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Etat des lieux
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La ving-et-unième livraison de la Série « Albert Camus » apporte de nouveaux éclairages sur cet écrivain, prix Nobel de littérature en 1957. Raymond Gay-Crosier explique dans sa présentation que Camus a échappé à deux sortes de purgatoire : le premier, lorsque ses contemporains l’ont censuré, après la polémique autour de L’Homme révolté, et condamné à un exil qui est resté imaginaire ; le second, qui consiste à négliger un écrivain disparu, en omettant notamment ses œuvres dans les programmes scolaires et universitaires. Camus a toujours connu non seulement de nombreux lecteurs, mais aussi un discours critique dense et varié. Ainsi, de 1990 à 2005, « au moins 1050 articles et 208 livres lui ont été consacrés ». C’est pourquoi ce numéro 21 accorde une large place à un « grand carnet critique » qui recense, de manière très détaillée, trente-cinq livres parus entre 2000 et 2005. Ces comptes-rendus établissent un état des lieux de la recherche camusienne, un panorama qui suggère que le purgatoire reste loin derrière Camus.
L’ouvrage s’organise selon deux grands axes : le premier propose quatre études particulières, le second le grand carnet critique. Dans le premier, une étude se distingue puisqu’elle occupe seule la partie intitulée « Camus devant l’Histoire ». Il s’agit d’un chapitre remanié de la thèse de Madalina Grigore-Muresan. « La réflexion historique chez Albert Camus » souligne l’unité, l’originalité et l’actualité de cette œuvre, en analysant notamment La Peste. Dépassant les critiques qui voient dans ce roman une simple « allégorie du mal historique », M. Grigore-Muresan le replace au cœur du « système de relation entre deux mondes : le texte littéraire et la réalité historique ». Son analyse s’achève sur la parole des personnages comme acte de révolte, sur l’écriture comme acte de résistance.
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Trois études sont ensuite regroupées : dans Le Premier Homme, histoire du silence, Hiroshi Mino se demande si cette dernière œuvre est, comme la mère, destinée au silence. L’inachèvement même du texte conforte en effet ce silence originel. H. Mino articule son analyse autour des trois axes qui organisent Le Premier Homme : le premier souligne l’échec de la quête du père, un échec qui permet néanmoins la (re)découverte des souvenirs d’enfance et de l’histoire des colons. Le second raconte l’histoire du fils, interrompue par la mort de l’auteur. Le troisième se consacre à la mère, avant de conclure que Le Premier Homme, livre rêvé, est à la fois « une histoire sur le silence et une histoire qui veut garder le silence ».
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Dans Le théâtre camusien en regard de la modernité, Sophie Bastien se dresse contre la réception critique du théâtre de Camus et ses reproches, pour évaluer l’originalité de Caligula. En remettant l’œuvre en contexte, elle en dégage les véritables influences : non pas Giraudoux, Sartre, mais Pirandello, Artaud. Soucieuse de « réhabiliter pleinement cette oeuvre » et de « l’inscrire dans la modernité », S. Bastien dévoile une construction originale qui illustre son contenu, des éléments métathéâtraux au service de l’intrigue, une distanciation critique, et finit par voir dans Caligula une réelle préfiguration du théâtre de l’Absurde.
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L’étude de Marcelle Mahasela, sur Albert Camus et Don Quichotte, conclut le premier axe de l’ouvrage. Pour commémorer, en 2005, le quatre-centième anniversaire de la naissance de Don Quichotte, elle propose un parcours chronologique, pour souligner la « communauté de pensée » de Camus et Cervantès : leur amour du théâtre, la défense de certains principes (la liberté, l’honneur) et des humiliés, les terres espagnoles et algériennes. Derrière chaque œuvre de Camus, même dans Le Premier Homme, M. Mahasela retrouve l’ombre de Don Quichotte.
