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Le brigade Monck d’Uzer reçut la
mission de garder le Mouzaïa. On y réunit et installa les blessés sous
des tentes. Le général en chef, avec le reste du corps expéditionnaire,
se dirigea sur Médéa. Les tribus étaient démoralisées; elles ne firent
plus que quelques rares et insignifiantes démonstrations. Le 22 au soir
on arriva devant Médéa; aussitôt les principaux habitants vinrent
donner au général les plus formelles assurances de la soumission
entière de la ville; en dehors des portes, sur toutes les hauteurs
voisines, on remarquait des groupes nombreux assis sur l’herbe, et dont
les gestes témoignaient du plaisir que leur causait notre arrivée. Le
général en chef, précédé des députations et escorté de deux bataillons,
entra dans la ville; le reste de l’armée bivouaqua sur les collines
environnantes.
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Médéa est une ancienne forteresse bâtie par les Romains sur la
partie supérieure d’un mamelon que bordent les affluents du Cheliff;
elle s’arrêta d’abord à moitié pente vers le sud, ainsi que l’atteste
le tracé de ses anciens remparts. Depuis, habitée par les diverses
races qui ont tour à tour dominé en Algérie, elle s’est étendue
jusqu’au pied même du mamelon. C’est ainsi qu’ont pris naissance la
haute et la basse ville. Dans sa partie basse, elle renferme une
fontaine très abondante où l’on reconnaît des traces de travaux
antiques. La ville haute manquait d’eau pour y remédier, les Romains
relièrent à leur citadelle, par un chemin incliné, une magnifique
source sortant avec une force extrême de dessous le rocher qui la
supporte. Un aqueduc construit en pierre et en brique y amène encore de
l’eau; en sorte que dans tous les quartiers on trouve des fontaines
abondamment approvisionnées.
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Un mur d’enceinte construit en pierre entoure Médéa de toutes
parts; il est percé de cinq portes que ne défend aucun ouvrage
extérieur; quelques meurtrières seulement, pratiquées à droite et à
gauche, permettent de faire feu sur ceux qui s’avanceraient pour
attaquer. Au-dessus de la porte du sud se trouve une batterie armée de
deux longues couleuvrines provenant des arsenaux espagnols. L’aspect de
Médéa est triste; les
maisons y sont construites en pierre, mais leur disposition intérieure
et extérieure est absolument semblable à celle des maisons d’Alger.
Dans la rue principale, qui la traverse en zigzag du nord au midi, sont
réunies les boutiques des détaillants; sur la place on remarque un café
mauresque d’assez joli aspect, et un fondouk, espèce de caravansérail
pour les marchands. La population ne dépasse pas sept à huit mille âmes
: elle se montra bienveillante et paraissait très laborieuse (Médéa est
située à onze cents mètres au-dessus du niveau de la mer; les chaleurs
de l’été y sont aussi excessives que le froid en hiver. Quoique les
orangers et les oliviers cessent de croître dans cette région, les
enviions de la ville n’en offrent pas moins des sites délicieux et des
cultures très variées le mûrier, le poirier, le peuplier, le cerisier
et la plupart des arbres d’Europe y viennent très bien; les vignes y
sont aussi en grande abondance, elles produisent d’excellent raisin et
forment une partie importante de la culture).
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Le général en chef occupa la résidence de Bou-Mezrag, maison
fort simple, dénuée d’ornements, n’ayant qu’un seul étage et ne se
distinguant des autres que par de plus larges proportions. Quant au
nouveau bey, Moustapha-Ben-Omar, il choisit une maison plus modeste; ce
qui n’empêcha pas les habitants de venir en foule lui offrir les
félicitations et les présents d’usage. Le lendemain, les boutiques de
Médéa furent ouvertes; tout le monde vaquait à ses affaires officiers
et soldats circulaient dans les rues, pêle-mêle avec les indigènes,
comme dans une ville de garnison située au cœur de la France.
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Depuis longtemps, les tribus voisines de cette capitale avaient
fait prévenir le général en chef qu’elles empêcheraient l’ancien bey de
se retirer dans les montagnes. En effet, la journée du 22,
Bou-Mezrag, ne sachant comment échapper aux Kabyles qui le menaçaient
déjà, se retira dans un marabout très vénéré, situé à quatre lieues de
Médéa, et qui jouit de grandes immunités; mais ne s’y croyant pas
encore en sûreté, il fit demander au général Clausel s’il consentirait
à le recevoir comme prisonnier de guerre. Un sauf-conduit lui fut
envoyé; et, dans la soirée du 23, il entra dans la ville, accompagné de
ses femmes, des divers membres de sa famille et d’une suite nombreuse,
mais sans armes.
