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La population d’Alger accueillit avec des démonstrations de joie le retour des soldats. C’était, en effet, un progrès bien remarquable que cette longue excursion, accomplie sans attaque sérieuse, au milieu d’un pays hérissé de tant de difficultés et habité par une population qui avait toujours inspiré les plus sérieuses craintes aux dominateurs. Aussi ce succès irrita profondément l’orgueil de l’émir: après tant d’efforts, son influence se trouvait d’un seul coup compromise. Le passage des Portes de Fer n’était que la contrepartie et comme la revanche heureuse de son excursion tentée, quelques mois auparavant, du côté de Bougie; cette expédition tranchait, en outre, une question de limites, et consommait la prise de possession des communications entre Alger et Constantine. Dès ce moment, Abd-el-Kader ne dissimula plus ses dispositions hostiles ; les nouvelles reçues d’Oran ne laissaient aucun doute sur la probabilité d’une prochaine rupture et sur les efforts qu’il déployait pour entraîner toutes les populations dans un grand mouvement. Il avait quitté Taza vers la fin de septembre, pour se rendre dans la province d’Oran, où sa longue absence paraissait avoir affaibli son pouvoir. D’indignes violences signalèrent son retour. Quelques chefs, ayant essayé d’opposer de la résistance, furent décapités. En même temps, il transportait dans l’intérieur les populations sur le dévouement desquelles il ne pouvait compter. Les Medjaher, convaincus d'avoir, en plusieurs occasions, fourni des chevaux aux Français, furent violemment déplacés et contraints de s’établir au milieu de tribus qui répondissent de leur obéissance.
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En présence de ces dispositions hostiles qui présageaient une attaque sérieuse, le gouverneur général n’arrêta aucune mesure pour prévenir le mouvement qui le menaçait. Au lieu de réunir ses troupes, il les conserva disséminées dans des endroits peu avantageux, et se laissa prendre à l’improviste. Tout à coup, au milieu de la paix, les habitants de la plaine se virent assaillis par une troupe formidable d’ennemis; leurs enfants, leurs frères furent égorgés, les troupeaux, les récoltes, pillés, les maisons rasées ou incendiées. Les Hadjoutes commencèrent, comme d’habitude, les exécutions. Suivant les secrètes intentions d’Abd-el-Kader, ils passèrent la Chiffa, dans les premiers jours d’octobre, et se mirent à dévaster les douars des alliés des Français. Un mois après, les gens de la tribu de Bernou, voulant ressaisir leurs troupeaux, devenus la proie des Hadjoutes, tombèrent dans une embuscade où périrent plus de trois cents des leurs. Le commandant du camp d’Oued-el-Aleug accourut à leur secours, mais enveloppé par des forces supérieures, il tomba frappé mortellement.
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Les jours suivants furent encore signalés par des attaques, et des hostilités nouvelles. Le 20 novembre 1839, les beys de Miliana et de Médéa franchirent la Chiffa, à la tête de deux à trois mille hommes, et se répandirent dans la plaine, guidés à travers les postes français par les Hadjoutes. Le même jour, un faible convoi de trente hommes, parti de Boufarik pour Oued-el-Aleg, fut cerné et massacré par l’ennemi; enfin, le 21, un détachement de cinquante hommes, se dirigeant d’Oued-el-Aleg sur Blida, pour porter des secours au convoi, fut lui-même assailli par des hordes nombreuses d’Arabes, et succomba sous leurs coups. Le commandant du camp se porta à leur rencontre; mais, pressé bientôt de toutes parts par une multitude acharnée, il fut obligé de faire former en carré sa petite troupe, composée de deux compagnies du 24e de ligne et d’un bataillon du 1er de chasseurs d’Afrique, et de battre en retraite, manœuvre exécutée avec un sang-froid et une intrépidité dignes peut-être d’un plus grand théâtre.
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C’était ainsi qu’Abd-el-Kader, profitant de la trop grande sécurité du gouverneur général, déchirait le voile dont il avait couvert jusqu’alors sa véritable pensée. Aucune déclaration n’avait précédé la reprise des hostilités; ce ne fut que par une lettre adressée postérieurement au maréchal, qu’il lui annonça le projet, arrêté, disait-il, par tous les musulmans, de recommencer la guerre sainte. Le courage avec lequel les soldats surpris en supportèrent le premier choc, trouva de dignes imitateurs dans les colons. Néanmoins la plupart d’entre eux se virent contraints d’abandonner la plaine et de chercher un refuge dans Alger. La désolation était générale; les coureurs de l’ennemi avaient pénétré jusque sur le massif, et les tribus alliées furent obligées de se réfugier sous la protection des camps français.
