les mains de ses geôliers ». Ce « refuge mental » n’existe pas pour Abane, « notre panthéon national ». Nous lui sommes redevables : « une part dans la libération ».
Notons que le neveu de Krim Belkacem a réagi à ce livre estimant que l’auteur « a
été approximatif et superficiel en citant un témoin de cette affaire
(l’assassinat d’Abane NDLR) de façon anonyme, alors que la logique
voudrait qu’il soit nommé et identifié pour la postérité [7]
». En fait, le commandant de l’ANP en retraite, Krim Ouramdane récuse
le document précité d’Ouamrane, sur lequel s’est appuyé l’auteur.
Et maintenant ?
Juste
réparation. A la hauteur du crime et de la dimension de l’homme-
référence fondatrice de la démocratie algérienne : l’auteur exige un « jury populaire irréprochable pour faire la lumière sur l’assassinat du rédempteur de la Révolution ». L’Algérie, à coup sûr, aurait gagné la « paix des consciences ».Lavée de « son » affront.
L’Algérie
doit marquer cet assassinat d’une prière noire : la plus sombre page de
la Révolution. L’intelligence étranglée ! Le politique écarté. Le
bateau Algérie menée au port miné de l’islamisme aux horizons
incertains. Récif inconnu. Depuis Abane, une telle élévation du «
politique » n’a toujours pas bonne presse. Malgré les apparences de
façade.
Et une lourde dette qui nous interpelle : c’est, en
définitive, songeait-on avec Abane « la lutte pour la reconnaissance
d’un Etat algérien sous la forme d’une République démocratique et
sociale et non la restauration d’une monarchie ou d’une théocratie
révolues [8] ». Oui : les préceptes de la charte de la Soummam sont transposables en 2007.
C’est établi : du vivant d’Abane, les diatribes régionales, les appétits despotiques étaient mis en congé. L’été 62, les brigands d’Oujda s’emparent, définitivement, du pouvoir pour en accaparer tous les leviers. Pour ne plus le lâcher. Contre vents et marées. Une précieuse lucidité baigne ce livre. Un plaidoyer irréfragable pour l’Algérie de Abane. L’espoir d’édification nationale éclaboussé. Et la Kabylie qui l’a vu naître.
« Le lecteur par moments peut en tressaillir » tant le scénario funéraire, à sa fin, atteint les abysses de l’ignominie. Ce livre est un essor saisissant. Un baume de lucidité qui participe d’une béante blessure mémorielle, souffre- douleur de l’histoire falsifiée.
Par le double devoir de vérité et de
conscience, l’Algérie démocratique ne saurait être que l’aboutissement
du projet esquissé à la Soummam. Mais voilà, la terrible nouvelle tombe
tel un couperet : le gouvernement algérien, en 2007, s’apprête à
réhabiliter le FIS dissous, filiation naturelle de l’arabisme écarté
en…1956. Décidément, la patrie d’Abane ne cesse de s’enliser dans le
gouffre de l’obscurité. Dessein de ses assassins…
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Khalfa Mammeri : Abane, le faux procès, aux éditions Mehdi de Tizi Ouzou, Imprimerie Brise-Marine, Bordj El Bahri, 2007.
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Notes
1 - Khalfa Mameri, Abane Ramdane Héros de la guerre d’Algérie, Ed, l’Harmattan, Paris, 1988
2 - L’auteur cite les déclarations de Ben Bella rapportées par la presse
privée algérienne et le livre de Ali Kafi, du militant politique au
dirigent militaire, (1946-1962) (Mémoires), Edition Casbah, Alger, 2002
3 - Entretien de Benyoucef Benkhedda au quotidien La Tribune (reproduit le 6 février 2003)
4 - - Mabrouk Belhocine, Le courrier Alger-Le Caire, Casbah Editions, Alger, 2000
5 - Cité par Ferhat Abas dans l’indépendance confisquée ; Edition Flammarion, Paris 1984
6 -Ferhat Abbas, L’indépendance confisquée, Ed Flammarion, Paris 1984 (p.188-189)
7 - Voir La voix de l’Oranie du 16 mai 2007
8 - Extrait de la plate forme de la Soummam
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Moh. K
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