Répondant à son ami Mohamed-Chafik Mesbah qui s’étonnait de sa nomination au poste de directeur du Centre culturel algérien de Paris, l’écrivain Yasmina Khadra s’explique sur les raisons qui l’ont conduit à accepter de diriger l’institution culturelle parisienne tant convoitée.
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Mohamed-Chafik Mesbah vient de féliciter — tout en
le réprimandant et en exprimant des craintes — son ami Yasmina Khadra à
la suite de sa nomination au poste de directeur du Centre culturel
algérien de Paris. Dans sa réponse, l’auteur de L’imposture des mots
s’explique sur les raisons qui l’ont conduit à accepter de diriger
l’institution culturelle parisienne tant convoitée. Il a souhaité, par
ailleurs, que sa réponse soit rendue publique. Dont acte.
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Chafik Mesbah : «Je suis étonné par ta disponibilité empressée»(…)
Nous sommes tous deux militaires, du moins le suis-je resté
personnellement, dans mon habitus social et culturel. Pas question de
nous raconter, mutuellement, «des histoires». Autant que de nombreux
intellectuels algériens, je suis pour le moins étonné par cette
tournure des événements, non pas tant, d’ailleurs, de l’offre qui t’a
été faite que de ta disponibilité empressée à assumer la tâche. Je
me refuse par rigueur morale de juger des décisions des uns et des
autres, même s’il s’agit d’amis chers. (…) C’est dire que ton cas,
aussi bien, je ne me considère pas habilité à juger de tes décisions
même si, effectivement, je suis un peu blessé, au fond de moi-même, que
tu aies accepté cette offre. Tu es, après tout, seul responsable devant
ta conscience.
C’est
à ton bilan, au demeurant, que le peuple algérien, et plus sûrement,
l’histoire auront à te juger. J’ai appris par la bande que cette
désignation avait été initiée par des contacts préalables entre le
président de la République et toi-même. J’ignore
de quoi vous avez discuté, mais je suppose qu’il y a eu un plan de
charges adopté qui agrée les deux parties. C’est ce plan de charges,
implicite ou explicite, qui me préoccupe.
J’évoque,
sans transition, le plan de charges pour exclure l’hypothèse triviale
que certains milieux avancent pour expliquer ta nomination. Ceux-là
supposent, en effet, que ta nomination répondrait à une pure logique de
clan que conforterait un soubassement régionaliste. Le cercle
présidentiel veut quelqu’un à lui à un poste jugé important pour
l’image du régime, voilà tout. Te connaissant suffisamment, grâce à nos
échanges intellectuels, grâce à nos rencontres et surtout, grâce à
l’avis autorisé de ceux qui t’ont fréquenté sur les bancs de l’école
des cadets de la Révolution ou au sein des unités de combat de l’ANP,
je suis enclin à penser que tu es inaccessible à cette logique
d’incultes ou, pour le mieux, de «ripailleurs». On ne transite pas
impunément par les écoles des cadets de la Révolution si chères aux
yeux du défunt président Boumediene. Devisant, tantôt, avec un ancien
de tes condisciples, je lui ai, à cet égard, posé, brutalement, cette
question : «Actuellement, la chaîne de commandement militaire est
composée, essentiellement, d’officiers issus des écoles des cadets de
la Révolution. Penses-tu que l’origine géographique des uns et des
autres puisse affecter la cohésion de leur groupe ?» La réponse a fusé
d’un jet : «Non, certainement pas !»
6.
Il reste, alors, le plan de charges en lui-même. La «carte blanche» du
président de la République évoquée par la presse nationale, ce serait,
en somme, la garantie d’un projet de portée stratégique pour le
renouveau de la culture algérienne ? Quitte à faire transiter un tel
projet par Paris ? J’aurais tant voulu que cela soit vrai, après tout
l’Etoile nord africaine, précurseur du mouvement nationaliste en
Algérie, a bien pris naissance dans les milieux ouvriers de
l’émigration algérienne en France. C’est là, hélas, un simple
raccourci. Ma religion est faite en ce qui concerne la possibilité pour
le système de se réformer de l’intérieur. L’hypothèse la plus
vraisemblable, c’est une collision frontale entre la société virtuelle
(le système, ses appareils et ses instruments) et la société réelle (la
majorité de la population délaissée à son sort et subissant des
conditions d’existence de plus en plus pénibles). Dans le processus qui
mène à cette issue fatale, c’est l’étranger, bien plus que les élites
nationales, qui disposera d’une influence significative. Comment un
système tombé en obsolescence clinique — quoique encore résistant aux
assauts qui lui sont donnés de l’intérieur — pourra ménager cette
fenêtre dont tu peux, de bonne foi, rêver ? La liberté est
indissociable, il est impossible de verrouiller l’espace politique, de
fermer le paysage médiatique puis de laisser croire que la culture va
connaître sa révolution !
