Gibraltar est un peu à Boudjedra ce que
Tipaza est à Camus.
Une véritable obsession, à tel point que celui-ci reconnaît là, selon ses propres termes, son «phantasme central».
Gibraltar n'est pourtant pas une destination touristique. Rien sur place qui vaille qu'on s'y arrête, rien qui mérite une visite. Tarik aura beau sillonner les environs au volant de son véhicule de location : aucune trace visible de la fameuse bataille qui a opposé Ziad à Roderic, au VIIIe siècle, à la recherche de laquelle il s'est lancé. Et il reviendra de son voyage sans avoir rien vu, rien apparemment qui mérite un récit.
Tarik ne rentrera pourtant pas bredouille de son périple, tant s'en faut. Car Gibraltar est une destination mythique. Détroit, mais aussi frontière jalousement gardée, «impasse», pointe méridionale de l'Europe, cap à plus d'un titre, lieu de transit, de passage d'un continent à l'autre, Gibraltar se situe au point de rencontre de deux cultures. «Porte» de l'Europe pour les candidats à l'immigration, Gibraltar est la métaphore géographique qui, chez Boudjedra, noue ensemble une infinité de questions - historiques, politiques, linguistiques, esthétiques, et même éthiques, car cette géographie postule une morale. En somme, Gibraltar est un peu à Boudjedra ce que Tipasa est à Camus, ou encore ce que Pharsale est à Claude Simon. C'est dire que ce qui est en jeu ici à travers le «phantasme» de Gibraltar est le rapport de Boudjedra avec l'Occident, dans toute sa complexité.
Ce «phantasme» si singulier est-il un autre nom pour désigner la tentation de l'Occident, commune à bien des écrivains maghrébins ? C'est sans doute la première question qui vient à l'esprit. Sous couvert d'imaginaire géographique, le «phantasme de Gibrahar» met en jeu un phénomène psychologique qui ne peut se comprendre que par la prise en compte de la colonisation et de ses conséquences. Boudjedra s'attarde sur le phénomène d'identification avec le conquérant qui se produit malgré lui dans la psychologie du colonisé. Développant simultanément un rejet de soi et une admiration inavouable pour le colonisateur, pris pour modèle car il incarne celui qui a tous les droits, le colonisé devient l'émule du colonisateur, auquel il cherche à ressembler : «Ce bon vieux complexe de colonisé illustré par Frantz Fanon a la peau dure. Bien avant lui au XIVe siècle, Ibn Khaldûn évoquait, quant à lui, la fascination du vaincu pour son vainqueur. En Algérie, il est resté quelque chose de cette fascination pour l'ancien colonisateur», affirme Boudjedra. Considéré sous cet angle, le «phantasme» de Gibraltar pourrait donc n'être qu'une variante ou un résidu du complexe du colonisé, reformulé dans le registre de la géographie.
Ce sentiment, qui ne disparaît pas avec la fin de la colonisation, peut déboucher sur l'exil. Comme l'explique Albert Memmi dans son récent Portrait du décolonisé (2004), «le décolonisé rêve d'évasion : il est en somme un candidat à l'émigration, un immigré virtuel à l'intérieur de son propre pays.» Or, pour ceux que les fils de fer barbelés de Ceuta et Mellila ne suffisent pas à arrêter, émigrer, c'est aller de Charybde en Scylla : Topographie idéale pour une agression caractérisée, autre roman de Boudjedra, raconte les déambulations d'un immigré dans le métro parisien, ce dédale souterrain dont le personnage ne sortira pas vivant. En dépit de cela, et même si Boudjedra lui-même – à la différence de beaucoup d'écrivains algériens – a choisi de rester en Algérie plutôt que de céder à la tentation de l'Occident, pour les candidats à l'émigration, le départ, la grande traversée – «mettre la mer derrière» soi - restent de l'ordre du mythe.
Pourtant, la tentation de l'Occident ne saurait à elle seule expliquer le «phantasme» qui nous intéresse, et la spécificité du lieu qui occupe les pensées de Tarik mérite qu'on s'y arrête.
