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Le 5 juillet, au matin alors que dans le camp français tout le monde s’apprêtait à relever par une brillante tenue la solennité qui avait été annoncée, un envoyé du dey venait encore implorer du général en chef un nouveau délai. Mais les ordres les plus précis avaient été donnés la veille pour que l’armée opérât sans retard sa concentration sur Alger c’eût été commettre une faute grave que de contremander ce mouvement. D’ailleurs, on avait fait au vaincu toutes les concessions possibles; il fallait donc que la capitulation s’accomplît. « Au reste, a dit le général en chef à l’envoyé du dey, si votre maître n’est pas satisfait des avantages qui lui ont été accordés, qu’il retire sa signature. Vous le voyez, tout ici s’apprête à canonner la Casbah. » En effet, le général La Hutte, craignant une surprise, avait mis à profit la nuit du 4 au 5 pour ouvrir de nouvelles tranchées et s’approcher de la place. Au moment où l’envoyé du dey cherchait encore à négocier, une batterie se dressait à quatre cents mètres de la Casbah. La réponse du général en chef fut donc considérée comme définitive, et Hussein ne songea plus qu’à exécuter la capitulation.
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A onze heures, les trois divisions de l’armée française se mirent en marche pour prendre possession des différents postes qui leur avaient été assignés. La Porte Neuve, qui était la plus rapprochée des attaques, fut choisie pour l’entrée triomphale; le général Achard, avec sa brigade, devait occuper la porte Bab-el-Oued et les forts qui l’avoisinent; le général Berthier de Savigny, le fort Bab-Azoun et les différents postes de la Marine, car l’escadre, depuis la canonnade du 3, était tenue au large par les vents contraires.
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Le chemin qui conduit du fort l’Empereur à la Porte Neuve est étroit, encaissé, rocailleux; il se trouvait, en outre, obstrué par des boulets, des éclats de bombes et des débris de toute espèce, au milieu desquels les chevaux et les roues des caissons demeuraient sans cesse engagés. Une batterie de campagne, ouvrait la marche ; venaient ensuite les sapeurs du génie, l’une des gloires les plus éprouvées de l’armée française; puis le 6e régiment de ligne, qui, par son numéro d’ordre, formait tête de colonne de la deuxième division. Ces troupes devaient occuper la Casbah. Le général en chef, entouré d’un nombreux état-major, escorté d’un escadron de chasseurs dont les lances et les shakos étaient ornés de branches de myrte et de laurier, s’avançait ensuite, au bruit des fanfares guerrières. Le ciel était d’une limpidité extrême, et des flots de lumière se jouant à travers toutes ces masses d’hommes et de chevaux, rehaussaient l’éclat de leurs armes et la couleur variée de leurs uniformes. Officiers et soldats partageaient l’ivresse de leur général; tous savouraient à longs traits les délices de cette journée. Cependant, lorsque l’on fut près des remparts, un profond sentiment de tristesse remplaça ces élans de bonheur là se trouvaient, entassés pêle-mêle, les cadavres horriblement mutilés des prisonniers français que les Arabes avaient faits pendant la durée du siége; leurs membres étaient déchirés et les têtes séparées du tronc. C’était un spectacle affreux. Les drapeaux s’inclinèrent devant ces glorieuses dépouilles, les tambours roulèrent la marche funèbre, et l’armée défila au port d’armes; enfin on franchit la Porte Neuve.
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Ici, les difficultés du chemin augmentèrent de la Porte Neuve à la Casbah, ce n’est plus qu’une étroite ruelle, bordée de mauvaises bicoques, bâties sans alignement, et où trois hommes pouvaient à peine passer de front. Les essieux de l’artillerie renversaient à chaque instant des pans de muraille, et ces démolitions imprévues obstruaient la marche de la colonne. Pendant que l’on était occupé à déblayer la voie, le colonel Bartillat, chargé de faire le logement du quartier général, surmontant tous ces obstacles, s’avança avec un faible détachement vers la Casbah. Aussitôt qu’on le vit approcher de l’enceinte, le dey, qui s’y trouvait encore, en sortit précipitamment; ses domestiques maures et les esclaves nègres imitèrent son exemple, emportant tout ce qui leur tombait sous la main, et laissant échapper dans leur Fuite la plupart des objets qu’ils enlevaient; si bien, qu’en un clin d’œil l’entrée de la Casbah et ses abords semblaient avoir été livrés au pillage. Les Juifs profitèrent seuls de cette panique; ils recueillirent ces épaves avec une avidité extrême. Les soldats s’emparèrent bien de quelques objets, mais moins à cause de leur valeur intrinsèque que de leur bizarrerie.
