à Skikda
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Un patrimoine universel en déperdition
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Plusieurs œuvres de maîtres qui ornaient les murs de l’Hôtel de ville de Skikda ont disparu. Ont-elles été volées, prêtées ou se sont-elles tout simplement dégradées ? Par quel subterfuge avait-on réussi, il y a plusieurs années déjà, à « subtiliser » des toiles originales et propriété exclusive de la commune de Skikda sans que cela choque et sans qu’une enquête soit enclenchée ? Comment expliquer aujourd’hui la disparition de plusieurs toiles d’Ortega et de Rossi qui au lendemain de l’indépendance étaient pourtant bel et bien consignées dans l’inventaire communal ?
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Où serait donc passée L’ensevelissement du Christ, une œuvre qui serait de Van Dyck ? Autant de questions auxquelles il faudra un jour répondre. En attendant, le ministère de la Culture se couve dans un brin d’amateurisme en continuant à l’aube du troisième millénaire d’user du conditionnel pour décrire des œuvres d’art pourtant reconnaissables, allant jusqu’à confondre l’original et la copie, voire Ribera et Van Dyck. Une évidence cependant : la richesse dont disposait Skikda a subi, des années durant, une grave hémorragie encouragée par la passivité et le silence complice de l’ensemble des élus et d’autres responsables qui ont eu à passer par l’Hôtel de ville. Pour tenter d’approcher le mal fait à un authentique patrimoine, une visite dans les méandres d’un énorme gâchis artistique s’impose. Suivez le guide !
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Bouteflika désirait Dinet
D’abord, avant de s’engouffrer dans les couloirs et les greniers de l’Hôtel de ville pour compter et contempler les tableaux d’Utrillo, de Font, de Styka ou de Raffaelli, il faudrait d’abord reconnaître que Skikda reste l’une des rares villes algériennes à disposer encore d’une véritable richesse artistique. Des statues, des tapisseries d’Aubusson, des peintures de maîtres, des vestiges. Un trésor. Un trésor qui n’avait pas échappé à l’œil connaisseur d’un certain Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères sous le règne de Boumediène. C’était en 1970 lors d’une visite présidentielle. Un élu de l’époque, qu’on évitera de nommer, s’en souvient encore et raconte. « Nous faisions visiter au président Boumediène l’Hôtel de ville quand, soudain, Bouteflika remarqua le tableau d’Etienne Dinet qui était suspendu à l’un des murs. Il le contempla longuement puis lança : ‘‘Je crois que nous allons prendre ce tableau.’’ Ce à quoi Boumediène répondit : ‘‘Il nous faudra d’abord l’accord des élus locaux.’’ » Ces derniers finiront par concocter dans l’urgence une délibération pour décider d’offrir à Boumediène Le Bassor d’Etienne Dinet. Une magnifique toile du maître de l’orientalisme qui orne aujourd’hui le salon des accréditations à la Présidence. Mais Le Bassor de Dinet n’est pas la seule valeur du patrimoine skikdi, puisque l’Hôtel de ville regorge de toiles de maîtres cotées aujourd’hui sur le marché de l’art. Des exemples peuvent être cités : La paysanne de Madrassi, Le veuf de Jean-François Raffaelli, six peintures parisiennes de Maurice Utrillo, deux bleus du Bônois Randavel, un bruyère de Didier Pouget, une d’orientalisme d’Armand Point, un portrait de Domergue, L’idylle marocaine d’Adam Styka, une touche noire de Jacques Majorelle, un nu de Constantin Font, un M’zab de Bouviolle et des Kantara et autres Skikda (Philippeville) de José Ortega... En tout, plus de 100 œuvres se trouvent aujourd’hui jalousement gardées à l’Hôtel de ville en attendant des jours meilleurs. Le comité des fêtes de la commune vient d’ailleurs d’éditer un beau livre pour présenter ce patrimoine. Une initiative vivement saluée localement mais qui ne peut suffire à valoriser cette richesse, encore moins à occulter les déperditions qui l’ont caractérisée bien avant l’indépendance et aussi après.