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Dès que la nouvelle de l’agression des Arabes et des malheurs qui en avaient été la suite fut parvenu en France, des ordres rapidement expédiés prescrivirent l’embarquement de nouvelles troupes. Dans les premiers jours de décembre, le maréchal se trouva en mesure de reprendre l’offensive. Une colonne, formée du 62e de ligne et du 1er de chasseurs, ayant rencontré entre le camp de l’Arba et le cours de l’Harrach un groupe de mille à douze cents chevaux Hadjoutes, chargea l’ennemi avec vigueur et le culbuta, après lui avoir fait subir des pertes considérables. Le 14 un convoi, parti de Boufarik pour Blida, est attaqué au delà de Mered par les bataillons réguliers de l’émir. Une charge du régiment de chasseurs les jette dans un ravin, et leur fait perdre beaucoup de monde; le convoi, arrêté dans sa marche, entre ensuite tout entier dans Blida.
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Le 31 décembre 1839, un succès important vint de nouveau signaler la reprise des hostilités. Toutes les forces réunies des khalifats de Médéa et de Miliana étaient venues prendre position entre Blida et la Chiffa; l’infanterie régulière de l’émir, soutenue par une cavalerie nombreuse, occupait le ravin de l’Oued-el-Kebir. Après avoir bien étudié le terrain, le maréchal fit aborder l’ennemi à l’arme blanche. Le 2e léger, le 23e de ligne et le 1er de chasseurs, quittant leurs positions, gravissent aussitôt avec impétuosité la berge du ravin qui les sépare de l’ennemi. Effrayés de leur élan, les Arabes tournent le dos au premier choc; toute la ligne de nos troupes les suit, la baïonnette dans les reins; leur déroute est complète. Ils laissent en notre pouvoir trois drapeaux, une pièce de canon, les caisses des tambours des bataillons réguliers, quatre cents fusils et trois cents cadavres de fantassins. Beaucoup de cavaliers arabes furent également tués.
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Pendant que ces événements se passaient dans la province d’Alger, celle de Constantine continuait à jouir de la plus grande tranquillité, malgré les efforts tentés par Abd-el-Kader pour la troubler. Ses nombreux émissaires parcouraient, il est vrai, les tribus et les excitaient à la guerre; mais la province restait sourde à ces incessantes provocations. L’ancien bey, Ahmed lui-même, écrivait à Ben-Aïssa, pour lui signaler les manœuvres d’Abd-el-Kader, et lui déclarer qu’il préférait s’unir à la France plutôt qu’à celui qu’il appelait dédaigneusement le fils de Mohy-Ddein. Enfin, au moment même où les tribus pouvaient profiter de l’état de guerre pour susciter de nouveaux embarras aux Français, des chefs kabyles venaient faire leur soumission et reconnaître la souveraineté de la France. Ainsi,la position des Français dans l’est se consolidait sous tous les rapports, et ne se compliquait d’aucun des embarras qu’Abd-el-Kader leurs avait suscités dans l’ouest.
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L’ennemi, qui ne s’était pas montré dans la Mitidja depuis le combat du 31 décembre 1839, y reparut à la fin de janvier 1840 s’approcha de Mered et chercha à s’établir près de Blida; il fut chassé de cette position. Une autre tentative que les Arabes firent plus tard sur le camp du Fondouk n’eut pas un meilleur résultat.
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A cette époque, les hostilités recommençaient aussi dans la province d’Oran. A des tentatives laites les 17 et 22 janvier sur les Douers et les Zmélas, succéda une attaque acharnée contre Mazagran, qui comptera comme l’une des plus célèbres dans les fastes militaires de l’Algérie. La casbah de cette petite ville, improvisée par les Français, était alors occupée par cent vingt-trois hommes formant la 10e compagnie du 1er bataillon d’Afrique, sous les ordres du capitaine Lelièvre. Cette faible garnison n’avait pour matériel de guerre qu’une pièce de quatre, quarante mille cartouches et un baril de poudre.
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Dès la matinée du 1er février, un poste avancé avait signalé les éclaireurs de l’ennemi; mais le corps d’armée ne se présenta que le lendemain devant Mazagran. Il se composait des contingents de quatre-vingt-deux tribus, formant ensemble douze à quinze mille hommes; Mustapha-Ben-Tehamy, khalifat de Mascara, les commandait. Un bataillon d’infanterie régulière et deux pièces d’artillerie accompagnaient la masse confuse des combattants. Le 2 février, les Arabes commencèrent l’attaque du point fortifié que défendait la 10e compagnie, et après avoir ouvert, à cinq cents mètres de distance, le feu de leur artillerie, ils vinrent planter quatorze de leurs étendards sous les murailles de la casbah, et se précipitèrent à l’assaut avec une fureur qu’excitaient à la fois le fanatisme religieux et l’appât des récompenses qui leur avaient été promises. Pendant quatre jours et quatre nuits l’attaque demeura aussi constamment acharnée que la défense se soutint héroïque.