7.
De manière plus pesante, je suis saisi par la crainte, à propos de ce
plan de charges, que ta notoriété ne soit détournée à des fins
politiciennes. Nous avons eu, tous deux, l’occasion de discuter de nos
fortes préventions contre la hiérarchie militaire. Autant que toi, je
suis consterné par le niveau d’inaptitude intellectuelle et, parfois
même, l’incurie morale de certains de nos si vaillants chefs. Cela dit,
je refuse d’être la main par laquelle on brandira le couteau destiné à
poignarder la famille. Accepteras-tu de l’être ? Je ne nourris pas d’a
priori idéologique, ni d’animosité personnelle, je sais bien que la
politique c’est l’art du possible. L’un des seuls domaines, d’ailleurs,
où le bilan du président de la République trouve grâce à mes yeux,
c’est bien l’image de cette bouffée d’oxygène introduite dans la
hiérarchie militaire où, désormais, tes compagnons cadets peuvent
aspirer à accéder aux véritables commandes, je dis bien aux véritables
commandes. En attendant, cependant, le tour de mes propres anciens
compagnons, lorsque le souffle de rajeunissement et de
professionnalisation frappera fort aux portes de leur corporation.
8.
Ce n’est pas une démarche idéologique qui me conduit à t’interpeller.
C’est une pure déduction empirique. J’ai toujours affirmé que la
démarche du président de la République se distinguait par l’absence
d’un projet national de portée stratégique. Sans jamais nier, pour
autant, l’habilité tactique de l’homme ni sa capacité manœuvrière. Je
suppose qu’il n’ignore rien de ton véritable état d’esprit concernant
les usages passés au sein de nos forces armées. Il suffit de bien lire
tes romans pour s’en imprégner car, nous en avons déjà parlé, chaque
œuvre que tu as produite est un fragment de ta vie. Il existe, par
conséquent, le risque que ta fougue de romancier, ta verve d’écrivain
et ta candeur de militaire – oui je dis bien ta candeur de militaire –
ne soient mobilisées pour discréditer l’ancienne hiérarchie militaire.
A travers la contre-image que tu produirais toi-même et l’écho qui
résonnerait des plumes et voix incontestables que tu pourras rassembler.
9.
J’ai tenu à m’exprimer avec toi de la manière la plus franche, en
espérant ne pas t’avoir blessé et, en te recommandant, excuse-moi
l’expression, «de ne pas vendre ton âme au diable», si tant est que
cela soit à l’ordre du jour. Je crains que tu ne sois, à ton corps
défendant, entraîné à faire «la sale besogne», exactement comme tel
personnage se targue du bonheur de l’effectuer, dans l’autre sens. Pour
le reste, je veux te rassurer. Mon amitié t’est acquise ainsi que ma
sympathie, en toutes circonstances.
Cordialement, Mohamed-Chafik Mesbah
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Yasmina Khadra : «C’est un sacrifice pour moi d’accepter ce poste»
Ta
franchise me rassure, cher frère. Et me touche. Ainsi s'inquiètent les
amis pour leurs amis. Mais, crois-moi, il n'y a pas le feu. Cette
nomination m'a surpris, moi le premier. Je l'ai acceptée par humilité.
