Histoire d'un Parjure
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L'autre raison de la guerre, apparemment politique, exprimait tout autant des intérêts précis. Pour Charles X, comme pour Louis-Philippe et Napoléon III, il s'agissait de « créer des dépendances devant un esprit d'indépendance» qui menaçait des pouvoirs débordés par l'histoire. Le trésor offrait des moyens de corruption, la colonie des espoirs de privilèges et de spéculations, la guerre un instrument et des prétextes de répression. Elle servait à calmer les impatiences d'une bourgeoisie avide d'agio et d'une caste militaire avide de gloire et de fiefs. Aux grands garçons de ce père modèle (car Louis-Philippe donnait dans les vertus familiales, comme Charles X dans le sacré et le serment, Napoléon III dans le libéralisme, Louis XVI dans la serrurerie et Louis XIV dans la grandeur), elle permettait de jouer au soldat sans troubler la sieste de l'oncle d'Angleterre. «Peu importe qu'on tire cent mille coups de canon en Algérie, disait papa, ça ne s'entend pas en Europe ». On essayait seulement, par de glorieux bulletins de massacres de Bédouins, de couvrir la voix des patriotes qui, à la Chambre ou ailleurs, avaient le mauvais goût de dénoncer cette politique «d'abaissement continu », «cette étrange et inquiétante condescendance pour l'Angleterre » (Berryer), « cette étrange stratégie des choses au rebours» (comte de Sade).
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Broglie, que Talleyrand détestait, disait que l'Algérie était notre loge à l'Opéra... Le mot va loin. Mais, quand le rideau ne tombe jamais, le spectacle finit par peser. Vingt ans après, sur les lèvres de Napoléon III qui, d'ailleurs, ne reprenait qu'une expression familière aux députés « anti-algéristes », la loge à l'Opéra ne sera plus qu'un boulet. Le comte de Baudicour, officier et colon, dont les ouvrages sur l'Algérie faisaient alors autorité, mettait le doigt sur la plaie chronique de cette guerre: « Où trouver un champ de bataille qui permette un état de choses vicieux et sans changement? L'Algérie était providentielle. Grâce à cette politique, dont Thiers fut le grand instrument, nos officiers et les princes du sang avaient de brillantes occasions de se distinguer. Le nom d'Orléans était accepté de l'armée. Voilà le vrai motif de la guerre d'Algérie ».
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Telle était, à l'égard du peuple français, sa « légitimité» : une gigantesque escroquerie et une trahison permanente. Quant au maintien de notre domination, il invoquait les habituels prétextes de toutes les entreprises colonialistes, fondées à la fois sur l'extermination ou l'asservissement du peuple colonisé, dans la corruption du peuple colonisateur, au détriment de l'un et de l'autre, et au bénéfice multiplié du conducteur de l'attelage. Ces prétextes « légitimes» ont été depuis longtemps analysés et démasqués. « L'Algérie, dit Alexis de Tocqueville, est une singularité en mal dans un système déjà détestable de colonisation ». La littérature anticolonialiste est aussi abondante que convaincante. Et là n'est pas mon propos.
Nous le jurons par notre sang ...
C’est d’abord aux yeux du peuple algérien qu’il conviendrait de justifier une guerre infiniment plus cruelle pour lui que pour nous. Quelle « légitimité » lui en a-t-on offerte?
La réponse, je la trouve dans deux documents historiques, dont l’importance capitale pour ce procès fut ignorée ou même étouffée par nos historiens de l’Algérie française. Le premier est la série de proclamations en arabe répandues de mai à juillet 1830, dans toute l’Algérie, au nom du roi et de la nation française. Elles eurent sur la guerre d’Algérie et sur le destin du peuple algérien un effet déterminant à un moment décisif.
Le second est la version française du Miroir (Mira’t Edjezaïr), publiée à Paris en 1833 par Sidi Hamdan ben Othman Khodja. Depuis longtemps introuvable, ce grand classique de la nation algérienne et de l’histoire maghrébine, remarquablement écrit, étonnamment actuel, aussi précieux pour le moraliste que pour l’historien ou l’ethnologue, est le seul document algérien que nous possédions sur l’état de la Régence à la veille et au début de l’occupation française.