Car, si Gibraltar a la faculté de désigner métonymiquement l'Europe, toute l'Europe, cela tient à sa spécificité géographique. Qu'est-ce en effet que l'Europe ? Pour Valéry, l'Europe est "une sorte de cap du vieux continent, un appendice occidental de l'Asie". Lisant par-dessus l'épaule de Valéry, Derrida souligne dans L'Autre Cap à quel point cette géographie si particulière n'est pas seulement physique. Elle met en jeu une caractéristique essentielle de la pensée européenne : «L'Europe est (...) un cap géographique qui s'est toujours donné la représentation ou la figure d'un cap spirituel (...). L’Europe a aussi confondu son image avec celle d'une pointe avancée (...), donc d'un cap encore pour la civilisation mondiale ou la culture humaine en général.» Mais si l'Europe se tient pour une avancée - «l'avant-garde de la géographie et de l'histoire»-, le motif du cap est aussi consubstantiel à l'idée de déclin ou de fin, autres inventions européennes. En somme, aller à Gibraltar, ce serait pour Tarik (phénomène inverse du complexe du colonisé) l'occasion d'aller vérifier sur place et par soi-même que l'Europe, ancienne puissance coloniale, n'est plus que cela, «un petit cap du continent asiatique», réduit à l'exiguïté d'un territoire, incapable de penser ses propres limites, en mal d'identité. Petite route de campagne «exécrable», «minuscule bicoque misérable qui dégageait une impression de désolation et de malaise» : rien parmi ce qui s'offre au regard des deux voyageurs n'atteste le passé conquérant de la «maison» Europe.
L’idée fixe de Tarik - se rendre à Gibraltar - ne saurait cependant se réduire ni au complexe du colonisé ni à la preuve par le cap que l'Europe au passé colonial est devenue ce territoire étriqué qu'elle a toujours été. C'est dans le triple rapport au nom, à l'histoire et à Claude Simon que s'origine en effet le phantasme de Gibraltar.
Au nom, d'abord. Dans la logique de la fable, le désir de Tarik correspond à une quête identitaire, et le voyage prend sa source dans l'homonymie. Prénommé Tarik par son père, du nom du célèbre conquérant, Tarik Ibn Ziad, le personnage a hérité d'un prénom «lourd à porter». Aller à Gibraltar, point de départ de la conquête de l’Andalousie par les troupes arabo-berbères emmenées par Tarik contre les Wisigoths, c'est donc se lancer sur les traces de «l'illustre homonyme», dont la renommée a passé les siècles et qui a donné son nom au célèbre rocher. Lié aux guerres de conquête et à l'histoire des rapports sanglants entre l'Occident et le monde arabe, Gibraltar fournit l'occasion d'une méditation sur l'histoire. Quel lieu plus marqué par les vicissitudes de l'histoire que ce bout de terre à la fois dérisoire et mythique, aux confins méridionaux de l’Europe, ville «typiquement anglaise» située à la pointe Sud de l’Espagne, et longtemps soumise à la dominationarabe ?
C'est du reste en classe d'histoire que, trente ans plus tôt, Tarik avait découvert la fameuse exhortation prononcée par le chef Tarik Ibn Ziad à l'adresse de ses soldats, sitôt le détroit de Gibraltar franchi, et qui dans le livre comme un leitmotiv : «La mer est derrière vous et l'ennemi est devant vous.» Mais cette version officielle de l'histoire de la bataille avait été mise en question par le professeur algérien du jeune garçon, lequel avait émis des réserves sur l’authenticité de cette harangue, provoquant le ressentiment du père à l’endroit du professeur, accusé de trahison en pleine guerre nationaliste, et sonnant le glas des certitudes de Tarik : ce qu'on appelle communément histoire n’est qu’un tissu de légendes inventées par les historiographes, une «mascarade», «une énorme falsification», élevée au rang de mythe. Tournant le dos à cette histoire, le roman fournit au contraire l'occasion d’une médiation sur la symétrie des dates et le retour du tragique, puisque Boudjedra met en parallèle la violence de la conquête de l’Andalousie qui a débuté le 20 août 711 et le massacre de Constantine perpétré par l'armée française le 20 août 1955. Le parallèle reproduit le dispositif mis en œuvre par Claude Simon dans La Bataille de Pharsale. En effet, dans sa version originale publiée en arabe, le roman de Boudjedra se présentait dans son titre même comme un hommage à Claude Simon. Maarakat Azzoukak signifie littéralement : la bataille de l'impasse.
