et le harcèlement d'Abd-el-Kader
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Le premier échec, qui commençait à ébranler la puissance d’Abd-el-Kader, l’avait amené à des procédés moins cruels que par le passé, car vers cette époque un événement remarquable s’accomplissait dans la province d’Alger. Afin sans doute d’amener l’autorité française à entamer des pourparlers avec lui, l’émir avait donné l’ordre d’épargner les prisonniers qui tomberaient en son pouvoir. Plus de cent captifs avaient ainsi échappé au fatal yatagan; il s’agissait d’ouvrir en leur faveur des négociations. Le gouverneur général, ne voulant point se commettre avec une puissance qu’il ne reconnaissait plus, laissa ce soin à l’évêque d’Alger, dont le caractère religieux ne pouvait donner sujet à aucune interprétation politique. M. Dupuch proposa donc l’échange des prisonniers au bey de Miliana. Celui-ci l’accepta avec empressement, et grâce au zèle du vénérable prélat, qui ne craignit pas de se rendre presque seul au milieu des Arabes, cent trente-huit Français purent redevenir libres. La lettre que le lieutenant d’Abd-el-Kader écrivit dans cette circonstance à M. Dupuch mérite d’être rapportée :
« Nous avons reçu tes lettres ; nous en avons compris le contenu. Nous avons reconnu avec bonheur ton amitié et ta vérité. Les quatre prisonniers qui les apportaient sont heureusement arrivés. Il nous reste à te prier de t’occuper du soin de ceux qui sont encore à Alger ou ailleurs, et très particulièrement de Mohamed-Ben-Mockar. Les parents, les amis de ces pauvres prisonniers étaient venus avec nous le jour où nous nous sommes si doucement rencontrés. Quand ils ont vu que ceux qu’ils aiment n’y étaient pas, ils se sont mis à pleurer; mais quand ils ont su ce que tu nous avais promis et qu’ils ont vu ton écriture, ils se sont réjouis l’amertume de leur douleur s’est changée en joie, persuadés qu’ils les reverront bientôt, puisque tu l’as dit. Nous t’écrivons ceci, parce que tous les jours ils viennent pleurer à la porte de notre tente. Ainsi seront-ils consolés; car pour nous, nous te connaissons et nous savons bien qu’il n’est pas nécessaire que nous te fassions de nouvelles recommandations; nous savons qui tu es, et que ta parole d’évêque est sacrée. Nous t’envoyons la femme, la petite fille, les prisonniers chrétiens qui étaient restés à Tekedempt ou chez Miloud-ben-Arrach. Quant au capitaine, au reis et aux autres prisonniers chrétiens qui sont avec lui, sois sans inquiétude sur eux, ils sont en toute sûreté sous la garde de Dieu. Sans la sortie du général et du fils du roi, ils seraient déjà montés vers toi avec les autres. La guerre seule nous empêche encore de te les envoyer, mais bientôt tu les auras tous. Je t’envoie, en attendant, le sauf-conduit dont tes amis pourraient avoir besoin. Ils feront bien d’aller d’abord chez le caïd des Hadjoutes; les chemins ne sont pas sûrs. Je t’envoie vingt chèvres avec leurs petits qui tètent encore leurs mamelles pendantes. Avec elles tu pourras nourrir les petits enfants que tu as adoptés et qui n’ont plus de mère. Daigne excuser ce présent, car il est bien petit. Adieu. »
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Il est impossible de n’être pas touché des sentiments naïfs et bienveillants que cette lettre exprime. Un jour, quand la fusion des deux peuples sera opérée, la France, grâce à ces dispositions, parviendra peut-être à développer dans cette partie de l’Afrique une civilisation qui alliera les vertus des temps primitifs aux qualités des sociétés les plus avancées.