Le grand carnet critique suit ces quatre études particulières. Raymond Gay-Crosier a fait appel à « une pléiade internationale de spécialistes » pour rendre compte de trente-cinq ouvrages, rassemblés en cinq grandes sections. La première regroupe les études philosophiques. Samantha Novello commence par rendre compte de deux ouvrages : Camus et Bonhoeffer – rencontre de deux humanismes, d’Arnaud Corbic, qui valorise la pensée camusienne en la confrontant au regard de ce martyre de la foi chrétienne ; Socrates, Lucretius, Camus – Two philosophical traditions on death, de Fred Wilson, qui fait le lien entre la dimension éthique et la dimension ontologique, lors d’une lecture comparée des trois auteurs. Maurice Weyembergh voit dans Montherlant et Camus – une lignée nietzschéenne, de Frantz Favre, une analyse pertinente de ce que Camus doit à son aîné, de l’attitude des deux écrivains face au problème colonial, mais regrette l’absence d’une étude stylistique. Agnès Spiquel reproche à Soleil et mesure dans l’œuvre d’Albert Camus de Karl W. Modler, de manquer de rigueur, malgré l’ambition de son propos. Albert Camus, la juste révolte, de Denis Salas, témoigne au contraire, selon elle, d’une grande rigueur, mise au service d’une problématique pertinente et d’un ton juste. John Lambeth termine cette section avec le compte-rendu de On Camus, de Richard Kamber, une lecture philosophique des œuvres, ouverte aux non-connaisseurs.
Les études thématiques et générales s’ouvrent sur trois comptes-rendus de Marie-Thérèse Blondeau : La Quête et les expressions du bonheur dans l’œuvre d’Albert Camus est la thèse éditée de Hiroki Toura, une étude chronologique qui s’appuie sur une bonne connaissance des œuvres et un sens aigu de la mesure. L’Orient dans la pensée du jeune Camus – L’Étranger un nouvel évangile ? de Jacqueline Baishanski repose sur une thèse préconçue – Meursault serait un « sage oriental – et non sur une réelle analyse de l’œuvre. Noces pour femme seule – le féminin et le sacré dans l’œuvre d’Albert Camus, de Geraldine F. Montgomery, est un travail documenté, aux analyses fines, malgré ses nombreux partis pris psychanalytiques. Le compte-rendu d’Albert Camus : the mystic and the real,de Jennifer Eastman, est assuré justement par Geraldine F. Montgomery, qui trouve que le livre reste « en deçà de son ambition », car il entrecroise de manière trop confuse le vécu et la fiction. John Lambeth résume enfin le Albert Camus de Catherine Savage Brosman comme une étude pertinente de la vie et de l’œuvre de l’écrivain, adaptée à des lecteurs non connaisseurs.
Viennent ensuite les études politiques, culturelles et historiques, les plus nombreuses. Philippe Vanney considère l’ouvrage d’Ena C. Vulor, Colonial and anti-colonial discourses. Albert Camus and Algeria. An intertextual dialogue with Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun and Mohammed Dib, comme une étude post-coloniale très juste, guidée par une approche socio-historique rigoureuse. Geraldine F. Montgomery voit dans une autre étude post-coloniale, Albert Camus. « The stranger », de Patrick McCarthy, une analyse pertinente, notamment sur les différents langages du récit, mais dont l’ensemble manque d’équilibre, trois chapitres seulement se consacrant à L’Etranger.
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Samantha Novello s’intéresse à la comparaison de la révolte camusienne avec la pensée féministe en résumant Rebellious feminism : Camus’ethic of rebellion and feminist thought d’Elizabeth Ann Bartlett. Elle regrette l’absence d’originalité d’un ouvrage collectif, Albert Camus. Mediterraneo e conoscenza, une collaboration d’intellectuels et de chercheurs de nationalités différentes, mais qui paraphrasent trop souvent, selon elle, les œuvres camusiennes. Enfin, Le sfumature di Camus. « Quelque chose de gauche » sulla Francia benpensante, d’Enrico Rufi propose de mieux comprendre ce Camus « de gauche », en transcrivant trente-sept émissions radiophoniques, passées sur la radio des radicaux italiens en 2002-2003. Ce tour d’horizon de l’actualité politique et culturelle de la France du début du XXIème siècle note l’absence de Camus.
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Philippe Vanney résume ensuite Camus l’Algérien, d’Ali Yedes, une découverte de la société euro-algérienne à travers les œuvres de Camus, puis La responsabilité des intellectuels. Blum, Camus, Aron, de Tony Judt, une analyse sur « la situation conflictuelle et orageuse des relations » que les trois écrivains ont entretenue avec leur époque.
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Maurice Weyembergh souligne l’intérêt de l’ouvrage de Brigitte Sändig, Albert Camus. Autonomie und solidarität, un recueil d’articles écrits entre 1975 et 2003, complétés par trois études inédites. La confrontation de Camus avec Kateb Yacine, Benjamin Constant et des auteurs allemands permet à B. Sändig des développements politiques, concernant notamment la réception de Camus en ex-RDA. M. Weyembergh résume ensuite Sartre and Camus. A historic confrontation, la traduction en anglais, cinquante ans après, de la controverse qui a suivi la publication de L’Homme révolté. Camus and Sartre. The story of a friendship and the quarrel that ended it, de Ronald Aronson, propose une approche critique des deux hommes, à la fois acteurs et victimes de la guerre froide, sans parti-pris et s’appuie sur des analyses de textes détaillées.
