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Mamma mia, qu’est-ce que ça bouffe ! On dirait que tout le monde ne
pense plus qu’à manger... De fait, c’est un véritable conditionnement
qui s’est mis en place. Quelques semaines avant le Ramadan, les medias
se mettent à chanter en chœur la chanson suivante: «Il n’y a pas de
motif d’inquiétude à avoir. Nous n’allons manquer de rien. Les stocks
sont constitués et tout est disponible. Des milliards d’œufs ont été
produits. De la viande fraîche a été importée. Les usines de lait
tournent à pleine capacité...».
Et j’en passe du même acabit. Au fond, le résultat des courses est des
plus prévisibles puisque tout le monde se rue en conséquence sur les
supermarchés et, à son tour, stocke plus qu’il n’en faut afin de ne
manquer de rien.
Alors qu’on ne jette plus la pierre aux pauvres consommateurs
pavlovisés. Ils ne font que répondre, sans nécessairement s’en rendre
compte, aux incitations «subliminales» qui leur sont dictées. Pour le
commun des mortels, Ramadan est devenu le mois de la bouffe puisque
c’est ainsi qu’il est présenté, sur l’air d’«il y en aura pour tout le
monde»...
Vous n’avez qu’à envisager le scénario opposé. Imaginez qu’un mois
avant le Ramadan, les medias commencent à dire qu’il est temps de
limiter sa consommation en prévision du jeûne rituel, qu’il est de bon
ton d’observer une austérité relative pour se préparer à un mois de
privations assumées.
Imaginez qu’on répande le message selon lequel le Ramadan se vit dans
la frugalité et un certain air de spiritualité. Imaginez qu’on répète
cette évidence au même rythme que celui par lequel nous sommes
actuellement matraqués par le message contraire.
Indubitablement, cela fait un son de cloches totalement différent de
nature à faire réfléchir ceux qui se précipitent, comme des moutons de
Panurge, vers tout ce qu’un ventre —aussi sensé soit-il— est de nature
à engloutir.
Car, si Ramadan est devenu le mois où la consommation connaît des pics
inattendus, c’est bien à cause de ce matraquage générateur de boulimie
qui, en un quart de siècle, a changé les habitudes alimentaires et
culturelles d’une population qui ne rate jamais une miette s’il y a un
festin.
De toute façon, si tout le monde y trouve son compte, c’est peut-être
tant mieux. Et puis, ne l’oublions pas, les prochains Ramadans
s’étaleront pour une décennie durant les mois d’été. Ce qui fait qu’il
faudra trouver de nouvelles parades à la soif et des alternatives à la
plage. Sinon, tout devrait aller pour le mieux dans le meilleur des
mondes puisque tout le monde pourra remplir son frigo et —pourquoi pas—
acheter un frigo supplémentaire pour l’occasion.
Décidément, mes compatriotes ne finiront jamais de m’impressionner.
Côté descente, ils en boucheraient un coin à tous les ogres de la
création, ils en mettraient plein la vue à Gargantua et Pantagruel en
personne, ils feraient douter un ours qui prendrait son dernier dîner
avant d’hiberner.
A une variante près: après la grande bouffe, ils ont tendance à
continuer leur digestion jusqu’à ce que la table soit mise le
lendemain. Et, bien entendu, après la grande bouffe à la puissance 29
ou 30, ils se plaindront d’avoir mal au ventre et aussi au portefeuille!
Quand c’est Ramadan, on bouffe toujours plus et, par ricochet, on jette
plus. Pour l’empêcheur de tourner en rond qui regarderait cette
implacable dialectique, il y a plus d’un motif d’incompréhension.
Comment se fait-il qu’on jette de la nourriture? Est-ce acceptable moralement?
Je trouve absolument incroyable et scandaleux que l’on jette sans
vergogne et de manière quotidienne du pain, des mets, du comestible.
C’est une insulte à la logique, à l’économie et à la morale.
De toute façon, personne ne se considère coupable en commettant pareil
geste. Au contraire, on remettra ça le lendemain comme un gage
d’abondance et de bonne santé financière. C’est du plus haut ridicule.
Et heureusement que le ridicule ne tue pas !
Quant à moi, je cherche désespérément un psychologue, un sociologue, un
savant quelconque pour qu’il m’explique comment nous en sommes arrivés
là et pourquoi jettent-ils les aliments qu’ils ont
auparavant achetés et préparés. Je n’y comprends plus rien...
Suis-je simplement vieux jeu? J’ai trop tendance à me souvenir de mon
éducation peut-être. Enfant, j’ai appris à me contenter de peu, à finir
l’assiette qui est devant moi et à ne jamais jeter le pain béni. Tout
ça doit être passé de mode...
La génération de mes parents a connu les affres du rationnement lors
des bombardements en 1943. Cette génération là
continue à cultiver le vieux bon sens rural selon lequel l’abondance
est toujours trompeuse. Elle se souvient qu’on mangeait de la viande
deux ou trois fois l’an, qu’on avait ses propres poulets à la maison et
toujours des relations avec un fermier quelconque qui avait le statut
de fournisseur en produits frais.