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La forteresse de Tekedempt ayant été détruite, la colonne expéditionnaire se dirigea sur Mascara. Renforcé de quatre mille chevaux conduits par Ben-Hamed, khalifat de Tlemcen, Abd-el-Kader se montra le 30 mai sur les hauteurs qui avoisinent Mascara, sans qu’ on pût encore le déterminer à combattre. L’armée, ne rencontrant point de résistance, s’empara de la ville, qui, de même que Tekedempt, était complètement déserte les portes et les meubles étaient brisés; mais les maisons n’avaient point été livrées aux flammes, et on put facilement y trouver des bâtiments capables de servir, au moyen de quelques réparations, à l’hôpital, aux magasins et au casernement. Ou y laissa, sous les ordres du colonel Tempoure, deux bataillons du 15e léger, un bataillon du 41e de ligne, et trois compagnies du génie avec deux demi batteries d’artillerie, puis l’armée reprit le chemin de Mostaganem. En traversant le défilé d’Akb-el-Kredda, qu’on avait choisi comme la route la plus directe, mais qui présente partout un terrain hérissé d’aspérités, l’arrière-garde de la colonne eut à soutenir à elle seule l’attaque de cinq à six mille Arabes, qui nous tuèrent et blessèrent quelque hommes; de son côté l’ennemi y laissa près de quatre cents des siens, beaucoup de chevaux, et sept de ses principaux chefs. Ce fut là, jusqu’à Mostaganem, le dernier engagement que nous eûmes à soutenir. Le 3 juin, les troupes étaient rentrées sans ressentir beaucoup de fatigue, malgré les grandes difficultés qu’elles avaient eu à surmonter en traversant les chaînons entrecroisés de l’Atlas.
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Pendant que la forteresse de Tekedempt croulait et que la colonne conduite par le gouverneur général s’emparait de Mascara, le général Baraguay-D’Hilliers, envoyé dans le Bas-Chelif, remportait de son côté de précieux avantages. Parti de Blida le 18 mai, il traversa la contrée des Abids, pays très découvert, et vint camper sur l’Oued-el-Akoum. Il se dirigea ensuite sur Boghar, place fortifiée par Abd-el-Kader. Le 23, la colonne arriva en vue de cet établissement; mais la veille les Arabes, avant de l’abandonner, l’avaient livré aux flammes; on ne trouva que des ruines. Nos troupes, ne pouvant utiliser ce poste, en achevèrent la destruction. De là, tournant vers le sud, elles se trouvèrent en présence de Thaza, espèce de château fort ou bordj, dans lequel Abd-el-Kader détenait les prisonniers français depuis qu’il avait ordonné de leur conserver la vie. Cette place avait coûté beaucoup de temps et d’efforts à construire; elle était pour l’émir d’une extrême importance, non-seulement comme forteresse, mais à cause des magasins, des forges et usines qu’elle contenait. Néanmoins à l’approche des troupes, craignant de compromettre l’honneur de ses armes, et tenant surtout à ménager les soldats réguliers qui assuraient son pouvoir sur les tribus, il en ordonna l’abandon et la ruine. Quand les Français y pénétrèrent, ils la trouvèrent déserte et en grande partie dévorée par les flammes; comme il n’était pas possible d’y laisser une garnison, on acheva de la détruire. En repassant dans la plaine du Chélif, l’armée expéditionnaire infligea un châtiment sévère à la tribu des Oulad-Omrah, qui était hostile, et rentra le 1er juin dans ses cantonnements.
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Ces premières expéditions eurent pour résultat d’imposer aux tribus, et de porter un grave échec à la puissance d’Abd-el-Kader.
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Profitant de l’influence qui lui restait encore du côté de Msilah, Abd-el-Kader avait établi sur ce point son khalifat Hadj Mohammed. C’était de là, comme centre, qu’il envoyait ses agents dans la province pour y prêcher la guerre sainte et soulever les tribus. Hadj Mohammed était parvenu à répandre un tel effroi chez les populations de la Medjanah, qu’elles s’étaient toutes enfuies dans les montagnes, et que cette plaine si riante, si fertile autrefois, n’offrait plus maintenant qu’un vaste désert. Le 29 mai, le lieutenant général Négrier, commandant de la province, voulant faire cesser cette situation, sortit de Constantine à la tête d’une forte colonne, et se rendit à Msilah. A son approche, un grand nombre de tribus vinrent faire leur soumission; il chassa le khalifat d’Abd-el-Kader du siége de ses intrigues, et prit des mesures pour l’empêcher de recommencer ses menées. Dans le sud, vers le désert, nos affaires se présentaient sous des auspices non moins favorables. Farhat-Ben-Saïd, l’allié d’Abd-el-Kader, avait pour compétiteur le cheik El-Arab: celui-ci, intéressé à ruiner l’influence de son rival, lui faisait une guerre acharnée, et remportait sur lui de notables avantages. Ainsi l’émir, battu sur tous les points à la fois, voyait sa puissance décliner; plusieurs tribus, jusque-là fidèles à sa cause, commencèrent à s’en détacher.
