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Prostitution
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Contrairement à l'aimable légende ce ne sont pas les étrangers, ni les touristes, ni les G.I. du Vietnam en R & R au Siam qui ont introduit ou développé la prostitution. C'est en vérité une solide, ancienne et ancrée coutume locale, culturellement implantée dans tous les lieux et milieux et honorée, si on en croit les sondages [?], par vingt à soixante-dix pour cent de la population mâle en âge de pratiquer. Nulle réprobation ne vient freiner ces activités, et les bordels ont pignon sur rue, pignon souvent allumé des feux de la publicité, car le péché originel ne fut pas commis sur les bords de la Chao Phraya, car les évangélisateurs de l'Occident ne réussirent point à ébranler la foi et les conceptions massivement bouddhistes de ses riverains, car aussi se prostituer peut être, et de fait, est souvent, une nécessité économique pour soutenir les vieux parents ou faire étudier les jeunes cadets. Même avec ces nobles motifs ce n'est pas un beau métier, mais un métier au moins, dont les revenus permettent d'assurer les devoirs élémentaires vis-à-vis de la famille et du Bouddha et, s'ils sont abondants, de garder la face. Et puis, et très fondamentalement, si on se retrouve prostitué[e], c'est qu'il y a une raison plus transcendante et inéluctable: le bilan de la vie antérieure vaut-elle réincarnation; qui peut se dresser contre la Loi même?
Alors, et même si la prostitution est interdite depuis longtemps, le monde flottant prospère ouvertement car il est pratiqué par beaucoup, organisé par les gangs, protégé par la Police et participe à la prospérité générale. Nul bourg, nulle ville, nul croisement routier important ne saurait fonctionner sans ses établissements spécialisés, bar à filles ou coquetèle-lounge, salon de coiffure ou d'esthéticienne, bourdeau paysan ou salon de massage climatisé, hôtel de passe ou hôtel d'amour, call-girls ou escortes où, à la portée de toutes les bourses et pour tous les goûts, le travailleur recru de fatigue et l'homme d'affaires de soucis viennent finir en toute candeur une dure journée.
Les plus chics de ces endroits sont de véritables salons où l'on cause et où les décideurs élaborent les stratégies du futur. Ils n'ont de pendant social que les golfs, où les hommes se retrouvent entre eux, entre pairs et complices, dans la paix, le confort et les services diversifiés.
Cette aimable licence du mode de vie, cet équilibre hédoniste des devoirs et des plaisirs, ce qu'il faut certainement appeler une tradition culturelle est désormais menacée par le SIDA. Si les Thaïlandais ont au départ minimisé l'affaire à cause du tourisme et de l'image, ils n'en sont plus là car la maladie a débordé les groupes à risque pour envahir les maisons de plaisir et touche donc à la population générale. Y a-t-il déjà deux à trois cent mille séropositifs? Y en aura-t-il un million et demi dans cinq ans, sept millions dans dix ans? Ce sont des questions angoissantes qui sont désormais abordées par la presse et la télévision. Un énorme travail de sensibilisation est à faire sur l'existence même de la maladie, sur l'usage des préservatifs et sur la nécessité d'une altération des modes de vie. L'affaire compte avec l'appui du palais et de quelques sommités médicales, mais il y faudra aussi, outre la conviction, beaucoup d'argent.
En attendant, et si l'on ose dire, les quartiers de plaisir de la capitale continuent à afficher une insolente bonne santé commerciale. Seuls sont touchés, et pour d'autres raisons que le SIDA, le soï Nana, ex-quartier général du tourisme arabe qui a sombré dans la guerre du Golfe. Le soï Cowboy, haut lieu des galipettes américaines pendant la guerre du Vietnam, n'a pas su résister à la paix et s'étiole doucement. Le Patpong japonais prospère admirablement, nourri par l'afflux des investissements et du tourisme nippons. "Small Tokyo", "Japanese only" sont les devises de cette enclave extraterritoriale où les robustes thaïlandaises ont quelque peine à endosser l'uniforme des geishas et à maintenir leurs grâces évanescentes. Tout à côté, le Patpong international [le tout est propriété d'un Monsieur Patpong, une figure de l'immobilier] continue à offrir à un tourisme quelque peu déclinant le bruit, la fureur et les appâts de ses bars à gogo et le marché de la contrefaçon le moins onéreux de la ville. L'ordre règne car la police et les gangs patrouillent toute la nuit et relèvent les compteurs. Non loin de là, un chapelet de petits bars thaïlandais à musique douce abritent la détente de hauts fonctionnaires; le rythme y est différent car s'y exerce, non pas uniquement la satisfaction d'une libido, mais le délicat exercice de la convivialité, de l'amusement [sanuk], et du renforcement des liens dans le groupe.
Ce sont des bars d'habitués, sinon d'abonnés, où les bouteilles sont marquées au nom des consommateurs, où la mama-san connaît tous les clients, leurs goûts, le titre des chansons et des égéries préférées, où les hôtesses mélangent les coquetèles d'une main sûre et personnalisée, où les plats assaisonnés à point arrivent tout chauds du bouchon voisin, bref de vrais bars "à la japonaise" mais où l'étranger n'est pas malvenu même s'il n'est pas attendu. Et de bar en bar [et chacun est un cercle] jusqu'à une heure avancée, on échange des visites et des compliments et on tisse les liens complexes de l'hommage et de la politesse qui sont une vérification incessante de la santé et du pouvoir du groupe.