Elle ne m'apporte rien de bon, à tous les niveaux. Mais elle est une
tâche comme tant d'autres, et j'ai accepté de l'assumer POUR TOUS LES
ARTISTES ET LES INTELLECTUELS qui ont besoin de mes services. TOUS LES
ARTISTES ET INTELLECTUELS indésirables, persona non grata comme je l'ai
été, moi-même, dans ce centre. Tu ne peux pas imaginer ni mesurer le
soulagement de cette élite tant marginalisée depuis qu'elle a appris
que j'étais à la direction du CCA. Je reçois tous les jours des appels
enthousiastes, des projets ressuscités, des espoirs fous. Comment
peut-on être si bas et si stupide pour croire ou faire croire que cette
nomination me profiterait personnellement lorsque mon lectorat et mon
éditeur craignent de voir leur auteur détourné ? Comment peut-on être
si expéditif en parlant de course au "koursi", moi qui dispose d'un
trône plus beau que celui des rois : Ma Liberté! ? Comment peut-on
soupçonner une quelconque tentation pécuniaire, à ce poste, quand, en
restant au chaud chez moi, confortablement installé dans ma paresse,
dormant quand je veux et me levant comme bon me semble, je gagne
largement ma vie. Mon problème est que j'aime mon pays. Je n'en ai pas
d'autre et je l'ai toujours servi avec mes tripes et mes rêves les plus
ridicules. C'est un sacré sacrifice pour moi que d'accepter ce poste,
sauf qu'il se trouve que d'autres ont donné plus que leur liberté pour
nous tous, qu'ils ont donné leur VIE, en nous léguant leurs veuves et
leurs orphelins. J'ignore comment fonctionne l'esprit des nôtres, de
certains des nôtres car ils sont nombreux ceux qui ont compris mon
geste et s'en réjouissent. Mais ne l'ai-je pas dit mille fois, écrit
noir sur blanc ? On ne peut redresser les esprits retors sans les
casser. Les gens nobles reconnaissent tout de suite la beauté des
engagements sains. Quant aux minables, ils ne sauront déceler la
grandeur chez les autres. Ils ignorent ce que c'est. Ils ne peuvent
même pas accéder à l'estime qu'ils devraient avoir pour leurs propres
personnes. Je suis ce que j'ai toujours été : un brave fils de
l'Algérie. Je n'ai jamais trahi, jamais triché, jamais renié les miens,
et j'ai toujours eu le courage de mes convictions. Ce n'est pas le
Centre culturel algérien qui rehausse le prestige d'un écrivain comme
moi, c'est moi qui lui donne une allure, une vocation, une crédibilité
en le ravissant aux prédateurs de tout poil et aux fonctionnaires
encroûtés, aussi enclavés culturellement que les enclos à bestiaux. Par
ailleurs, la confiance que m'accorde le président de la République est,
à elle seule, une révolution. C'est historique. C'est la première fois
qu'un chef d'Etat algérien confie une tâche importante à un écrivain
qui n'est pas du sérail et qui a toujours été virulent à l'encontre du
régime. Je n'ai pas le droit de condamner cette ouverture. Peut-être
sommes-nous enfin en train d'accéder à la maturité ? Peut-être le
pouvoir se rend-il enfin compte que l'élite est là pour l'éclairer et
non pour le vilipender, qu'il est temps de la mobiliser autour d'un
idéal commun au lieu de la marginaliser avant de la livrer poings et
pieds liés à la manipulation étrangère comme c'est le cas d'un
important contingent de nos intellectuels en France, dépités d'être
ignorés et traités en parias par ceux-là mêmes qui devraient les porter
aux nues ? Etonnant que l'on change d'avis du côté du pouvoir, et pas
du côté de ceux qui sont censés incarner l'intelligence et la
générosité ? Je ne suis l'ennemi de personne. Ma colère est saine, sans
haine ni frustrations. Je suis aussi libre que le vent, aussi intègre
que mes serments. Je ne suis ni à vendre ni à louer. Je suis tellement
sûr de mon honnêteté que je ne crains ni les pièges ni les
récupérations. Je vais là où mon cœur me dit d'aller, désintéressé
parce aucunement dans le besoin, entier parce que j'aime mon pays. Je
sais, c'est une rengaine vieille comme le plus vieux métier du monde,
mais il se trouve que je suis aussi vieux que la naïveté, aussi vieux
que la pureté aussi. Tu me ferais un grand plaisir si tu publiais cette
lettre dans le Soir d’Algérie. Il faut que les choses soient claires
même si, forcément, les nuisances et les infamies relèvent de la
noirceur et des opacités.
Ton ami, Mohammed Moulessehoul,
alias Yasmina Khadra,
bédouin parce qu'authentique,
Algérien parce qu'il sait ce que ça signifie
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