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Catherine Camus, profession : fille d'Albert
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Catherine Camus habite rue Albert-Camus. A deux pas du cimetière où
repose Albert Camus, à Lourmarin, au coeur du Lubéron. A côté du bureau
où elle s'attelle, jour après jour, aux affaires d'Albert Camus. Pas
loin de L'Isle-sur-la-Sorgue, où vivait René Char, l'ami intime avec
qui Camus échangeait une correspondance affectueuse, dont Gallimard
vient d'éditer des extraits.
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Elle avait 14 ans ce jour de 1960 où une
puissante Facel-Vega avait soudain quitté la RN5, abandonnant à la
postérité un écrivain déjà mythique et son ami éditeur, Michel
Gallimard. Avec les gains du prix Nobel, deux ans avant sa mort
sidérante, Camus avait acheté cette petite maison de village. Il avait
tout décoré lui-même pour faire la surprise à sa femme Francine et à
leurs jumeaux, Catherine et Jean. Ils l'ont découverte peu avant sa
mort. Fin prête, chaque meuble à sa place.
Presque rien n'a bougé
depuis. Pas même Catherine, cette longue silhouette discrète qui vous
attend d'un air absent sous le panneau "rue Albert-Camus". Ce visage
triste et doux caché derrière des lunettes. Ce langage naturel truffé
de gros mots jamais vulgaires, à l'humour douloureux. Ce profil où
jaillit la ressemblance avec un père trop célèbre, trop présent, trop
tout. "Il envahit pas mal, papa", reconnaît-elle.
Rue
Albert-Camus habitent deux chiens, six chats, Catherine Camus (62 ans)
et son compagnon, de vingt ans son aîné : Robert Gallimard. Editeur et
ami de Camus, bien sûr. Petit-fils de Gaston Gallimard (fondateur de la
maison d'édition), oncle d'Antoine (actuel PDG) et cousin de Michel, il
avait connu Catherine au berceau et lui apporte, intacts, les souvenirs
de l'écrivain qu'elle ne peut avoir. Quant aux chiens et aux chats, ils
ont tous été recueillis. Encore une habitude que Catherine tient de son
père. "La différence, explique-t-elle, c'est que papa
trouvait facilement un repreneur aux animaux qu'il recueillait : on ne
refusait pas un chien de Camus. Moi, c'est différent."
Catherine
et Jean n'ont pas appris directement la mort de leur père. Ils l'ont
devinée aux regards, aux pleurs, à ce coup de téléphone suivi par
l'arrivée d'une foule de gens dans l'appartement. Mais personne ne le
leur a dit. Croyant sans doute bien faire, on leur a évité
l'enterrement. Réfugiés chez des amis, boulevard du Montparnasse, ils
n'avaient pas le droit de se mettre au balcon, à cause des
journalistes. "Quand votre père meurt et qu'il est célèbre, personne
n'a l'idée que vous l'avez perdu. Ce n'est pas votre père, ce type-là,
il est à tout le monde. Ma mère était à l'ouest, meurtrie. Et nous,
somme toute, il ne nous était rien arrivé. Alors, vous vous retrouvez
complètement seule. Orpheline de père inconnu."
Les jumeaux, Albert Camus les avaient tendrement surnommés "la peste et le choléra". Catherine est née peu après la publication de La Peste,
en pleine gloire de son père et déjà dans le tourment de ses
infidélités conjugales infinies. Les enfants ne savaient pas que leur
père était célèbre. "Il nous a tenus complètement à l'écart. C'était un papa. On jouait au foot avec lui. Il était sévère mais très drôle et nous parlait beaucoup. On l'appelait "Rassurant", ça lui allait bien."
Quand il a reçu le prix Nobel de littérature, elle lui a demandé s'il y
avait aussi un prix Nobel pour les acrobates. Elle rêvait d'en être
une. "Acrobate, je l'ai été, conclut-elle d'un sourire triste. Pas comme j'avais prévu, mais heureusement que j'avais l'esprit à ça."