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Franck Planeille finit cette section par le compte-rendu des Actes des Rencontres méditerranéennes, Albert Camus et l’Espagne, parus en 2005.
Les études esthétiques sont tout aussi denses et intéressantes. Fernande Bartfeld salue dans L’absence et le détail dans l’œuvre romanesque de Camus la volonté de son auteur, Vincent Grégoire, de s’intéresser aux sujets « apparemment secondaires, anodins » tout en lui reprochant sa démarche purement thématique. Elle constate que dans « L’Étranger », Albert Camus, Franck Planeille relève le défi d’innover sur ce récit très connu, propose une nouvelle approche mais laisse de côté le contexte philosophique de sa rédaction. Elle est sensible encore une fois à la nouveauté de l’ouvrage de Paul-F. Smets, Albert Camus, critique littéraire et préfacier – de Paul Verlaine à Emmanuel Roblès, de Nicolas de Chamfort à Jean Grenier, qui propose une vision d’ensemble de ces textes méconnus.
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Après avoir résumé Readings on « The Plague », un ouvrage collectif avec des extraits de treize études aux interprétations diverses, publiées entre 1950 et 1990, Geraldine F. Montgomery se penche sur une étude de Noces d’inspiration bouddhiste : « Sensing », « seeing », « saying » in Camus’ Noces, de James W. Brown. Elle lit enfin dans An aesthetics of morality. Pedagogic voice and moral dialogue in Mann, Camus, Conrad and Dostoievski, de John Krapp, la volonté de revaloriser la critique à notre époque et de souligner la dimension morale de La Peste, en contestant notamment les travaux de Barthes et Sartre.
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Selon John Lambeth, Albert Camu’s « The Stranger » présente l’intérêt de réunir une douzaine d’essais sur L’Etranger, de la fameuse analyse de Sartre aux critiques des années 90 – Robbe-Grillet, Girard, Germaine Brée, Favre. Quant à « The Stranger », de Raymond Gay-Crosier, Franck Planeille le voit comme une excellente introduction à la lecture et à l’étude de ce récit.
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Marie-Thérèse Blondeau considère enfin l’ouvrage de Sophie Bastien, Caligula et Camus, interférences transhistoriques, comme un travail clair et documenté. Analysant d’abord le personnage historique, à partir de textes anciens, puis le situant dans un contexte littéraire avant de le placer dans une perspective comparatiste, S. Bastien dévoile toute l’originalité du Caligula camusien.
Les études comparatives clôturent ce grand carnet critique. Franck Planeille se charge d’abord des comptes-rendus des Actes des rencontres méditerranéennes de Lourmarin : Audisio, Camus, Roblès, frères de soleil, leurs combats. Autour d’Edmond Charlot, en 2002 ; En commune présence : Albert Camus et René Char, en 2000 ; et Ecriture autobiographique et carnets : Albert Camus, Jean Grenier, Louis Guilloux, en 2001.
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Fernande Bartfeld résume un ouvrage d’Elise Noetingen, L’imaginaire de la blessure – étude comparée du « Renégat ou un esprit confus » d’Albert Camus, de « Voyage au bout de la nuit » de Louis-Ferdinand Céline, de « Light in august », de William Faulkner, et de « The snow of Kilimanjaro » d’Ernest Hemingway. Cette étude comparative propose une lecture novatrice du Renégat, grâce à l’apport de l’imaginaire, et analyse la manière dont la blessure informe l’écriture.
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Fernande Bartfeld souligne pour terminer l’intérêt d’un ouvrage comme Jules Roy, ombre et présence d’Albert Camus, de Jeanine Hayat, qui étudie l’amitié des deux hommes et leurs liens littéraires et intellectuels.
La densité et la variété de ce grand carnet critique auront prouvé d’une part la vitalité de la critique littéraire et philosophique, toujours intéressée par Albert Camus, dont l’actualité semble évidente ; d’autre part, l’exigence des spécialistes de cet écrivain. Leurs comptes-rendus, précis et critiques, sont autant de gages de la qualité d’une recherche camusienne active.
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Albert Camus 21 (avec un grand carnet critique), textes réunis et présentés par Raymond Gay-Crosier, Caen, Minard, Lettres modernes, 2007.
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