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Dans ses autres quartiers, Alger était loin de présenter l’aspect triste et désolé d’une ville où la victoire vient d’introduire l’ennemi. Les boutiques étaient fermées, mais les marchands, assis tranquillement devant leurs portes, semblaient attendre le moment de les ouvrir. Ni l’harmonie d’une musique qu’ils n’avaient jamais entendue, ni l’éclat du triomphateur ne firent impression sur les Algériens. Assis ou couchés sur des bancs de pierre, ils ne se retournaient même pas pour voir défiler nos troupes. Dans les faubourgs, on rencontrait des Arabes montés sur leurs ânes ou conduisant leurs chameaux, qui faisaient signe aux détachements français de les laisser passer, en criant de toute leur force : Balak ! Balak ! Gare! Gare! Cet imperturbable sang-froid s’expliquait par la confiance que notre parole leur inspirait. En effet, tous les habitants d’Alger savaient que la capitulation garantissait à chacun l’inviolabilité de ses propriétés, le respect des femmes, la sûreté individuelle; n’ayant rien à craindre, ils n’éprouvaient que de l’indifférence pour les nouveaux venus. Seuls les Maures et les Koulouglis, les Juifs surtout, accueillirent notre arrivée avec joie, car ils espéraient que la longue oppression des Turcs allait faire place à un régime meilleur. Quelques musulmanes voilées se laissaient entrevoir, à travers le grillage épais de leurs balcons; les Juives, plus hardies, garnissaient les terrasses de leurs demeures, sans paraître surprises du spectacle nouveau qui s’offrait à leurs yeux. «Nos soldats, au contraire, dit le commandant Pélissier, jetaient partout des regards avides et curieux, car tout faisait naître leur étonnement dans une ville où leur présence seule semblait n’étonner personne. »
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Les portes Bab-Azoun et Bab-el-Oued, les forts qui leur correspondent et les batteries de la côte furent occupés en même temps que la Porte Neuve et la Casbah. Nulle part on ne rencontra des janissaires; sur aucun point la garnison turque n’avait laissé de postes. Les miliciens célibataires s’étaient retirés dans les casernes; ceux qui étaient mariés avaient cherché asile dans les habitations de leurs familles. Malgré cet abandon, jamais ville en Europe ne fut occupée avec plus d’ordre. Le quartier général s’établit, ainsi que nous l’avons dit, à la Casbah; un bataillon seulement de la division Loverdo et quelques compagnies d’artillerie en formèrent la garnison. Deux autres bataillons de cette division s’installèrent près de la porte Bab-Azoun ; le reste campa près de la Porte Neuve et autour du château de l’Empereur. Une partie de la brigade Achard forma la garnison du fort Bab-el-Oued et de celui des Anglais; l’autre campa dans les terrains environnants. Le fort Bab-Azoun fut occupé par un bataillon de la division d’Escars; le deuxième régiment de marche avait pris position une demi lieue en avant, sur les bords de la mer. Les autres corps de cette division étaient répartis sur les hauteurs qui dominent la plage orientale. Les sapeurs du génie et la plus grande partie des canonniers furent logés dans les bâtiments de la Marine.
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Le premier soin des chefs qui occupèrent les postes de la Marine fut de se rendre au bagne, pour en faire sortir les esclaves chrétiens. C’était un vieux et sombre édifice qui, si l’on en croit la tradition, avait été autrefois une chapelle catholique. On n’y trouva que cent vingt-deux prisonniers, dont quatre-vingts appartenaient aux équipages du Sylène et de l’Aventure, les autres étaient des soldats français tombés récemment aux mains des Algériens, et sauvés par les Turcs du yatagan des Kabyles ; il y avait aussi quelques Génois et un petit nombre de Grecs. La plupart des prisonniers qui sortirent de cet affreux séjour ressemblaient plutôt à des spectres qu’à des êtres vivants; on éprouvait un sentiment douloureux envoyant leur démarche incertaine, lente et pénible. Plusieurs de ces malheureux avaient, à force de souffrances, perdu la raison; d’autres n’y voyaient presque plus; quelques-uns étaient tout à fait aveugles. Les capitaines du Sylène et de l’Aventure, admis auprès du général en chef, avaient déjà donné quelques détails sur le traitement des prisonniers en général; et voici comment ils résumèrent les différentes phases de leur propre captivité. « Le dey nous envoya, en arrivant, les objets que réclamaient nos premiers besoins; mais l’apparition de la flotte française dans la baie modéra tout à coup à notre égard les élans de sa générosité. Notre captivité devint plus dure quand il apprit le débarquement à Sidi Ferruch. Depuis lors, chacun des progrès de l’armée nous fut indiqué par un redoublement de mauvais traitements et de clameurs populaires. Le consul de Sardaigne, dans ces moments difficiles, acquit des droits à notre reconnaissance par le zèle et le dévouement dont il fit preuve à notre égard. Mais bientôt l’imminence de la catastrophe rappela Hussein à des sentiments de douceur et de clémence auxquels nous n’étions pas accoutumés, et nous devinâmes, à cette recrudescence de bons procédés, le triomphe prochain de l’armée française. »
