Mémoires (1925-1991) du Pr Messaoud Djennas
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« Vous pourriez lire dix gros volumes sur l’histoire de l’Islam depuis les origines, vous ne comprendriez rien à ce qui se passe en Algérie. Lisez trente pages sur la colonisation et la décolonisation, vous comprendrez beaucoup mieux. » Amin Maalouf, Les Identités meurtrières… .
Nous ne disposons pas dans leur intégralité des « trente pages » en question pour parfaire notre connaissance des vérités historiques, mais il est intéressant de parcourir les témoignages éloquents qui illustrent dans leur ensemble, et parfois dans le détail, les étapes cruciales qui ont marqué l’histoire de notre pays. Il est question, ici, du remarquable ouvrage du Pr Messaoud Djennas, relatif à ses mémoires (1925 à 1991), paru récemment aux éditions Casbah. Rappelons que cette parution a déjà fait l’objet d’un excellent article sur EL Watan du 27 février 2007, par M. A. Ferhani. Le présent article ne justifie que le désir d’exprimer des impressions personnelles, qui renforcent d’ailleurs la teneur du premier. Il est certes question d’une biographie à travers laquelle se découvre une des grandes figures de la médecine algérienne qui se distingue, en premier lieu, par une exigence intellectuelle et morale qu’aucun tourment de la vie, ni aucune condition tumultueuse de notre pays n’a réussi à ébranler. C’est à cette condition que le « petit enfant paysan », déjà fier et volontaire, va déployer une vision, nourrir une ambition, et entreprendre une action de plus grande dimension. En dépit de l’interruption forcée des cours en raison des « séjours » en prison dus à ses activités militantes, ce projet est couronné du succès scolaire et universitaire qui prépare à une brillante carrière médicale consacrée à la création d’une des premières grandes écoles d’ophtalmologie de l’Algérie indépendante. Livré par un esprit savant et d’une main experte, ce parcours, exaltant et douloureux à la fois, n’est pas uniquement d’un intérêt historique indéniable. Le défi est immense. Il l’est en premier à cause des conditions dans lesquelles il s’exerce. Il s’agit d’une phase de l’époque coloniale, des injustices et des humiliations qu’elle inflige, puis de la lutte pour la libération et des sacrifices qu’elle impose, et enfin du passage à l’indépendance et des mutations qu’il présage… Il l’est également à cause de l’expérience humaine considérable qui l’accompagne. C’est le tissage inusable qui se crée entre l’auteur et les nombreuses personnalités qui ont marqué sa vie, qu’ils appartiennent à sa famille et à son entourage, ou qu’il rencontre sur les bancs d’école et d’université, dans les camps d’internements, dans la pratique de sa profession, au cours de ses déplacements et de ses voyages. Des êtres authentiques, légendaires ou communs, de compassion ou de présomption, talentueux ou farouches, aux attributs nuancés de l’esprit ou du verbe, de l’idée ou de la lettre, de la passion ou de la raison, de la pensée ou de l’action, que les épreuves confortent ou déclinent dans la diversité de la nature humaine. La sensibilité inattendue avec laquelle l’auteur rend de vibrants hommages à ceux qu’il respecte, qu’il admire ou qu’il aime, fait état de la véritable richesse, celle de la qualité des relations humaines, de l’échange et du partage, de l’esprit et du cœur. C’est la part de sympathie, d’humour, de solidarité, de tolérance, et d’amitié indéfectible, sans laquelle aucun moment de la vie ne peut être apprécié, ni aucune épreuve affrontée… Le défi est immense à portée philosophique qu’il inspire. Deux événements essentiels sont réunis dans le temps et l’espace de cette biographie. Ils correspondent, d’une part, à « l’émergence civilisationnelle » affirmée d’un homme, et, d’autre part, à celle plus hésitante d’une nation illustrant de manière édifiante, les raisons qui ont conduit à l’accomplissement de l’un et à la condition de l’autre. Pour se parfaire, l’auteur a, certes, comme il l’exprime, « mobilisé des moyens, essentiellement moraux, dont tout être humain est pourvu, tels que volonté, persévérance, désintéressement, loyauté, et