Dès la première ligne, le langage de ce lecteur de Benjamin Constant, de Grotius et de Tacite, rend un son admirable, qui revient vers nous comme l’écho mélancolique de la phrase de Tocqueville: « Pourquoi un pays doit-il être frappé dans tous ses principes de vitalité? Je vois la Grèce secourue, la Belgique aidée, la Pologne encouragée, les nègres affranchis par le Parlement britannique, et quand je reviens porter les yeux sur ma patrie, je vois ses malheureux habitants plier sous le joug de l’arbitraire, de l’extermination, de tous les fléaux de la guerre, et toutes ces horreurs commises au nom de la France libre... Mais je reste persuadé que les hommes soucieux de la gloire de la France vont enfin remédier à des actes qui sont contraires à cette gloire ». Cet appel d’outre-tombe attend toujours, et plus que jamais d’être écouté.
Des trois proclamations, la première reste la plus importante. Elle fut rédigée, sur les directives de Bourmont, en janvier 1830, par le marquis de Clermont-Tonnerre, colonel d’état-major et arabisant, aidé du plus grand orientaliste de l’époque, Sylvestre de Sacy. L’arabe employé se rapproche des dialectes maghrébins et comporte quelques néologismes adaptés à la pensée politique de la Restauration. Imprimés en secret par Engelmann, quatre cents exemplaires en furent confiés à une délégation extraordinaire, dont la composition témoignait de l’importance que le gouvernement lui attribuait: elle comprenait en effet le général d’Aubignosc, ancien chef de la police impériale, le colonel de Gérardin, notre ancien commissaire au Sénégal, et le consul Raimbert. Tous trois étaient des familiers du monde musulman.
Ils débarquèrent à Tunis le 30 avril. Leur mission était de faire répandre la proclamation jusqu’au Maroc, d’obtenir la neutralité d’Ahmed, bey de Constantine, des souverains de Tunis et du Maroc, et de recruter un corps d’interprètes capables d’expliquer aux Algériens, dès le débarquement, le sens du texte: nous venions pour les libérer et leur permettre de se gouverner eux-mêmes. Le fils de l’oukil (consul) d’Ahmed-bey à Tunis fut dépêché à Constantine avec la proclamation. Second personnage du royaume, très puissant, Ahmed était coulougli (descendant de Turc et d’Algérien) et spécialement visé: la proclamation en effet s’adressait d’abord aux coulouglis, qui formaient une bonne part de l’armée algérienne, et qu’on croyait, à tort, sur la foi de vieilles querelles, plus facile à séduire. Le consul du Maroc, acquis aux Français, se servit de Marocains déguisés en mendiants, qui gagnèrent leur pays à travers la régence, montrant le texte de la proclamation. Jules de Lasseps, fils de notre consul, s’installa près de la frontière algérienne. Aidé par un de nos agents, le Cheikh de la Calle, il s’efforça de toucher les tribus kabyles les plus puissantes, les Zouaoua et les Oulad Djebbar, dont les quarante mille guerriers, estimait-on, tenaient les portes de Fer. D’autres exemplaires, dissimulés dans des caisses d’échantillons, furent envoyés aux Maures d’Alger.
Que disait la proclamation?
« Nous, les Français, vos amis, partons pour Alger. Nous allons en chasser les Turcs, vos tyrans... Nous ne conquérons pas la ville pour en devenir les maîtres. Nous le jurons par notre sang... Soyez unis à nous, soyez dignes de notre protection, et vous régnerez comme autrefois dans notre pays, maîtres indépendants de votre patrie... Les Français agirons avec vous comme ils agissaient il y a trente ans avec vos frères bien-aimés les Egyptiens...