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Khalida Messaoudi préfère Van Dyck
Le très officiel site du ministère de la Culture mentionne clairement que Skikda dispose d’une « toile classée représentant l’ensevelissement du Christ attribuée à Van Dyck ». Cette œuvre n’existe pas, ou plutôt elle n’existe plus. Le classement fait par les services du ministère de la Culture s’est fait apparemment dans la précipitation et sans la moindre expertise. Explication : la toile citée par le ministère n’est pas de Van Dyck. Ce n’est qu’une banale copie de La déposition du Christ, une œuvre de l’autre maître du baroque, l’espagnol Ribera, et dont l’original est conservé depuis des lustres au musée du Louvre à Paris. Cette découverte, rapportée dans le livre du docteur Nouar Ahmed, Les peintures de l’Hôtel de ville, est venue d’une part mettre un point final à un fantasme longuement cultivé et, d’autre part, elle remet le sujet de la toile de Van Dyck à l’ordre du jour, car si la toile de l’Hôtel de ville est une copie de Ribera, où serait passée l’œuvre de Van Dyck ? Aucune trace. Elle a bien existé et se trouvait à l’église, mais une fois la bâtisse démolie dans le courant des années soixante-dix, la toile a disparu tout comme ont disparu les pierres de taille de l’église qui servent aujourd’hui de forteresses à des constructions privées de quelques responsables de l’époque du parti unique. Où se trouverait donc L’ensevelissement du Christ de Van Dyck ? Les seules références historiques relatives à cette œuvre remontent à 1852, année de l’inauguration de l’église Saint-cœur-de-Marie. Dans son Histoire de Philippeville, Louis Bertrand rapporte qu’au moment « de transporter dans la nouvelle église en février 1854 le mobilier de l’ancienne, on songe à restaurer les trois tableaux apposés aux murs. L’une de ces toiles porte le nom illustre de Van Dyck et a été donnée à l’église par monseigneur Dupuche ». Dupuche était le premier évêque d’Alger. Un homme de foi qui liera par la suite une grande amitié avec l’Emir Abdelkader. On cite dans les annales de la première paroisse de Skikda que lors de l’inauguration de l’église Saint-cœur-de-Marie en 1852, « l’Abbé Plasson inaugurait l’église et y installait le tableau donné à la cité par monseigneur Dupuche ». Même si l’existence de la toile reste prouvée, personne n’est en mesure aujourd’hui de dire où elle se trouve. La vox populi locale reste prolixe au sujet des toiles de l’Hôtel de ville. On avance même les noms de personnes qui ont travaillé à l’Hôtel de ville et qui disposeraient aujourd’hui de certains tableaux. Difficile d’affirmer ou d’infirmer. Ces « racontars » restent, faute de preuves, dans la case des rumeurs.
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On vole pour vendre via internet !
D’autres supposent que la razzia aurait été menée à l’approche de l’indépendance, jugeant que les colons n’allaient tout de même pas laisser le trésor entier. Cependant, une chose est sûre, selon le livre du docteur Nouar, plusieurs tableaux portés sur un inventaire datant du mois d’août 1962 n’existent plus aujourd’hui. On cite à cet effet des œuvres de Napoléon, un portrait du gouverneur d’Alger d’Arsène Chabanian et une toile de Roland Irolla, un artiste de renommée internationale. Toujours selon le livre de Nouar, plusieurs œuvres de Paul Rossi n’existent plus aujourd’hui. La gangrène ne s’arrête pas là, puisque l’une des deux œuvres du célèbre portraitiste Jean-Gabriel Domergue a disparu. Idem pour une merveilleuse collection de 24 toiles de l’artiste José Bennito Ortega qui a été amoindrie suite à la disparition de 7 œuvres. On trouve aujourd’hui deux de ces toiles subtilisées – Biskra, le djebel Amor et Temacine, le lac sacré – mises aux enchères dans un site officiel qu’on évitera d’identifier. Ces deux toiles seraient-elles fausses ? A priori non pour la simple raison que les peintures d’Ortega se singularisent par leurs encadrements exclusifs de style berbère que l’artiste avait spécialement commandés en 1936 chez un ébéniste de Tizi Ouzou. Les peintures exposées dans ce site ont les mêmes encadrements commandés par Ortega. Et si on admet qu’elles soient fausses, comment expliquer dans ce cas l’originalité des encadrements ? Les exemples de