Devoir de mémoire
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...l’éclat lumineux de la délivrance ...
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Aussi, à leur retour à Tunis, les émissaires rapportaient-ils que la proclamation avait produit « un effet admirable ». « Les proclamations, en nous présentant en amis venus les affranchir, ne restèrent pas sans effet, dit un rapport du général d’Aubignosc. Beaucoup de tribus ne répondirent pas à l’appel du dey ».
« Pourtant les kabyles dont « le sens national était très vif », se préparèrent à repousser l’envahisseur. A la bataille de Staouéli, les contingents fournis par les tribus s’élevaient à plus de cinquante mille hommes. Mais si elles soutinrent leur souverain, leur doulatli et son odjak, ce fut par solidarité nationale et religieuse, non parce qu’elles doutaient de notre serment. Parcourant la kabylie deux ans plus tard, Hamdan retrouva partout la proclamation soigneusement conservée, comme un « monument ». « Elle devait, écrit Hamdan, contribuer à influencer les esprits et à faire pencher les personnes modérées vers les moyens pacifiques. Toute l’énergie que nous aurions pu déployer fut paralysée ». En 1833, les Maures d’Alger, dans une supplique au roi affirment qu’ils ont « refusé de marcher » contre l’armée française parce qu’ils avaient cru dans les proclamations.
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Les kabyles, en descendant sur Alger pour nous repousser, trouvèrent des Maures indécis, les soldats de l’odjak intrigués par notre deuxième proclamation et la rumeur que le Grand Turc tenait pour nous. (Dans le but de l’accréditer, nous avions, paraît-il, déguisé un interprète, qui se faisait passer pour son ambassadeur, Tahir Pacha). La nuit, nos soldats plantaient des piquets garnis de proclamations entre les lignes, les Algériens venaient les prendre. Des émissaires venaient à nous: ces déclarations disaient-elles la vérité? Un jour, un vieux marabout, simulant la folie pour franchir les lignes, s’en retourna, chargé d’imprimés. Une autre nuit, quatre fils de cheikh se glissaient dans notre camp et demandaient à voir le maréchal. Puis ce furent deux chefs arabes suivis de leur esclave noir; Bourmont les rassura: ils n’avaient rien à craindre pour leurs libertés, on n’en voulait qu’à leur maître. Ils convinrent de quitter le lendemain le champ de bataille et de rentrer dans leurs montagnes. Le lendemain, 19 juin, vit la décisive bataille de Staouéli. Vers onze heures, les Algériens voyaient la victoire entre leurs mains. Alger, prévenue, se réjouissait déjà, supputait le nombre de têtes coupées. Nos troupes reculaient. La division Berthezène, isolée, en pointe, était en difficulté. C’est alors que, sur une attaque de la deuxième division, une partie du front algérien, tenue par les Kabyles, flancha subitement et découvrit ses batteries, qui furent enlevées. Une panique s’ensuivit. Le camp fut pris. Le chemin d’Alger était ouvert. Nos ports, aussi bien que les témoignages venus du camp algérien, ceux du docteur Pfeiffer, chirurgien de l’armée algérienne, et du Turc Hajji Ahmed, signalent que cette subite défaillance semblait « obéir à un mot d’ordre ».
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Que faisait Alger? Un de nos interprètes, le Syrien Buzas, passé dans les lignes ennemies pour y répandre et commenter les proclamations, réussit à se faire conduire auprès du dey, devant les notables assemblés, et lui révéla l’effet que produisaient les proclamations: les tribus nous vendaient du bétail; bientôt il n’aurait plus d’armée. Le dey, stupéfait, furieux, le traita de menteur impie et le condamna à mort pour espionnage. « Les Français me vengeront, dit Buzas. Ta ville sera livrée au pillage et ses femmes outragées ». Il fut décapité le 29 juin.
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En dépit des proclamations, les Maures avaient jusque-là soutenu leur chef d’Etat. Le 4 juillet, après la spectaculaire explosion de Fort l’Empereur, qui démoralisa les assiégés, l’assemblée des notables se réunit au fort de la marine. Hamdan nous rapporte le récit de la réunion. On se mit d’accord pour juger que, « la civilisation étant basée sur le droit des gens, on n’avait rien à craindre d’une nation civilisée et honorable qui ne violerait pas ses promesses...La crainte de voir verser le sang à flots et massacrer femmes et enfants parlait en faveur d’un traité de paix ».