Nous nous engageons à respecter vos trésors, vos propriétés et votre sainte religion... Nous sommes vos amis sincères, et le resterons toujours... Venez à nous, vous nous ferez plaisir et notre amitié sera avantageuse... Nous vivrons en paix pour votre bonheur et pour le nôtre. »
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Le 2 juin, l’Aviso, quotidien de Toulon, en veine d’indiscrétion, publia du texte une version quelque peu tronquée (le mot « indépendants » par exemple, n’y figurait pas). Des journaux de Paris la reproduisirent. Les ultras, qui ne juraient que croisade et extermination, n’en curent pas leur yeux; on comprend que certains mots, dont la « sainte religion » musulmane, les aient choqués. La fuite était fâcheuse, étalait au grand jour le faux serment de sa majesté. Très chrétienne: ordre fut donné aussitôt de saisir tous les exemples de la proclamation qui restaient. C’est cette version de l’Aviso qu’on trouve chez Esquer et chez Favrod (lequel la dit publiée dans le Moniteur du 2 juin; mais l’officiel Moniteur s’en serait bien gardé). Le texte est bien gênant pour les tenants de l’Algérie française: les historiens Nettement et Christian se contenteront d’en donner la première phrase. Ainsi fait Berbruger qui présente ensuite la traduction de la deuxième proclamation en prétendant, par une inquiétante confusion, que c’est là le texte distribué par la Mission de Tunis.
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Dans la deuxième proclamation, imprimée fin mai, et distribuée par nos troupes à l’armée algériennes et n’est plus question de faire la guerre aux Turcs, mais à leur dey. Le but est d’isoler le dey de sa milice, son odjak: nous ne venons que pour remplacer un roi indigne par un prétendant plus raisonnable. Les promesses sont renouvelées, mais les menaces se précisent: « Votre Pacha va subir l’humiliant châtiment qui l’attend... Je vous garantis que votre pays restera dans l’état où il se trouve... Je vous garantis et vous fais la promesse solennelle et inaltérable que vos mosquées grandes et petites ne cesseront d’être fréquentées, et plus encore... que personne n’apportera d’empêchement aux choses de votre religion et de votre culte. Hâtez-vous de saisir l’occasion. Ne soyez pas aveugles à l’éclat lumineux de la délivrance, Musulmans, ces paroles viennent d’une entière amitié et de sentiments pacifiques. Si vous préférez résister et combattre, sachez que tout le mal qui en résultera viendra de votre fait. Le Seigneur inflige les plus rigoureux châtiments à ceux qui commettent le mal. Si vous vous opposez à nous, vous périrez tous jusqu’au dernier. C’est un conseil bienveillant. Personne ne pourra détourner de vous la destruction si vous ne tenez pas compte de nos menaces. C’est un arrêt du destin, et l’arrêt du destin doit finalement s’accomplir. »
La troisième version imprimée le 5 juin, était destinée à être affichée dans la ville après sa reddition, et répandue de là vers les tribus de l’intérieur pour les inviter à traiter et à se rallier: « Je vous assure sur mon honneur que j’exécuterai fidèlement toutes mes promesses. Votre pacha a encouru son châtiment... Je prends devant vous d’une manière solennelle l’engagement et vous promets d’une manière irrévocable et sans équivoque que vos mosquées, vos chapelles seront respectées, que votre culte sera toujours exercé librement, comme auparavant. Envoyez-nous vos parlementaires. Nous nous entendrons avec eux. Nous prions Dieu pour vivre en accord avec vous... Si vous voulez nous tenir tête, vous vous exposerez à des dangers incalculables. Ne vous exposez pas à notre fureur. Sachez, Seigneurs et amis, que le langage que je tiens est la pure vérité. C’est une promesse solennelle et irrévocable. »
C’est, d’abord l’extrême solennité du serment et des engagements, jointe au ton catégorique de la menace d’extermination, qui rend ces proclamations si frappantes. Cependant, notre consul à Tunis, Mathieu de Lasseps, ne croyait guère à leurs effets. Les sachant ruse de guerre qui sera tôt ou tard démasquée, il était sans illusion et pensait que « l’armée française trouverait l’opposition de la plupart des classes et que leur soumission serait toujours précaire et suspecte. »
Mais comment les lecteurs algériens des proclamations auraient-ils soupçonné que leur auteur, le colonel de Clermont-Tonnerre, put être en même temps celui du projet de colonisation et de christianisation - on disait alors « civilisation » - de leur patrie?