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Instruit des bonnes dispositions de ces populations, et voulant les seconder par sa présence, le gouverneur général se rendit de nouveau à Mostaganem. De là il pouvait encourager un grand nombre de tribus à suivre l’exemple de celles qui s’étaient déjà soumises. L’impulsion étant donnée, il s’agissait de lier à un point central tous les éléments de défection qui menaçaient la puissance de l’émir dans la province d’Oran. A cet effet, Hadj Mustapha, fils de l’ancien bey Osman, fut nommé bey de Mostaganem et de Mascara. Dès les premiers jours, les Beni-Zeroual, les Flitas, les Bordjia et les tribus du Dahra vinrent réclamer l’appui du nouveau bey contre Abd-el-Kader ; des députés furent envoyés à Hadj Mustapha avec des otages par les Sidi-Abdallah, fraction considérable des Medjehers ; un détachement nombreux des Ouled-Boukamol et des Cherfa vint aussi lui rendre hommage en plein jour et en armes. Abd-el-Kader était témoin de ces défections, et assistait, impassible, à sa propre défaite.
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Quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis le changement d’administration, que déjà le général Bugeaud comptait de nombreux succès. L’invasion de pays où les Français n'avaient pas encore pénétré; la destruction de Tekedempt, de Boghar, de Thaza; la capture de troupeaux considérables, la soumission d’une foule de tribus ; enfin, la prise de Mascara, voilà quels étaient ses trophées !
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Au mois d’août, pendant que les préparatifs de la campagne d’automne se poursuivaient, un grand nombre de tribus dans la partie ouest de la province d’Oran, fatiguées de la guerre, abandonnèrent la cause d’Abd-el-Kader, et vinrent aussi se soumettre à la domination française. En même temps, le général Lamoricière opérait le ravitaillement de Mascara. La garnison de cette place, parfaitement installée, avait récolté des légumes et des fruits; on compléta ses approvisionnements, qui furent portés à quatre mois pour six mille hommes; en sorte qu’une division pouvait y passer l’hiver, et s’opposer à ce que les Hachems, source et base de la puissance d’Abd-el-Kader, se livrassent à la culture. Par ce moyen, on courait la chance d’amener cette puissante tribu à se soumettre, et de déterminer infailliblement la soumission de toutes les autres.
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Dans sa course au sud de Mascara, le corps expéditionnaire se porta sur le village de la Guetna, berceau de la famille d’Abd-el-Kader, et le détruisit de fond en comble. La veille de l’invasion des troupes, le frère aîné de l’émir se trouvait encore dans la maison paternelle, et peu s’en fallut qu’il ne tombât en les mains des Français. Le fort de Saïda, situé à dix-huit lieues sud de Mascara, fut également pris et ruiné; il avait été construit dans cette position pour contenir le pays de Yakoubia, qui désirait depuis longtemps se débarrasser du joug d’Abd-el-Kader. Aussitôt après la démolition de cette forteresse, six tribus les Oulad-Bragim, les Oulad-Kaled, les Hassaina, les Doui-Zabet et une partie des Harar-Gharabah, vinrent faire alliance avec l’armée française, et depuis cette époque, leurs cavaliers ont servi constamment d’auxiliaires dans les attaques dirigées contre la grande tribu des Hachems.
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Dès que les troupes furent retirées sur la côte, l’émir annonça à tous ses partisans que les Français allaient passer l’hiver dans leurs cantonnements, le but de leurs expéditions étant d’obtenir de lui la paix aux conditions les moins défavorables. Ces fausses nouvelles ranimèrent l’espoir des Arabes, et lui permirent de recruter quelques contingents, avec lesquels il fit irruption chez les alliés des Français de la Yakoubia. La garnison de Mascara, trop faible pour leur porter secours, avait été obligée de les abandonner à leurs propres forces; et elle-même, privée de son troupeau, qu’une embuscade de dix-huit cents cavaliers Hachems lui avait enlevé, était exposée aux angoisses de la faim.