Notre mode de vie était frugal par définition. On mangeait les produits
de saison auxquels s’ajoutaient les céréales récoltées et conservées.
Et on ne faisait presque jamais de folies.
Aujourd’hui, les Méditerranéens que nous sommes sont devenus des
omnivores pantagruéliques qui dévorent tout ce qui bouge et tout ce que
les supermarchés exposent.
Ce véritable bond en avant qu’a connu notre consommation ne
s’accompagne toujours pas de la nécessaire réflexion sur la nouvelle
abondance qui est la nôtre. On parlera diététique pour se donner bonne
conscience, on s’égosillera dès qu’un indélicat vendra un œuf plus cher
car il risquerait demain de se recycler dans les bœufs, on tournera
spot insipide sur spot débile pour «prévenir» ce qui est déjà de
l’ordre de la catastrophe, on protégera le consommateur mais pas encore
de lui-même, on tournera autour du pot sans jamais mordre dans le vif
du sujet.
Il faudrait dire aux gens que des Ramadans vécus comme ça, ça vous rend
obèse. Il faudrait dire aux gens de faire attention à leurs gosses qui,
désormais, bouffent n’importe quoi. Il faudrait aussi leur dire que ce
n’est pas parce qu’on a les moyens qu’il faut faire n’importe quoi.
Moi, ça me fait toujours penser à ces types qui, au lieu d’économiser
l’eau si précieuse, la gaspillent sous prétexte qu’ils n’ont pas de
problèmes pour payer leurs factures. Ils se comportent en idiots, en
brutes épaisses et irresponsables. Ceux qui s’amusent à manger comme
des porcs ou à jeter aveuglement sont à placer à la même échelle dans
la hiérarchie du déshonneur. Honte à eux...
Comment se taire devant une telle inconscience ! On devrait stigmatiser
ces attitudes qui mènent des messieurs «gaspis» qui s’ignorent à
alimenter ces terribles poubelles de l’abondance.
Pourquoi ne pas mettre en scène ces gestes inacceptables pour mieux les
mettre à l’index? Qu’on montre ces gens en train de commettre leurs
forfaits, qu’ils nous expliquent leurs motivations, qu’ils nous donnent
les raisons qui les mènent, en ce mois de la frugalité, à jeter ce qui
pourrait manquer à d’autres.
Je suis certain qu’aucun de ces délinquants d’un autre type n’oserait
apparaître à la télé pour dire: «J’ai les yeux plus gros que le ventre,
je viens de jeter de quoi nourrir trois personnes. Et je vais
probablement refaire la même chose ce soir. Je ne sais pas ce qui me
pousse à faire cela. Je sais, ce n’est pas normal. Je sais que c’est
illogique. Mais que voulez-vous, je vais continuer à le faire».
Vraiment, il y a des gens que je ne parviendrai jamais à comprendre !
Et puis comme certains sujets mènent inéluctablement à d’autres, qu’on
me permette de revenir sur l’état de crasse dont je vous entretenais il
y a peu.
Sans entrer dans l’autopsie d’une poubelle, je voudrais vous raconter
un manège dont je suis quotidiennement témoin. Comme tout le monde, je
sors mon sac poubelle qui ira s’entasser sur une pile d’autres sacs
dont certains sont particulièrement nauséabonds.
Ce sont les chats qui règnent sur le tas qui grossit à vue d’œil. Avec
plus ou moins de bonheur, ces chats égratignent les sacs en quête de
nourriture qu’ils trouveront facilement.
Comme pour les aider, des chiffonniers d’un nouveau genre sont apparus
récemment. Leur objectif: ramasser les bouteilles en plastique vides
pour les revendre. Pour ce faire, ils ouvrent les sacs fermés,
répandent leur contenu à même le sol, prennent les «précieuses»
bouteilles et s’en vont sans autre forme de procès.
Après leur passage, la pile de sacs ressemble à un champ de bataille et
les chats sont pris de férénésie quand ils ne sont pas évincés par...
les chiens. Et qui nettoiera ensuite tout ce ramdam? Les agents
municipaux bien sûr qui n’en demandaient pas tant !
Franchement, tout cela n’a pas beaucoup de sens. Pire, cela semble durer éternellement.
Que le Ramadan s’accompagne d’une grande bouffe, cela peut paraître
outrancier aux yeux de certains mais la masse a ses raisons que la
raison ignore. Que nos habitudes alimentaires fassent dorénavant le lit
de l’obésité et des maladies qui vont avec, passe encore puisque chacun
est libre de creuser sa tombe avec ses dents. Que les loteries et jeux
d’argent fleurissent durant le mois saint, cela fera jaser les plus
bigots.
Mais, bon Dieu, jeter du pain dans l’indifférence générale... Qu’on
m’explique comment on en arrive à des gestes pareils tout en sachant
que pour me convaincre, c’est perdu d’avance...
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Hatem BOURIAL
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