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Plein de courage et de sang-froid, le capitaine Lelièvre ne cessa pas un instant de se montrer à la hauteur de la responsabilité qu’il avait acceptée. Après avoir consommé, dans la première journée, plus de la moitié de ses cartouches, il recommanda aux braves qui l’entouraient de ménager leurs munitions, et désormais de ne repousser les efforts de leurs adversaires qu’à la baïonnette. Le drapeau national, arboré sur l’humble redoute, a plusieurs fois son support brisé; sa flamme est lacérée par les balles, mais il est toujours relevé avec enthousiasme et comme un chevaleresque défi. Si le commandant de ce poste difficile fit preuve d’un dévouement sans bornes, disons-le aussi, il avait sous ses ordres des hommes dignes de le comprendre, et qui le secondèrent d’une manière admirable: l’intrépide lieutenant Magnien, qui n’abandonnait la brèche que pour donner des secours aux blessés; le sous-lieutenant Durand, et les sergents Villemot et Giroux qui se multiplièrent en quelque sorte pour se trouver partout en aide à leurs frères d’armes. Nous voudrions pouvoir rapporter tous les faits héroïques et isolés qui se sont accomplis durant ces quatre journées; mais, dans l’impuissance de tout dire, nous citerons seulement les deux passages suivants, extraits d’un bulletin du capitaine Lelièvre :
« Le 3, un peu avant la pointe du jour, je fis placer quinze hommes au-dessus de la porte pour la défendre, sous les ordres de M. le sous-lieutenant Durand. Avant de l’enfermer dans ce faible réduit, je lui serrai la main en lui disant : Adieu, il est probable que nous ne nous reverrons plus; car vous et vos hommes devez mourir en défendant ce poste. » M. Durand et ses hommes s’écrièrent: « Nous le jurons ! » Dans la soirée du 4, le capitaine Lelièvre, voyant que ses munitions allaient être épuisées, réunit les défenseurs de Mazagran autour de lui, et leur adressa cette courte et énergique allocution :
« Nous avons encore un tonneau de poudre presque entier et douze mille cartouches; nous nous défendrons jusqu’à ce qu’il ne nous en reste plus que douze ou quinze; puis nous entrerons dans la poudrière pour y mettre le feu, heureux de mourir pour notre pays. Vive la France ! Vive le Roi ! » La 10e compagnie accepta cette résolution glorieuse, et répéta le cri patriotique de son commandant.
Nous avons dit que les péripéties de cette belle défense avaient duré quatre jours et quatre nuits; un Arabe, qui a aussi rendu compte de ce siége mémorable, s’exprime ainsi: « On se battit quatre jours et quatre nuits. C’étaient quatre grands jours, car ils ne commençaient pas et ne finissaient pas au son du tambour ; c’étaient des jours noirs, car la fumée de la poudre obscurcissait les rayons du soleil; et les nuits étaient des nuits de feu éclairées par les flammes des bivouacs et par celles des amorces ».
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Dès l’apparition des Arabes, le chef de bataillon Dubarrail, qui commandait à Mostaganem, avait eu la pensée d’envoyer du renfort à Mazagran; mais la faiblesse de sa propre garnison ne lui avait pas permis de réaliser ce projet. Grandes furent donc les craintes et la consternation à Mostaganem tant que dura l’attaque de l’ennemi, et quoique le capitaine Lelièvre eût tenté de faire connaître à cette ville sa résistance, au moyen de plusieurs fusées qu’il avait lancées, le commandant Dubarrail, était cependant en proie aux plus cruelles inquiétudes sur le sort de sa 10e compagnie. Ces angoisses ne furent point diminuées lorsque, le 7 au matin, on vit que la plaine était déserte et que le plus grand silence régnait du côté de Mazagran. L’ennemi occupait-il cette ville, ou ce silence de mort était-il le présage de la destruction des Français qui avaient combattu ? La garnison de Mostaganem ne voulut pas prolonger davantage ce doute affreux: elle se dirigea aussitôt vers Mazagran. Avant d’y arriver, le drapeau qui flottait encore sur les murailles en ruines, lui apprit que ses défenseurs n’avaient point été vaincus, et elle put leur servir d’escorte triomphale en les ramenant à Mostaganem.
La 10e compagnie n’avait eu que trois hommes tués et seize blessés.
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Les 5 et 12 mars, d’autres attaques eurent lieu contre le camp du Figuier et en avant de Miserguin, à Ten-Salmet ; elles furent énergiquement repoussées par le colonel Yousouf. On réprima avec le même succès quelques actes de piraterie commis par des marins de Cherchell.
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