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Dans une telle situation, le gouverneur général comprit que tous les avantages remportés dans la campagne du printemps allaient être perdus, et qu’il faudrait recommencer ces nouveaux frais l’année suivante, s'il n’établissait pas des forces suffisantes à Mascara pour dominer la contrée. C’est alors que le général Lamoricière reçut l’ordre d’aller s’installer dans cette place avec sa division, composée de dix bataillons d’infanterie, de deux escadrons de spahis et d’une batterie d’obusiers de montagne; il obtint en outre des fusils de rempart, une ambulance, et tout le matériel nécessaire à un séjour fixe. Avec lui marchait Ibrahim Ouled-Osman-Bey, frère et khalifat de Hadj Mustapha Ouled-Osman-Bey, nommé par le roi bey de Mascara dans le mois d’août dernier.
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Chemin faisant, l’expédition eut à souffrir de la mousqueterie des Arabes; au passage du col de Bordj, Ben-Thamy, khalifat d’Abd-el-Kader, tenta même d’arrêter la colonne avec une masse de quatre mille hommes, deux bataillons réguliers armés de fusil à baïonnettes, et quatre cents cavaliers rouges commandés par Moctar Ben-Aïssa, homme d’une férocité sauvage et d’un courage indomptable. La division avançait péniblement ; les soldats étaient chargés d’effets et de vivres; les cavaliers marchaient à pied, conduisant leurs chevaux chargés de blé et d’orge, d’après le nouveau système du général Bugeaud, qui utilisait ainsi la cavalerie pour les transports. A la vue de l’ennemi, quelques bataillons ayant mis bas les sacs, se précipitèrent contre les troupes de Ben-Thamy, et les culbutèrent en un instant. Après ce mouvement énergique, la division ne rencontra plus d’obstacles et entra à Mascara le 30 novembre.
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Placé ainsi au centre du pays ennemi, le général Lamoricière put facilement rayonner dans tous les sens, et réprimer les moindres hostilités. Cette attitude après une campagne de cinquante-trois jours, la plus longue qui eût encore été faite, annonçait aux populations de l’ouest la résolution française d’abattre définitivement la puissance d’Abd-el-Kader. Instruites par là de la fausseté de ses nouvelles, elles pouvaient juger combien il était de leur intérêt de cesser toute résistance; aussi la face des choses changea-t-elle immédiatement: les Douers, qui avaient abandonnés les Français l’année précédente, vinrent de nouveau se ranger sous leurs drapeaux. Dès le quatrième jour de son installation à Mascara, la division commença ses courses aux environs de la ville: elle se porta d’abord vers le sud, dans la plaine d’Egris, renommée pour ses riches moissons dans cette sortie les troupes vidèrent tous les silos des tribus qui avaient pris la fuite; au retour, elles furent attaquées avec acharnement par les Hachems et les Flitas, commandés par le khalifat Ben-Thamy, accouru à la tète de ses cavaliers rouges; mais n’eurent qu’à se repentir de leur audace.
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Afin de n’être arrêté par aucune difficulté dans la poursuite de l’ennemi, le général Lamoricière conçut le projet de faire subsister sa division à la manière arabe. il procura à sa troupe des moulins portatifs, au moyen desquels chaque homme pouvait obtenir une farine grossière qui servait à faire des galettes ou à préparer du couscous ; à ce repas était ajoutée une ration de sucre et de café. Cette heureuse innovation lui permit de se porter partout où pouvait l’appeler l’insurrection; en sorte qu’à la suite de plusieurs expéditions toujours couronnées de succès, le général Lamoricière, tournant ses armes vers le nord, parvint à pacifier la contrée et à attirer à lui toutes les populations. Au 31 décembre aucune tribu de la province, à l’exception des Hachems, n’obéissait plus. à l’émir.