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L’assemblée envoya une délégation à la Casbah. Le dey se rendit à ses raisons, consulta Saint-John, le consul d’Angleterre, qui rapprocha les deux parties, rassurant le Dey sur les promesses de la France, représentant à Bourgmont qu’exiger une capitulation sans conditions c’était souhaiter la destruction d’Alger; ce dont Bourgmont, soucieux d’en sauvegarder le butin, se défendait fort.
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Le fils de Hamdan Khodja qui parlait anglais et français, le maure Bouderba, qui parlait français, furent choisis comme négociateurs. Ils eurent la première entrevue avec le général en chef, puis revinrent auprès du Dey et de l’assemblée, accompagnés du colonel Louis Brachewicz notre premier interprète, que Bonaparte avait déjà chargé des négociations avec Murad Dey. La discussion reprit. Les termes de la convention furent lus et précisés. Ceux qui semblaient confirmer la proclamation furent acclamés et emportèrent la décision. Brachwicz rentra au camp, accablé, tremblant, « comme frappé de maladie nerveuse ». Une duperie aussi cynique envers un peuple dont il avait pu juger la confiante crédulité est-elle moralement au-dessus de ses forces ? Il ne s’en releva point, mourut deux semaines plus tard dans des conditions restées mystérieuses.
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« Les conversations furent longues, note le général Valazé. Mais on était tellement pressé de rentrer dans Alger qu’on fut très larges sur les termes de la capitulation ». Armand Hain parle plus crûment : «On était pressé de plonger une main rapace dans les immenses trésors de la Casbah ». C’est ainsi que les maures d’Alger, croyant acheter leur indépendance avec leur trésor obtinrent de Bourmont que la convention du 5 juillet garantit la liberté des habitants de toutes les classes, leur religion, leurs propriétés, et qu’il en prit l’engagement sur l’honneur.
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Les fanatiques de l’Algérie française s’en plaindront, tel Montagne qui écrivait un an plus tard: « Bourmont a fait une faute énorme en traitant presque d’égal à égal ». De toute façon, Alger eut été pris. Ibrahim, le chef de l’armée algérienne, était un incapable. Si leurs fantassins tiraient mieux que les nôtres, si l’audace de leurs cavaliers était sans borne, notre artillerie (surtout nos pièces de 8), comme toujours magnifiquement servie, nous donnait une supériorité écrasante. « Un de nos obus, nous dit le correspondant du National suffisait pour mette en fuite des centaines d’Arabes ». Le feu d’artifice de nos fusées Congrève, plus pétaradant que meurtrier, mettait le diable de notre côté.
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Mais, sans les proclamations, la ville eut tenu jusqu’à complète destruction. « Si on avait pu penser être traité ainsi, dira Hamdan, on aurait joué le tout pour le tout ». Toute l’Algérie fut descendue de ses montagnes, les Maures d’Alger n’auraient pas collaboré, les tribus n’auraient pas mis l’arme au pied, ne seraient pas rentrées dans leurs villages où elles attendirent de nous juger à nos oeuvres. Le 13 juillet, Bourmont rapporte au roi que, depuis la prise d’Alger, pas un coup de fusil n’a été tiré dans le pays, et que les Arabes, « dont les hordes tiraillaient sans cesse nos colonnes, ont repris leurs habitude ». A ce moment, dira Bouderba à la commission d’enquête de 1833, « un Français aurait pu aller seul jusqu’à Oran ». Ce fut cette trêve qui sauva notre armée et sa tête de pont, tous nos rapports en font foi. Le lieutenant le vaisseau Hugon, chargé de la liaison vitale entre Sidi Ferruch et Alger, se désespérait de la voir à la merci des tribus. Nos troupes décimées par la dysenterie, démoralisées par le pillage, divisées par les rumeurs françaises de la révolution imminente, n’aspiraient qu’à rembarquer. Nos officiers se disputaient les places de retour. Une poussée vigoureuse nous eut rejetés à la mer. Ces trois semaines de répit nous permettaient d’organiser le camp retranché et de nous y raffermir. Elles sauvèrent les vainqueurs d’Alger.