Dans les jours mêmes où il faisait répandre la proclamation, Bourmont déclarait aux armateurs réunis à la Chambre de commerce de Marseille qu’il prenait possession d’Alger « pour en faire une colonie », Polignac parlait d’agrandissement de la France en Afrique, Charles X de croisade, et l’évêque de Marseille, devant les chefs de l’armée, « de ces lieux que Saint-Louis du haut du ciel, nous invite à conquérir pour y faire renaître l’église d’Afrique » dans les sueurs et dans le sang de ses martyrs.
Tout montre, au contraire, que les Algériens prirent ces proclamations au pied de la lettre. Ce n’était pas de la naïveté. Pourquoi supposer chez une « nation connue pour être magnanime et équitable », comme disait Hamdan, une telle félonie? Les kabyles écrivaient encore à Bugeaud en 1844: « N’étions-nous pas sensés croire qu’un tel chef ne nous tromperait pas? »
Les Français ne s’étaient-ils pas contenté de protéger l’Egypte? N’avaient-ils pas récemment quitté l’Espagne et la Morée, une fois atteints les buts avoués de l’expédition? Les Anglais n’avaient-ils pas fait de même devant Alger en 1816, 1819 et 1823? Ne disaient-ils pas qu’ils s’opposeraient à notre occupation? Comment un royaume aussi riche et aussi vaste que la France aurait-il commis la folie de vouloir, au prix de pertes et de dépenses incalculables, s’emparer d’un pays difficile, trop peuplé pour servir de trop-plein aux Européens et impropre à ces cultures tropicales que nous recherchions, d’un pays où sept cents tribus, renommés pour leur fanatisme national et religieux, n’accepteraient jamais une occupation étrangère et chrétienne?
... A moins de prêter à la France une arrière-pensée d’extermination. Mais le soupçon était invraisemblable: on ne peut songer à exterminer un peuple qui représentait à lui seul la moitié de la population des quatre Etats barbaresques. Invraisemblable et injurieux à l’égard de la nation qui se disait la plus civilisée du monde: la France n’était-elle pas l’amie et la protectrice du roi d’Egypte? Le roi de Tunis, le Grand Turc ne pressaient-ils pas d’avoir confiance en elle? Toute l’Europe ne convenait-elle pas que ce n’était là qu’une expédition punitive, destinée à effacer la trace d’un malencontreux coup d’éventail?
Mais l’argument religieux dut être le plus déterminant. Comment un roi aussi pieux que le très chrétien Charles X, qui parlait de défendre la Sainte religion musulmane en invoquant la protection divine, aurait-il pu commettre au nom de la France un tel parjure?
Pour un Musulman, ce crime était impensable, je dis bien, impensable. L’Ibrar-el-Muksam, l’accomplissement du serment, est un des « sept devoirs capitaux » (El Boukhari, II 99). La nafa’a, la rupture du serment collectif par le sang Kasam bi hayati) avec invocation de l’Islam et du nom divin - tel était bien le serment de Charles X - un sacrilège d’une extrême gravité qui voue le coupable à la mort éternelle, à la bara’a, anéantissement de l’âme et de la vision divine. Seule la réparation, la k’fara (du temps de l’hégire, le prix en était la libération de ses esclaves par le repentant, ce qui, à l’époque, signifiait sa ruine) peut conjurer ce kufr ennfak (serment hypocrite prononcé avec l’intention de le violer) qui faisait du criminel un exclu, un kafir (d’où viennent nos mots « cafre » et « cafard »).
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L'Algérie, avant la colonisation française
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