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A peine les différentes divisions eurent-elles occupé leurs postes respectifs, que tout changea de face dans Alger et les environs de la ville. Les préjugés des musulmans s’opposaient à ce qu’on fît loger les troupes dans les maisons particulières; aussi observa-t-on rigoureusement tout ce qui avait été prescrit à cet égard dans la capitulation. Nos soldats ne franchirent le seuil d’aucune habitation privée; des sentinelles ou simplement des consignes écrites suffirent pour empêcher l’accès des mosquées. Disons-le à la gloire de l’armée française, sa modération et sa retenue prouvèrent au monde civilisé qu’elle comprenait parfaitement la haute mission qui venait de lui être confiée. Les brigades qui étaient entrées dans la ville établirent leurs bivouacs sur les places, sans que leur présence excitât la moindre alarme parmi les habitants. Dans les bivouacs de l’extérieur, la scène était encore plus pittoresque et plus animée. Ici, les soldats avaient pour tentes des palmiers, ou de larges platanes, ou bien des haies de laurier-rose et d’aubépine. Une fraîcheur délicieuse, entretenue par des sources d’eau vive, régnait sous tous ces ombrages, tandis que la fumée grise et vaporeuse des cuisines, qui s’échappait à travers ces masses touffues, produisait avec le beau vert du feuillage et l’azur des cieux un piquant contraste. Les bivouacs étaient remplis d’Arabes qui venaient offrir à nos soldats des légumes, des œufs, des volailles. Ils s’étonnaient qu’on leur en offrît le paiement, et quand ils avaient reçu l’argent ils se prosternaient.
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Aussitôt après son entrée dans la Casbah, le général en chef fit chanter le Te Deum pour remercier Dieu de la victoire qu’il venait d’accorder aux armes de la France. Les aumôniers de Combret, Bertrand, Gabrielli, Isacharus et Dopigez, qui, pendant toute la durée du siége, avaient prodigué des consolations aux mourants et aux blessés, célébrèrent ces solennelles actions de grâces, car la prise d’Alger par les Français assurait à la fois sur la terre d’Afrique le triomphe du christianisme. Avec quelques coffres tirés des appartements du dey on forma un autel, et la grande cour du palais servit de sanctuaire.
Ce devoir religieux accompli, M. de Bourmont adressa à l’armée l’ordre du jour suivant :
« SOLDATS,
La prise d’Alger était le but de la campagne. Le dévouement de l’armée a devancé l’époque où il semblait devoir être atteint ; vingt jours ont suffi pour la destruction de cet état dont l’existence fatiguait l’Europe depuis tant de siècles. La reconnaissance de toutes les nations civilisées sera pour l’armée d’expédition le fruit le plus précieux de sa victoire. L’éclat qui doit en rejaillir sur le nom français aurait largement compensé les frais de la guerre, mais ces frais même seront payés par la conquête. Un trésor considérable existe dans la Casbah; une commission composée de M. l’intendant en chef de l’armée, de M. le général Tholosé et de M. le payeur général, est chargée par le général en chef d’en faire l’inventaire; dès aujourd’hui elle s’occupera de ce travail sans relâche, et bientôt le trésor conquis sur la régence ira enrichir le trésor français.
Le comte DE BOURMONT. »
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Le 6 juillet, vers midi , le vaisseau la Provence vint mouiller sous les murs d’Alger; les autres bâtiments de l’armée navale, partagés en deux divisions, sous le commandement du contre-amiral Rosamel et du capitaine de vaisseau Perrier, croisèrent à l’ouest des baies d’Alger et de Sidi Ferruch. Le premier soin de l’amiral fut de reconnaître le matériel qui se trouvait clans le port il se composait d’une frégate et d’une corvette hors de service, de sept bricks on goélettes, et d’un grand nombre de chebeks. Les magasins contenaient des bois, de la toile et des cordages en abondance; en outre, il y avait sur chantier une belle frégate. Les fortifications du Môle étaient bien plus considérables que celles de la Casbah; trois cents bouches à feu formaient leur armement. Cet immense matériel fut reconnu et inventorié avec soin. On démolit la frégate ainsi que la corvette hors de service, pour fournir du combustible aux soldats; quatre bricks furent mis en disponibilité, et à l’aide des chebecs on établit une communication entre le port et l’escadre.
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