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« Venez à nous »
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C’est alors que se tint l’Assemblée nationale de Temendfoust (Cap Matifou), d’où devait sortir le « Serment du Jeu de Paume », du 26 juillet, l’une des grandes dates de la nation algérienne . Elle réunit les chefs arabes et berbères, dont les célèbres Ben Quanoun et Ben Zamoun, vieux tribun Kabyle avisé et diplomate, les notables maures et coulouglis, et même l’Agha que nous avions investi, lequel dut répéter ce que Bourmont disait aux Maures: qu’il quitterait Alger dans les six mois en leur laissant le gouvernement du pays. Les partisans de la négociation expliquèrent que si le doulatli et son odjak répondaient mieux à leurs préférences nationales et religieuses, les Français, eux mal adaptés au climat, las de se morfondre en exil et de piétiner dans Alger, finiraient bien par rembarquer de leur propre chef. Il serait toujours temps, s’ils violaient ouvertement leur promesses, d’en aviser Ben Zamoun écrivit donc à Bourmont pour lui proposer de négocier un traité « librement débattu et négocié ».
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Mais Bourmont, bien sûr, ne voulait pas de vraie négociation. Il brusqua les choses. Polignac, qui recherchait un succès de prestige, était pressé de voir le drapeau blanc flotter sur l’Atlas, et de disposer des richesses d’une légendaire Mitidja. Bourmont, de son côté, voulait préciser son rêve: entourer la plaine d’un canal, y fonder une nouvelle féodalité de barons et d’ordres monastiques. Encouragé par la camarilla d’ultras dont il s’entourait, il décida de pousser jusqu’à Blida. « S’il avait seulement envoyé des négociateurs un peu adroits, écrit Louis de Baudicour, et les Maures le sont tous, il aurait établi définitivement notre ascendant. Mais il ne fit qu’une promenade de plaisir ».
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Le plaisir tourna au désastre. Au retour, la colonne assaillie par « des essaims d’Arabes et de Kabyles », échappa de justesse à la destruction. Bourmont lui-même dut tirer l’épée pour se dégager. « Trop longtemps offerte, dit Machiavel, la main tendue se referme et devient poing ». Cette assemblée de Temendfoust, qui aurait pu être les assises de la paix, devint les Etats généraux de la guerre de Libération. La déception fut d’autant plus amère que le crédit porté au serment royal apparut alors comme une faute ou même une trahison. Les gamins d’Alger chantaient des refrains en sbir, qui brocardaient cette crédulité:
El Inglès vanir, fazir bouboum Allusion au bombardement d’Alger par Lord Exmouth en 1816.
macache chapar Alger
El Fransès vanir, fazie turlu-turlututu
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Le « nettoyage » de la Casbah, les maisons d’Alger pilées et détruites, les mosquées profanées, la campagne proche saccagée, les maladroites insolences de Jacob Bacri qui se targuait d’être le vrai maître d’Alger, allant jusqu’à donner directement ses « ordres » aux tribus zouaoua, s’éclairaient à la lumière de l’expédition de Blida; elle déclencha ces ressorts de la guerre que les proclamations avaient jusqu’alors bloqués. Le parjure démasqué, on se rappela le verset du Coran (Surat II, 190) qui fait un devoir d’attaquer les auteurs d’un tel sacrilège. On jura de se venger. Le capitaine Barchou Penhoen, de l’état-major de Bourmont, nous dit qu’alors « la guerre fut résolue tout d’une voix, dans un concert de belliqueuses clameurs. Autour de ce sénat patriarcal s’agitait une foule immense, caracolant, brandissant ses armes, applaudissant bruyamment aux discours des cheikhs qui parlaient en faveur de la guerre. » Partout, les campagnes s’agitaient. On détourna les troupeaux destinés au ravitaillement d’Alger. Les émissaires ne cessaient d’aller et venir d’une tribu à l’autre. La résistance algérienne commençait. Elle dure encore...
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