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La libre communication entre Mostaganem et Mascara avait fourni le marché de cette dernière ville de toutes sortes de provisions les Arabes y venaient vendre leurs denrées et consolidaient par leur concours la domination des Français; les Garabas d’Oran, ainsi que les Beni-Amer, contenus par la présence des soldats à Mascara, n’osaient plus bouger. Les tribus de la Tafna, ainsi que l’aga de Ghozel, profitèrent de cette circonstance pour lever l’étendard de la révolte contre Abd-el-Kader, et proclamer pour leur chef le marabout Mohammed-Ben-Abdallah-Ould-Sidi-Chigr.
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Rival de l’émir, et par conséquent son ennemi naturel, Ould-Sidi-Chigr manifesta aussitôt des dispositions favorables à la cause des Français. Son intérêt lui commandait de se rapprocher afin de n’avoir pas deux ennemis à combattre. Une colonne commandée par le colonel Tempoure fut donc envoyée exprès de Mostaganem pour l’appuyer: le général Mustapha faisait aussi partie de l’expédition. Dans leur marche, ils reçurent les députations d’un grand nombre de tribus: le frère de Ould-Sidi-Chigr vint lui-même dans le camp, accompagné seulement d’une vingtaine de cavaliers arabes; enfin, le 27, le compétiteur d’Abd-el-Kader entra en communication avec le chef de la colonne française et le général Mustapha. L’entrevue fut solennelle :elle eut lieu sur une montagne, au bas de laquelle coule l’Isser, et d’où l’on découvre la ville de Tlemcen. Ould-Sidi-Chigr avait une escorte composée d’environ mille cavaliers, la majeure partie chefs des tribus soumises à son autorité. On discuta dans cette conférence les moyens les plus propres à assurer la paix de l’Algérie; Abd-el-Kader fut regardé comme une cause de guerre incessante, et, dans l’intérêt commun, on proclama sa déchéance.
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Au moment de se séparer, le général Mustapha Ben Ismaël pria le marabout Ould-Sidi-Chigr de vouloir bien appeler la bénédiction du Dieu grand sur les musulmans réunis autour de lui. Aussitôt plus de douze cents guerriers, au milieu desquels se trouvaient seulement cinq officiers français, répétèrent religieusement ensemble la prière suivante : « Dieu clément et miséricordieux ! nous te supplions de rendre la paix à notre malheureux pays, désolé par une guerre cruelle. Prends pitié des populations que les décrets de ta souveraine justice ont réduites à la dernière misère. Fais renaître au milieu de nous l’abondance et le bonheur dont nous jouissions autrefois sous un pouvoir tutélaire. Donne-nous la victoire sur les ennemis de notre repos, et que ta sainte religion, révélée par le Prophète, ne cesse jamais d’être triomphante ! » Cette alliance solennelle et l’échange des prisonniers qui avait eu lieu quelque temps auparavant sont deux faits d’une haute portée. Il y a là le commencement d’un nouveau droit des gens en Algérie, et un indice certain de ruine pour la puissance de l’émir.