Telles sont la Voie de la Prostitution et le Tao des Libertins, ouverts à tous et pratiqués par beaucoup, car, en soi, c'est la Voie de la Nature, pour le plaisir mais aussi pour la survie sociale.
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Les farang (les étrangers)
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Les farang (les étrangers), de tous âges, professions, poils et sexes trouvent au Siam ce qui n'est pas aisément accessible ailleurs: une liberté totale si on ne gène personne, sans solitude irrémédiable, un respect des goûts et des couleurs, voire des perversions de chacun, porté à la cécité et une indifférence à la vie humaine des autres élevée à la largeur philosophique.
Qui ne connaît ce richissime retraité de la marine qui, au long cours d'une vie agitée, a tout connu des ports et des havres de la planète, qui a tout vu et tout goûté, de la négresse blonde à la langue de rossignol et qui, l'âge avancé venu, lassé d'une épouse acariâtre et d'héritiers pressés, a jeté l'ancre au coin de Suan Pluu et de Sathorn. Là, il vit dans un hôtel modeste mais confortable, entouré des soins d'une jeune infirmière, son héritière d'élection, et de la compagnie de quelques camarades d'anciennes et fabuleuses bordées. Comme le bernacle au rocher, il s'est fixé définitivement et, avec une admirable volonté, attend activement de mourir vivant et de vivre jusque-là.
De cette belle et vigoureuse espèce, de ces virages en tête à queue vers l'autre planète, de ces tournements de dos sur un Occident qu'ils n'aiment plus assez, il y a grande foison, des milliers sans doute, à qui le climat du Siam a donné ou rendu vie.
Qui ne pensera aussi à cet énorme bûcheron, ancien foreur des pétroles d'Afrique, force de la nature et de virées qu'on imagine surhumaines, qui a posé sa besace dans le si pauvre Nord-est, derrière Sisaket ? Il a épousé une fille du pays, monté une entreprise de poulets si réussie qu'il en est devenu le bienfaiteur de son village et une personnalité de la province. Lui aussi a trouvé le bonheur, ça crève les yeux, et remarque-t-il avec finesse "personne ne m'emmerde". Vis, tais-toi, vis et sois humain, ce n'est qu'une page vite tournée vers d'autres existences.
Alors ils sont nombreux, comme le marin encalminé et le foreur troué d'amour, à reconstruire un univers dans le cocon du royaume. Coiffeurs et pâtissiers, tailleurs et voleurs, bijoutiers et retraités, sages et fous, mitrons et génies s'installent; c'est illégal, la police et l'immigration savent, mais le respect de la privauté - surtout s'il est relevé par quelques épices - prime celui de la Loi.
Le club occidental des pédérastes est vaste comme une tribu et archi-connu. Il subsiste et prolifère parce que le terrain est favorable et le tabou inexistant. Il n'est même pas sûr que les Thaïlandais ferment les yeux; tout simplement, ils ne voient pas, et si par hasard ils voient, ils ne portent pas de jugement. Au pire, ils déploreront qu'un homme ait mal tourné et soit affligé d'une réincarnation dans le mauvais sexe. La même attitude va d'ailleurs à leurs compatriotes dont nombre, grand nombre en vérité, sont aussi naturellement d'aimables apolliniens.
Mais au fond, que pensent les Thaïlandais de ces farang, des farang en général, au delà du mur des apparences souriantes? On ne saurait être assez frappé du nombre inhabituellement réduit d'étrangers se flattant d'avoir des amis thaï; même ceux qui, par mariage, ou inclination linguistique sont introduits dans la société thaï, parlent thaï à la perfection, connaissent les us et coutumes quelquefois avec passion et profondeur, restent fondamentalement évasifs sur le sujet. Il est vrai que l'amitié n'est pas une valeur mise en exergue dans les textes fondateurs, à la profonde différence de ce qui existe dans les mondes chinois et sinisés. Dans ces terres toute interaction humaine peut être sous-tendue par la si belle et si espérée possibilité de se faire de nouveaux et bons amis. Le mode strictement hiérarchique du fonctionnement sociologique thaï se prête moins à la quête amicale.
Alors, le farang ressent souvent avec acuité la distance d'avec les Thaï, leur manque d'intérêt pour l'étranger [politesse ou indifférence peu importe], l'exclusion quasi-systématique [aimable certes, si aimable], le formalisme redoutable et pesant qu'inspire à tous le fait d'inclure un farang dans un groupe de Thaï et le soulagement, adroitement caché bien sûr, quand il prend congé. Certes, les Thaï font volontiers l'honneur de venir dîner chez les farang, très gentiment, pleins d'attentions, de fleurs et de petits cadeaux; il est fort rare, en revanche, de bénéficier de l'invitation en retour. Au restaurant, oui, très tôt et très vite, à la maison jamais. On n'y verra aucune impolitesse, aucune méchanceté, peut-être même de la délicatesse, sûrement une indication de la peur des choses du dehors qui sont empreintes de danger, au mieux d'inconnu; car l'intérieur est le domaine de la paix, de la bonté et de la certitude qu'on ne saurait troubler avec l'admission de facteurs imprévisibles.
Et les farang, qu'ils soient résidents ou de passage sont comme les poissons bleus de l'aquarium aux poissons rouges: il y a de l'eau pour tout le monde et la température est agréable, mais les espèces se reconnaissent et fréquentent entre elles.
Naturellement, cette convivialité n'est pas sans déchirures, d'autant plus surprenantes qu'elles sont inattendues et proviennent de l'inaptitude du modèle à résoudre des conflits dont l'escalade est trop rapide.
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