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Bou-Mezrag était un homme de moyenne taille, assez replet, âgé d’environ soixante ans, d’une belle figure encadrée dans une magnifique barbe blanche; son regard était vif et sévère, son caractère hautain et irascible. Lorsqu’il se présenta devant le général en chef, il lui prit sa main et la baisa trois fois avec le plus grand respect, en disant à chaque fois « Pardonne-moi ! »
— Tu ne le mérites pas, lui dit le général, car tu as trahi tes serments.
— C’est vrai; j’ai commis là une grande faute; mais aussi cette faute ne t’a-t-elle pas procuré la gloire de me vaincre sur l’Atlas et de planter tes drapeaux triomphants sur les cimes les plus élevées de nos montagnes ?
Cette adroite réponse lui valut immédiatement son pardon; il fut seulement gardé à vue dans la maison qu’on lui assigna pour logement.
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La journée du 25 fut consacrée à l’installation du
nouveau bey, à qui fut adjoint un divan composé de notables de la
ville; on lui laissa douze cents hommes de troupes françaises, avec
quelques carions, soutenus par une milice composée des citoyens qui se
montraient les plus dévoués. Le lendemain 26, l’armée
opéra son mouvement de retour sur Alger en suivant exactement le même
chemin qu’elle avait pris en allant. La brigade Hurel formait
l’avant-garde, les bagages marchaient au centre, et le général Achard
était à l’arrière-garde avec les bataillons du 14e et du 37e de ligne.
L’ex-bey, magnifiquement vêtu, monté sur un superbe cheval, et placé au
milieu d’un détachement de gendarmerie, s’avançait suivi de ses
janissaires sans armes, qui marchaient derrière lui la tête basse.
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On arriva au col de Mouzaïa sans avoir rencontré un seul
ennemi; toutes les tribus avaient arboré en signe de paix de petits
drapeaux blancs gardés chacun par quatre hommes. La ferme de l’Aga
n’avait essuyé aucune insulte ; mais, en approchant de Blida, on apprît
que la garnison de cette ville, forte à peine de huit cents hommes,
avait été sérieusement attaquée par les Kabyles sous les ordres du
farouche Ben-Zamoun. Ils étaient déjà parvenus à pénétrer dans quelques
quartiers, déjà deux de leurs drapeaux flottaient sur le mur
d’enceinte, lorsque le colonel Rulhières, qui commandait la place,
envoya deux compagnies de grenadiers pour les prendre en queue. Surpris
par cette attaque imprévue, les assaillants crurent avoir affaire à
toute l’armée française qui revenait de l’Atlas; le moutzelein de la
grande mosquée contribua à les confirmer dans cette erreur en leur
criant: « Voici les Français ! » Aussitôt, cédant à la peur, ils se
prirent à fuir vers la Mitidja. Là, pour couronner cette journée par un
exploit digne de leur férocité, ayant rencontré un détachement de
cinquante artilleurs qui allaient chercher des munitions à Alger, ils
les massacrèrent sans pitié.
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Lorsque la colonne expéditionnaire entra dans la ville, tout y était encore dans une grande agitation : l’eau des ruisseaux était teinte de sang, les cadavres encombraient les rues, plusieurs maisons étaient détruites ou incendiées, et les habitants désolés couraient de côté et d’autre, à la recherche de ceux des leurs qui avaient disparu au milieu de cette horrible confusion. Après avoir visité en détail tous les quartiers, ainsi que les approches de la place, et reconnu qu’il n’y avait aucun avantage à l’occuper, le général donna l’ordre de reprendre la route d’Alger. Une grande partie des habitants de cette malheureuse cité, redoutant les Kabyles, qui les avaient si souvent pillés et maltraités, demandèrent à suivre l’armée : cette permission leur fut accordée. Touché de leurs souffrances, on mit à la disposition de ces infortunés les mulets de bât et les prolonges que ne réclamaient pas les besoins du service.
Ce n’était plus une armée, mais une véritable caravane.