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Si, maintenant, nous rapprochons la situation actuelle de l’Algérie de celle des années précédentes, nous pourrons avec raison que tout était tranquille dans les provinces d’Alger et de Titery; une centaine de familles, appartenant aux anciennes tribus de la Metidja, que les agressions d’Abd-el-Kader avaient forcées d’abandonner les environs d’Alger en 1839, étaient revenues planter leurs tentes sur la rive droite de l’Harrach ; Medea, Miliana et Mascara se trouvaient dans un état satisfaisant. A Constantine, la paix régnait, les contributions se percevaient facilement ; un assez grand nombre de tribus, situées à l’ouest de Philippeville, avaient fait leur soumission. Certains désormais de jouir de la paix si nécessaire à l’agriculture, les Arabes ensemençaient la plaine de Temlouka, qui n’avait pas été cultivée depuis quatre ans; la fête religieuse appelée aid-seghir (petite fête) avait été célébrée avec beaucoup de pompe et de solennité dans le chef-lieu de la province; les chefs arabes s’étaient empressés, à cette occasion, de venir rendre hommage au gouverneur général; enfin, la guerre avait complètement changé de face, et Abd-el-Kader était réduit à la défensive. Aussi le ministère, glorieux de ces résultats et’ regardant l’émir comme entièrement abattu, faisait prononcer au roi ces solennelles paroles devant les chambres : « J’ai pris des mesures pour qu’aucune complication extérieure ne vienne altérer la sûreté de nos possessions d’Afrique. Nos braves soldats poursuivent sur cette terre, désormais et pour toujours française, le cours de ces nobles travaux auxquels je suis heureux que mes fils aient l’honneur de s’associer. Notre persévérance achèvera l’œuvre du courage de notre armée, et la France portera dans l’Algérie sa civilisation à la suite de sa gloire. »
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Encouragé par ces paroles, le général Bugeaud continua à donner des soins actifs à la colonisation, et redoubla d’ardeur pour atteindre le but qu’il s’était proposé la pacification du pays. Sur tous les points, les opérations militaires furent, dès les premiers jours de 1842, vigoureusement poussées. Le général Lamoricière avait employé les mois de décembre et de janvier à poursuivre les Arabes dans toutes les directions; le gouverneur se rendit aussi d’Oran à Tlemcen pour disperser les partisans armés que l’émir avait encore autour de lui ; bientôt après le fort de Sebdou, situé à quarante kilomètres sud de Tlemcen, unique place de la seconde ligne qui lui restât, tombait entre les mains des Français, et par suite de ces avantages quinze tribus nous faisaient leur soumission. De retour à Tlemcen, le gouverneur général s’occupa de soumettre les propriétés des Arabes émigrés à une nouvelle organisation administrative: par un arrêté du 14 février, il mit le séquestre sur les domaines de tous ceux qui étaient en fuite, déclarant qu’ils seraient réunis irrévocablement au beylick, si leurs propriétaires n’étaient point rentrés dans l’espace de deux mois; et afin d’éviter les embarras que l’administration avait déjà éprouvés à Alger, toute transaction sur les immeubles fut interdite aux Européens et aux juifs.
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Le moment était arrivé où les chambres allaient encore une fois s’occuper du sort de l’Algérie, véritable époque de crise pour notre colonie, car les discussions de la tribune y avaient jusque-là constamment exercé une fâcheuse influence. Cette fois, il est vrai, le général Bugeaud fournissait des arguments puissants aux partisans de la possession d’Afrique: il pacifiait les provinces et les colonisait; mais les discours des députés anticolonistes pouvaient raviver la guerre sainte, et Abd-el-Kader y comptait pour reconstituer son pouvoir. Cette fois la chambre ne lui donna pas gain de cause; elle vota, à une immense majorité, les crédits supplémentaires réclamés pour l’Afrique, en invitant le gouvernement à prendre un parti définitif sur le système d’occupation et de colonisation. Cette détermination eut un grand retentissement en Algérie: elle rassura les colons et intimida l’ennemi.
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Bien que, durant l’hiver, les colonnes de la province d’Oran n’eussent laissé ni trêve ni repos aux tribus hostiles de cette contrée, il restait encore beaucoup à faire pour obtenir une pacification complète. La division d’Alger venait de ravitailler Médéa, et se disposait à porter des vivres et des munitions à la garnison de Miliana, qui avait déjà sévèrement châtié les Hadjoutes. Le général Changarnier jugea alors l’occasion favorable pour achever de les détruire. Le bois des Karisas fut fouillé et battu par divers détachements, et les restes de ces dangereux adversaires furent tous pris ou tués dans leurs repaires.
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Mais ce n’était là que le prélude de la grande expédition de printemps. Le gouverneur général commença ses opérations en infligeant un châtiment sévère aux Beni-Menacer, tribu berbère des environs de Cherchell . Cette tribu entretenait une zaouia (école) où l’on élevait de jeunes pour prêcher la haine contre les chrétiens : la division détruisit l’établissement, brûla les tentes, les gourbis, et ravagea tout le pays, nécessité malheureuse, mais trop souvent imposée par le caractère opiniâtre des Arabes, qui ne se soumettent qu’à la terreur et à la force. Dans sa seconde excursion, le général Bugeaud ne fut pas moins heureux : escorté de deux mille cavaliers arabes, il obtint la soumission de plus de vingt tribus, depuis les confins de la province d’Oran jusqu’au centre de celle d’Alger.