exemplarité ». L’effort est physique et mental, émotionnel et pensant, matériel et transcendant, fondé sur la maîtrise de la méthode et des moyens, inscrit dans la double ambition ou la double vocation professionnelle et patriotique. Il eut fallu « arracher » un tel enseignement depuis les rudiments du langage à la méthode cartésienne, aux données scientifiques, à la pensée élaborée, à l’esprit de critique et, enfin, à une savante tolérance. Il eut fallu apprendre à se connaître en allant à la recherche des spécificités géo-culturelles de la terre natale, à la rencontre d’une double civilisation arabo-musulmane et occidentale, à la quête des origines et des vocations, parcourant terres et lettres, épousant peuples et cultures, percevant valeurs et croyances, formulant pensées et dynamiques. Les concilier, selon la logique du temps, en une féconde et originale alliance résolument tournée vers l’avenir, et cela, dans le brasier d’une guerre de libération, fut chose faite. Il est alors heureux d’évoquer avec une profonde gratitude, parents, maîtres, idéologies et croyances ou simplement la vie, qui ont su accompagner l’élève au seuil de son propre esprit, et s’effacer devant un homme devenu libre… Un homme qui se détourne de tout endoctrinement, qui pose un regard nouveau sur le monde et les sociétés, qui s’interroge en solitaire sur le bien fondé ou le mal, le vrai ou le faux, des lois et des doctrines que des hommes et seulement des hommes ont proposées ou décrétées pour des raisons d’intérêts ou de circonstances. Dans cet ordre « pré-établi », il se fraye pourtant et fermement le chemin qui consiste à définir la part enfouie de liberté, la part espérée de créativité, et la part certaine de responsabilité qui lui revienne. Son acte de foi, loin d’être un simple prêche, est l’exemple puissant d’une volonté sans faille et d’une pratique acharnée à œuvrer pour une meilleure condition, efficacement, utilement, dans la difficulté et l’espérance, si bien qu’elle nous renvoie à nous-mêmes, à notre propre entendement du travail, à la qualité que nous pourrions exiger, à la performance que nous pourrions atteindre. Qu’en est-il de l’édification d’une nation, laquelle fut autrement plus contrariée dans la voie exaltante et exigeante que l’auteur s’est lui-même assignée ? Qu’en est-il des nations au lendemain des révolutions, souvent désenchanteur, onde de toutes les turbulences et fracas de toutes les convoitises ? Autant que les grandes figures de la culture algérienne, le professeur Djennas restitue à celle-ci son authentique façon et sa raison d’être, celles qui se défendent dans la raison et le bon sens. Cet ouvrage plein de tendresse, que l’on referme avec regret et émotion, suggère plus qu’il n’informe. Une biographie qui s’ouvre sur son temps et ses tragédies sur l’histoire et ses bouleversements, sur le monde et ses lois, sur la condition humaine et ses états de grandeur ou de misère et enfin, sur le Créateur et sa Grâce : c’est « la conscience d’un honnête homme » qui déplore à haute voix, ce que nous pensons tout bas. A savoir que les sociétés évoluent ou régressent au gré des visions et des actions politiques. Leur succès est lié à la connaissance plus ou moins développée des choses humaines à laquelle elles se réfèrent. A l’engagement qu’elles tiennent ou qu’elles négligent à établir un ordre de justice et de solidarité, de dignité et de progrès. Enfin, à l’idéologie qu’elle exprime ou ignore à ce que ni la matière n’avilisse l’esprit, ni la science ne réfute la morale, ni la foi ne réprime la liberté créative. « C’est pourtant un choix que l’homme n’a pas encore fait », observera son ami de toujours. La préoccupation de tout être n’est-elle pas d’apprivoiser le monde tel qu’il est, sans renoncer à ses espoirs, ni probablement à ses illusions ? « Vivre, c’est croire. » Non seulement pour vaincre l’inaction et l’inculture que le désespoir fait naître, mais pour « s’initier au plus intime secret de la vie ».
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L’auteur est : Epouse Aïssiou. Médecin biologiste
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