A
la mort de leur mère, "la peste et le choléra" ont 34 ans. Et
deviennent, de fait, détenteurs du droit moral et patrimonial de
l'oeuvre, immense et polymorphe, d'Albert Camus. Jean est avocat,
Catherine vient de le devenir. "C'était évident pour tout le monde que je devais m'occuper de l'oeuvre. Pour tout le monde, sauf pour moi." Déjà divorcée et mère de deux enfants, elle laisse tout tomber et se colle au métier d'ayant droit. Elle rectifie : "On devrait plutôt dire d'ayant devoir."
Pour
autant, elle ne fait rien pour s'en défaire. Elle a confié les archives
à la Cité du livre d'Aix-en-Provence, mais refuse de déléguer à un
professionnel la vingtaine de demandes de toutes sortes qu'elle reçoit
chaque jour. Catherine Camus n'arrive pas à se sortir de Camus. De ce
noeud serré par des années de manque, par une ombre écrasante. "C'est un deuil impossible, dit-elle comme pour s'excuser. Camus est partout. J'ai même trouvé un jour sa photo, comme cadeau, dans la poudre du chocolat Poulain." Alors Catherine Camus, seule, fait le cerbère. Aux demandes diverses, elle dit oui, souvent. Ou non. "Quelqu'un
qui va bousiller Camus, je ne vais pas l'aider. Tout le monde peut
cracher sur Camus, mais pas moi. Je lui dois trop."
"Catherine est une héritière loyale et autoritaire, constate Olivier Todd, auteur d'une biographie de l'écrivain. Elle
a un grand nombre d'inédits sûrement passionnants qu'elle n'a pas tous
voulu me montrer, dont les lettres de Camus à Maria Casarès. Mais elle
n'a rien censuré."
A elle seule, elle a édité les Carnets III, et surtout Le Premier Homme,
ce chef-d'oeuvre qui se trouvait à l'état inachevé sur le siège de la
Facel-Vega, le jour de l'accident. Camus, mort triste et isolé, attaqué
par les intellectuels de gauche depuis la publication de L'Homme révolté
(1951) et pour avoir préféré les êtres humains à l'Histoire, a connu
une réhabilitation tardive, après la chute du mur de Berlin. La tâche
actuelle est la réédition de l'oeuvre en Pléiade. "Le boeuf est toujours à sa charrue", aime répéter Catherine.
Chez Gallimard, on apprécie sa simplicité et son professionnalisme. Mais Catherine Camus n'est pas dupe. "La vision que la majorité des gens ont de l'ayant droit n'est pas sympathique, dit-elle. Une rentière qui se fait dorer la pilule au soleil et qui engrange des milliards. Si je dis : "Les milliards, c'est pas vrai", on va dire : "Elle va pas se plaindre, en plus !""
Depuis sa parution, en 1942, L'Etranger de Camus est le best-seller absolu chez Gallimard, avec Le Petit Prince
de Saint-Exupéry : six millions et demi d'exemplaires déjà vendus en
France (150 000 par an, en moyenne), les droits de traduction cédés
dans 58 pays, même en gallois, en népalais ou en tamoul. Catherine
Camus rappelle que les droits d'auteur (entre 8 % et 14 % du prix du
livre) sont divisés entre elle et son frère. Que la valeur patrimoniale
de l'oeuvre est estimée et soumise à l'impôt sur la fortune. Elle
laisse s'absenter ses grands yeux sans gaieté. "Les gens ont une
idée toute faite de ce que doit être la fille de Camus. Je déçois,
forcément. J'aimerais bien m'appartenir un peu plus."
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Parcours
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1945
Naissance à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine).
1960
Mort d'Albert Camus.
1979
Mort de sa mère ; elle obtient son CAPA d'avocat.
1980
Prend en charge la gestion de l'oeuvre d'Albert Camus.
1994
Publication du "Premier homme", d'Albert Camus.
2007
Parution de la correspondance Char-Camus (Gallimard).
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Marion Van Renterghem
LE MONDE | 28.08.07
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