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Dans l’ouest, tout paraissait tranquille; mais du côté du Chélif régnait une assez grande fermentation. Bien décidé à frapper un coup décisif sur plusieurs tribus à la fois, le général Bugeaud partit de Mostaganem, le 15 mai, avec la brigade du général d’Arbouville et les auxiliaires arabes qu’il menait à sa suite. Il remonta la grande vallée du Chélif intérieur, et passa d’une rive à l’autre pour pénétrer chez les tribus insoumises de la montagne. A une marche de Miliana, près du pont du Chélif, la colonne du général Changarnier, qui arrivait d’Alger, se joignit aux troupes du gouverneur. Il était temps enfin d’affranchir la Metidja des incursions des montagnards, résultat vainement poursuivi depuis dix ans. Avec les forces nombreuses dont il disposait, le général Bugeaud enveloppa dans un immense croissant la montagne où ces tribus avaient leur retraite; il resserra insensiblement ses lignes, et châtia tout ce qu’il rencontra dans ce mouvement concentrique. A peine cette immense razzia fut-elle commencée, les vieillards accompagnés des cheiks accoururent implorer l’aman, et amenèrent leurs familles à Blida comme gage de la paix. Cette manœuvre eut pour résultat de débloquer la plaine d’Alger, et d’assurer les communications entre Médéa, Miliana et Cherchell.
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La campagne du printemps fut close par la rentrée de la colonne du général Lamoricière, qui dans l’espace de vingt-quatre jours, venait aussi d’accomplir une brillante razzia sur une immense étendue de pays. Abd-el-Kader avait réuni quinze cents cavaliers, et s’était tenu quelque temps en vue de cette colonne; mais, abandonné de nouveau par les siens, il fut obligé de se rejeter encore une fois dans le désert. Les troupes occupaient donc une vaste étendue de territoire et se trouvaient en mesure de maîtriser les populations des points les plus éloignées de l’intérieur. Il ne restait plus qu’une lacune entre Alger et Bougie; mais pour la franchir, il fallait recourir à d’autres moyens que celui des armes, à la colonisation.
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Le retour des colonnes expéditionnaires permit de terminer des travaux commencés depuis longtemps et d’en mettre en activité quelques-uns récemment projetés. La plus grande réunion des travailleurs eut lieu à la coupure de la Chiffa, où l’on plaça trois mille hommes, pour pousser la construction de la route qui, lie Médéa à Blida. On s’occupa aussi du fossé d’enceinte de la Metidja, mais seulement sur les points où il pouvait concourir à l’assainissement de la plaine.
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Dans les premiers jours du mois d’août, il y eut une réunion considérable de chefs et d’Arabes influents dans la tribu des Ouled-Chegara; il s’agissait d’établir les différents effectifs des markzen, question très importante pour les Français. Plusieurs de ces chefs manifestaient le désir de fournir ces effectifs par contingents de tribu, et agissant isolément sous la conduite de l’un des leurs, qui n’aurait reconnu d’autre autorité que celle du général français; mais comme cette organisation était en désaccord avec celle des Français et pouvait avoir de fâcheuses conséquences, il fut arrêté que des limites d’arrondissement seraient fixées et que des divisions invariables seraient aussi établies dans les contingents, pour être placées sous l’obéissance de chefs élus par les tribus elles-mêmes. Les alliés de la province de Mostaganem furent alors constitués en deux markzen l’un de l’est, s’étendant au-delà du Chélif et jusqu’à l’ancien territoire de Cherchell ; l’autre du sud, allant jusqu’à Mascara. La force de ces deux corps peut s’évaluer à six mille cavaliers.