L'admiration de Boudjedra pour Claude Simon est particulièrement évidente dans Les Lettres algériennes où il confesse avoir lu passionnément «ce fabuleux roman» qu'est La Route des Flandres «en plein maquis algérien». L’éloge du Nouveau Roman français est complet : «Il a fait de moi un écrivain.» Autant dire que le Boudjedra de La Prise de Gibraltar est l'héritier de Claude Simon, un Européen. Car si Gibraltar sépare, c'est aussi le point de rencontre de deux cultures, un lieu de transit, ouvrant sur une politique du passage. La problématique de la traversée ou du passage est du reste thématisée à travers tout le livre, et l'on peut même considérer La Prise de Gibraltar comme le grand livre du passage. A la traversée du célèbre bras de mer par les troupes de Tarik Ibn Ziad lors de l'invasion s'ajoute, on l'a vu, celle entreprise par Tarik. Mais le motif de la traversée s'étend aussi à d'autres aspects de l'œuvre, et notamment la traduction d'une langue à l'autre, autre forme de passage, avec des références multiples à l'exercice scolaire de la version, lorsque le jeune élève doit traduire Ibn Khaldûn de l'arabe au français, à la demande de son père. Les difficultés qu'éprouve le garçon montrent combien ce passage-là est semé d'écueils. Traduire, c'est faire la guerre à la langue. C'est ce que suggère l'étymologie du mot «détroit», issu d'abord du latin districtus, «empêché, enchaîné», et au figuré «partagé, hésitant». Cette forme a donné aussi détresse, qui désigne une chose étroite. «Détroit» désigne donc un passage qui ne passe pas, et qu'il faut forcer.
Car pour Boudjedra, l'arabe et le français sont deux langues «à structures incompatibles».
Gibraltar est donc le lieu emblématique d'une œuvre hybride, «dyslexique», tout entière marquée par le phantasme du passage. Homme de l'entre-deux, du passage, du commerce entre les langues, Boudjedra l'est dans l'exacte mesure où La Prise de Gibraltar revendique ouvertement un héritage méditerranéen. Gibraltar vient ainsi rajouter son nom à la liste de ces ports dont l'œuvre romanesque de l'écrivain algérien abonde, tel celui de Bône où, enfant, Boudjedra entendait parler «arabe, français, sicilien, maltais, catalan, sarde, etc. On appelait cela un charabia, ajoute-t-il. C'est un mot arabe qui veut dire vendre et acheter !...»
Car c'est bien du monde méditerranéen qu'il s'agit ici. Avec ses légendaires colonnes d'Hercule, le détroit de Gibraltar nous rappelle à quel point Boudjedra participe de cet héritage méditerranéen qui remonte à l’Antiquité. Boudjedra est même un peu grec. Littérairement s'entend, puisque sa conception de la littérature se situe dans la lignée de Sophocle, comme en témoigne la place qu'occupent la famille et le tragique dans son œuvre. Boudjedra envisage la littérature comme une forme de rébellion : il ne saurait à ses yeux y avoir de littérature digne de ce nom sans la part de «refus» que l'on est en droit d'attendre de tout texte littéraire, et son esthétique se fonde sur cet esprit de rébellion.
En 1986, année de la publication de La Prise de Gibraltar en arabe, l'Europe est en train de redessiner ses frontières et d'étendre sa limite méridionale puisque c’est l'année où l'Espagne et le Portugal font leur entrée dans la Communauté européenne. Dans le même temps, Boudjedra invente le «phantasme» de Gibraltar. Traduit de l'arabe en français l'année suivante, son roman nous rappelle à quel point l'Europe et l'Afrique du Nord, mitoyennes, sont vouées l'une à l'autre - historiquement, politiquement. Si l'Europe selon Valéry regardait «naturellement vers l'ouest», les géographes nous enseignent aussi qu'en vertu de la tectonique des plaques et de la poussée du continent africain, les deux bords du bassin méditerranéen se rapprochent. Qui sait ? Un jour, peut-être, ce détroit sera un isthme...
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Michel Lantelme, professeur à l’université de l’Oklahoma In Qantara
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