ce genre sont multiples puisqu’on trouve dans une vente aux enchères, apparemment très sérieuse, du mois de mars dernier à Paris, le tableau de l’orientaliste Constantin Font – Le minaret – qui est quasiment identique à l’œuvre inventoriée sous le titre Mosquée de Sidi Ali Dib du même artiste qui se trouve encore à Skikda. Sans insinuation aucune et sans s’aventurer à affirmer l’originalité des œuvres qui se baladent à travers le monde – il y a même une copie mise aux enchères au USA de l’Idylle marocaine d’Adam Styka ! – il serait nécessaire de mettre un point final aux supputations, car le massacre causé au patrimoine local s’est fait avec la connivence des officiels. Sinon comment expliquer qu’à ce jour on continue encore à exposer des toiles qui seraient de grande valeur comme de vulgaires tableaux sans aucune considération technico-artistique (milieu, lumière…) et sans se soucier d’une éventuelle altération ? Qui peut affirmer aujourd’hui de l’authenticité de ces œuvres ? Comment expliquer le fait qu’aucun responsable n’a daigné enclencher une enquête relative aux disparitions des toiles, ni même commander une expertise d’authentification ou de certification des œuvres qui sont encore à l’Hôtel de ville ? 45 ans durant, les faussaires aussi bien que les voleurs avaient toute latitude d’opérer. Le gouffre risque d’être plus profond qu’on ne le pense et c’est a priori pour cette raison qu’on évite encore de titiller les ruches !
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Des statues de maîtres décapitées
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En
plus des peintures, Skikda dispose d’une riche collection de statues et
pas des moindres. La plus prestigieuse reste incontestablement la
sculpture d’Emile André Boisseau représentant le philosophe grec
Diogène.
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Acquise en 1899, l’œuvre intitulée Diogène brisant son écuelle à la vue d’un enfant qui boit dans sa main avait d’abord séjourné au Panthéon jusqu’à 1918 après avoir été exposée à Paris lors de l’exposition universelle. Son dernier signalement en France remonte à 1926. Comment a-t-elle atterri à Skikda ? Peu d’informations sont disponibles à ce sujet bien que l’hypothèse de son déplacement à Skikda lors des festivités du centenaire de l’ancienne Philippeville reste la plus plausible. La statue est d’ailleurs répertoriée à ce jour dans le catalogue des œuvres d’art françaises du musée d’Orsay. Catalogue qui cite que le lieu de conservation actuelle de l’œuvre se trouve à l’Hôtel de ville de Skikda, Algérie. C’est vrai que la statue, ou plutôt ce qui en reste, se trouve à Skikda, mais pas dans un lieu de conservation, plutôt dans un jardin public, le square Guennoune (la Résidence). Un fait qui a facilité sa dégradation, car à la voir aujourd’hui, elle ressemble plutôt à un vulgaire tas de pierre. Le philosophe a été « amputé » des deux bras, du nez et des orteils. Ce n’est pas tout, la statue a même servi de support d’essai pour les peintres qui devaient plutôt peindre, en vert, la clôture du jardin. C’est un véritable gâchis ! Une grave atteinte commise il y a quelques années seulement au vu et au su de tous. Un acte que beaucoup de Skikdis qualifient de honteux et qui dépasse de loin ce qu’ont fait les élus de l’ancien parti dissous qui avaient, à titre de rappel, habillé les statues de l’Hôtel de ville avec des draps pour cacher leur nudité. Une deuxième statue représentant Brennus le Gaulois, œuvre du sculpteur Taluet, inaugurée le 7 juin 1879, a elle aussi subi les affres de la destruction. Brennus n’a désormais qu’un seul pied, l’autre a été brisé. Des enfants du quartier ont d’ailleurs pensé à lui tailler une prothèse avec des briques superposées. Non loin, dans le même square, Le rêve du sculpteur Eugène Thyvier s’est transformé en un véritable cauchemar. L’enfant représentant le songe n’a ni bras ni jambes. Que faisaient les responsables au moment où ces œuvres se déchiquetaient ? Pourquoi laisse-t-on la ville se vider de son patrimoine ? Skikda aurait-elle perdu son raffinement pour se détourner de telle façon du « beau » ?
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El Watan édition du 26-8-07
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