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Un
petit nombre d’Arabes vinrent encore inquiéter nos derrières; mais
quelques coups de canon suffirent pour les disperser. Le 29, les
brigades Monck d’Uzer et Hurel, sous les ordres du général Boyer,
rentrèrent dans leurs cantonnements; le général en chef avec la brigade
Achard reconnut les divers affluents du Mazafran qui traversent la
plaine de la Mitidja, parcourut ensuite le Massif et rentra enfin, le
30, à Alger, aux acclamations de toute la population. On croyait que
cette expédition et la capture du chef des insurgés suffiraient pour
réduire l’insurrection et pacifier la province; mais on ne connaissait
pas encore l’opiniâtreté du caractère arabe.
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L’expédition de Médéa fut, sans contredit, sagement conçue,
très habilement conduite; elle imposa aux tribus insurgées, et fit
refluer derrière l’Atlas et au delà des frontières du Maroc les
auxiliaires coalisés; mais ce n’était encore là que le commencement de
tout ce qu’il y avait à faire pour assurer la domination.
L’indécision de la métropole, les troubles intérieurs qui agitaient la
France, le danger imminent d’une guerre générale, détournèrent de
l’Algérie l’attention du gouvernement, qui laissa sans aucun résultat
ce premier acte de vigueur. Les peuplades des environs de Médéa, voyant
que l’armée française ne sortait pas de ses cantonnements, vinrent
attaquer la place. Le brave colonel Marion, qui la défendait, fit
créneler les murs d’enceinte, et tint tête pendant les journées des 27,
28 et 29 novembre à un nombre décuple de Kabyles. Pendant ces trois
jours, les habitants de la ville firent preuve d’un grand dévouement,
et, de son côté, le nouveau bey déploya un courage qui lui mérita la
reconnaissance de ses alliés. Tous ces efforts furent inutiles; le
fruit de la campagne était radicalement perdu.
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Dans le mois de décembre, de nouvelles troupes furent envoyées
à Médéa pour ravitailler la garnison; mais cette expédition ne servit
qu’à montrer l’énergie de nos soldats et comment ils supportaient les
fatigues de la marche, durant cette saison si rigoureuse, dans les pays
de montagnes. Enfin, Médéa fut abandonné le 4 janvier. Par une triste
fatalité, dès les premiers jours de la conquête, des circonstances
contraires venaient sans cesse détruire les entreprises qui avaient
pour but de la consolider. Obligé de renvoyer en France une partie des
troupes, le général en chef dut concentrer le petit nombre de celles
qui lui restaient, et chercher dans les ressources de la diplomatie ce
que la force des armes ne pouvait lui procurer.
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Nous avons vu que la prise d’Alger avait été dans le beylick
d’Oran le signal d’une insurrection des populations arabes contre les
Turcs. Pressé entre deux ennemis, Hassan Bey avait préféré se jeter
dans les bras de la France, espérant que nous serions assez puissants
pour le préserver des dangers d’une abdication devenue inévitable.
Quelques jours après lui avoir accordé cette protection, M. de Bourmont
fut obligé de la lui retirer, et depuis rien n’avait été tenté pour le
secourir. Cependant la situation devenait chaque jour plus critique, et
les instances du bey plus pressantes. Ce n’étaient pas seulement les
Arabes de la province qui couraient aux armes; un ennemi plus
redoutable l’empereur du Maroc, le menaçait. Déjà une armée sous les
ordres du neveu de ce prince s’était emparée de Mascara sans la moindre
opposition. La ville de Tlemcen ne tarda pas à être occupée; mais trois
mille Turcs et Koulouglis, renfermés dans le mechouar (citadelle),
parvinrent à s’y maintenir pendant que des émissaires du chérif
parcouraient la province, cherchant à soulever les populations en
faveur de leur maître. (Nous regrettons vivement qu’avant et depuis la
conquête d’Alger, le gouvernement français n’ait pas songé sérieusement
à s’assurer les bonnes dispositions du Maroc. Comme chef reconnu de
l’islamisme, l’influence de l’empereur est grande dans le Maghreb, et
cette alliance aurait pu nous préserver de la plupart des insurrections
qui sont venues arrêter les progrès de notre établissement. En
consultant les rapports diplomatiques qui ont existé pendant trois
siècles entre la France et cet état, on verra qu’il n’eût pas été
impossible de rallier le Maroc à nos intérêts, et de nous en faire un
puissant auxiliaire.)
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