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Le mois de septembre s’ouvrit par une grande concentration de troupes à Mascara et à Mostaganem, opération à laquelle présida le gouverneur en personne. Dix mille hommes devaient se trouver réunis à Mascara et deux mille à Mostaganem. Voici quel était le but de ce mouvement: le général Lamoricière, ayant poursuivi Abd-el-Kader jusqu’au delà de Tekedempt sans pouvoir lui faire accepter le combat, s’en retournait à Mascara pour se ravitailler, lorsque l’émir, qui avait reçu quelques renforts parut vouloir s’opposer à sa marche, et passa même la Mina, après la colonne, répandant adroitement dans le pays que les Français fuyaient devant lui. Prévenu des bruits qui circulaient, le général Lamoricière voulut y mettre fin en ordonnant à ses troupes un retour offensif contre l’ennemi; mais, comme le ravitaillement nécessita un jour d’inaction, Abd-el-Kader en profita pour obtenir, à l’aide de promesses et de menaces, la défection de sept ou huit tribus; le califat de Miliana lui amena en même temps un millier de cavaliers; en sorte que, se trouvant à la tête d’environ trois mille hommes, il prit position sur la rive droite de la Mina. Il n’y avait donc pas un moment à perdre pour empêcher que les contingents de plusieurs autres tribus ne se ralliassent à lui; le général Lamoricière le comprit et marcha résolument à l’ennemi. Attaqué subitement par les troupes, qu’il croyait livrées au repos, Abd-el-Kader tenta vainement de se défendre; il fut obligé de prendre encore une fois la fuite devant les colonnes, qui continuèrent à manœuvrer dans le sud de Tekedempt. Malgré sa défaite, l’émir se maintint dans les environs de cette place, avec douze ou quinze cents soldats et une population de sept à huit mille âmes, qu’il traînait à sa suite. Ainsi cet homme, que l'on regardait comme anéantit, reparaissait sans cesse au moment où nous croyions n’avoir plus à le combattre. Le brave général Changarnier apprit à ses dépens, quelques jours après, qu’il fallait encore compter avec lui.
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La colonne française, composée d’environ deux mille cinq cents hommes, avait pénétré dans l’agalik des Onaz, entre Miliana et Mascara, lorsque les Arabes et les Kabyles de cet agalik, renforcés par les troupes de l’émir, l’attaquèrent de toutes parts avec une fureur extraordinaire. Les combats se succédèrent avec une telle rapidité, qu’on se battit deux journées entières à l’arme blanche ou à portée de pistolet. Les troupes ne purent être entamées, mais elles n’obtinrent aucun avantage. Pendant cette lutte opiniâtre, l’émir manœuvrait dans les plaines de l’Illil et de la Mina; mais, ayant reconnu le cercle dans lequel voulaient l’enfermer les divisions Lamoricière, d’Arbouville et Changarnier, il opéra d’abord un changement de direction sur la droite après avoir ramassé les populations qui se trouvaient sur son passage, il se jeta dans les défilés du Petit-Atlas, d’où il se dirigea vers le désert par Tugurth.
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Dans une dépêche adressée au ministre de la guerre, le gouverneur général résumait ainsi la situation de l’Algérie à la fin d’octobre « Du pied du Djurjura, à une ligne tirée de l’embouchure de l’Oued-Ruina, dans le Chélif, jusqu’à Thaza et le désert, tout le pays nous est soumis. La guerre est maintenant concentrée entre le Chélif et la Mina, sur un carré d’environ vingt-cinq lieues. Or, comme il y a cent cinquante lieues du Jurjura à la frontière du Maroc, il en résulte qu’Abd-el-Kader a perdu les cinq sixièmes de ses états, tous ses forts ou dépôts de guerre, son armée permanente, et, de plus, le prestige qui l’entourait encore en 1840 ». Malgré la bonne opinion du gouverneur général sur sa position, on apprit bientôt que l’émir avait déterminé de grandes émigrations sur le territoire des Allouïa et des Keraïch, et repris son offensive habituelle. Le général Lamoricière ajoutait qu’Abd-el-Kader s’était mis en marche avec huit cents fantassins et mille chevaux des tribus, et était arrivé par le Serrou dans les environs de Fremda; qu’enfin son apparition avait jeté de nouveau l’alarme chez les Sedamas et chez les gens de la Yacouba, voisins des premiers. M. Lamoricière annonçait en outre qu’il lui avait promptement opposé le lieutenant-colonel Géry, avec douze cents hommes d’infanterie, deux cents chevaux et deux pièces de montagne. Ainsi les espérances de pacification étaient encore ajournées. Une grande entreprise fut de nouveau préparée: nous allons en voir les résultats.
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