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Dès qu’il fut à portée de la voix, le général Bugeaud, lançant son cheval au galop, arriva sur l’émir en lui tendant cavalièrement la main; Abd-el-Kader la prit et la serra affectueusement; puis il demanda au général des nouvelles de sa santé. « Fort bien, lui répond celui-ci, et toi ? » Puis, pour abréger les longs préliminaires du cérémonial arabe, il met pied à terre et engage Abd-el-Kader à en faire autant. L’émir sauta à bas de son cheval avec une prestesse sans égale et s’assit immédiatement. C’était calcul de sa part, il voulait ainsi prouver aux siens sa supériorité. Le général s’aperçut de son intention et se plaça aussitôt auprès de lui. Alors une musique criarde et assourdissante, composée de hautbois et de tamtams, commença à préluder ; elle eût rendu tout entretien impossible, le général Bugeaud la fit retirer et engagea la conversation en ces termes :
« Sais-tu, qu'il y a peu de généraux qui eussent osé signer le traité que j’ai conclu avec toi. Je n’ai pas craint de t’agrandir et d’ajouter à ta puissance, parce que je suis assuré que tu ne feras usage de la grande existence que nous te donnons, que pour améliorer le sort de la nation arabe et la maintenir en paix et en bonne intelligence avec la France.
— Je te remercie de tes bons sentiments pour moi, répondit Abd-el-Kader; si Dieu le veut, je ferai le bonheur des Arabes; et si la paix est jamais rompue, ce ne sera pas de ma faute.
— Sur ce point, je me suis porté ta caution auprès du roi des Français.
— Tu ne risques rien à le faire; nous avons une religion et des mœurs qui nous obligent à tenir notre parole; je n’y ai jamais manqué.
— Je compte là-dessus, et c’est à ce titre que je t’offre mon amitié particulière.
— J’accepte ton amitié, mais que les Français prennent garde à ne pas écouter les intrigants.
— Les Français ne se laissent conduire par personne, et ce ne sont pas quelques faits particuliers, commis par des individus, qui pourront rompre la paix : ce serait l’inexécution d’un traité ou un grand acte d’hostilité. Quant aux faits coupables des particuliers, nous nous en préviendrons, et nous les punirons réciproquement.
— C’est très bien; tu n’as qu’à me prévenir, et les coupables seront punis. Je te recommande les Koulouglis qui resteront à Tlemcen.
— Tu peux être tranquille, ils seront traités comme les Hadars (les Maures). Mais tu m’as promis de mettre les Douers dans le pays de Hafra (partie des montagnes entre la mer et le lac Sebkha).
— Le pays de Hafra ne serait peut-être pas suffisant; mais ils seront placés de manière à ne pouvoir nuire ait maintien de la paix.
— As-tu ordonné, reprit le général Bugeaud après un moment de silence, de rétablir les relations commerciales à Alger et autour de toutes nos villes ?
— Non, je le ferai dès que tu m’auras rendu Tlemcen.
— Tu sais bien que je ne puis le rendre que quand le traité aura été approuvé par mon roi.
— Tu n’as donc pas le pouvoir de traiter ?
— Si, mais il faut que le traité soit approuvé cela est nécessaire pour ta garantie, car s’il était fait par moi tout seul, un autre général qui me remplacerait pourrait le défaire au lieu qu’étant approuvé par le roi, mon successeur sera obligé de le maintenir.
— Si tu ne me rends pas Tlemcen, comme tu le promets dans le traité, je ne vois pas la nécessité de faire la paix; ce ne sera qu’une trêve.
— Cela est vrai; ceci peut n’être qu’une trêve; mais c’est toi qui gagnes à cette trêve; car pendant le temps qu’elle existe je ne détruirai pas les moissons.
— Tu peux les détruire, cela nous est égal; et à présent que nous avons fait la paix, je te donnerai par écrit l’autorisation de détruire tout ce que tu pourras; tu ne peux en détruire qu’une bien faible partie et les Arabes ne manquent pas de grains.
— Je croîs que les Arabes ne pensent pas tous comme toi; car je vois qu’ils désirent bien la paix, et quelques-uns m'ont remercié d’avoir ménagé les moissons, depuis la Schika jusqu’ici, comme je l’avais promis à Amady-Sakal.
Ici Abd-el-Kader sourit d’un air dédaigneux, puis demanda combien il fallait de temps pour avoir l’approbation du roi des Français.
— Il faut trois semaines.
— C’est bien long.
— Tu ne risques rien moi seul pourrais y perdre.
Le lieutenant de l’émir, Ben-Arah, qui venait de s’approcher, dit alors au général :
— C’est trop long, trois semaines; il ne faut pas attendre cela plus de dix à quinze jours.
— Est-ce que tu commandes à la mer ? répliqua le général français.
— Eh bien, en ce cas, reprit Abd-el-Kader, nous ne rétablirons les relations commerciales qu’après que l’approbation du roi sera arrivée et quand la paix sera définitive.
— C’est à tes coreligionnaires que tu fais le plus de tort; car tu les prives du commerce dont ils ont besoin; et nous, nous pouvons nous en passer, puisque nous recevons par la mer tout ce qui nous est nécessaire. »
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Le général Bugeaud, ne voulant pas prolonger plus longtemps cet entretien, se leva brusquement; cependant Abd-el-Kader restait toujours assis et mettait une espèce d’affectation à échanger quelques paroles avec le général qui était debout devant lui. M. Bugeaud s’aperçut de l’intention, et prenant vivement la main de l’émir, il l’enlève en lui disant d’un ton familier « Parbleu, lorsqu’un général français se lève, tu peux bien aussi te lever, toi. »
Ainsi se termina cette entrevue, qui fut sans résultats car elle était sans but.
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