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De l’Intérêt de la République d’Alger, avec les Puissances d’Afrique du Nord, & avec les Princes Chrétiens
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Les puissances voisines du royaume d’Alger sont les rois de Maroc & le bey de Tunis. Il est d’un intérêt essentiel à cette république d’entretenir une bonne paix & intelligence avec ces deux états, en maintenant pourtant son autorité. Premièrement parce que tous les pays de la dépendance d’Alger sont peuplés par des arabes & des maures, auxquels la domination des turcs est insupportable, & qui sont naturellement portés d’inclination pour le roi de Maroc & le bey de Tunis, qui sont maures. En second lieu, parce que le gouvernement d’Alger étant en guerre avec ses voisins, est obligé d’employer la meilleure partie de ses troupes pour soutenir ses droits. Non seulement il ne peut tirer les garames ou tailles ordinaires, ni armer les vaisseaux pour la course; mais il y a encore de continuelles inquiétudes pour le salut de la ville & du royaume, qui n’est peuplé que de maures, ayant ainsi l’ennemi dedans & dehors.
Comme les turcs en connaissent très bien les conséquences, ils tiennent les maures si bas, & les traitent avec tant de hauteur. Nous en avons deux exemples dans les dernières guerres, que Chaban dey a eues à la fin du dernier siècle avec Muley Ismaël chérif roi de Maroc, & avec Mehemed bey de Tunis.
La première vint de ce que le roi de Maroc avait plusieurs fois insulté les algériens, & les avait traités avec peu de ménagement & même avec hauteur. Chaban dey résolut d’aller en personne s’en venger. Il partit avec 6 000 turcs de sa milice, & environ 4 000 maures. Il entra dans le royaume de Fez, où le roi de Maroc vint aussi en personne à la tête de 60 000 hommes. Les algériens bâtirent & taillèrent en pièces l’avant garde de cette nombreuse armée, qui prit l’épouvante & se débanda. De sorte que le roi de Maroc voyant la lâcheté de ses troupes & le succès des algériens, & désespérant de les rallier, fut obligé de demander la paix.
Le dey d’Alger y consentit, à condition qu’avant que de rien conclure les troupes se retireraient de part & d’autre, & que Muley Ismaël envoierait son fils aîné, à Alger avec des présents considérables pour en faire les propositions dans le Divan, ce qui fut exécuté & la paix fut signée. Le dey était charmé de finir au plus tôt une guerre qu’il aurait continuée sans doute avec succès sans la crainte du soulèvement des maures, habitants du royaume d’Alger.
La guerre qu’il eut avec les tunisiens vint de ce que Mehemed bey de Tunis, suivant la véritable maxime de ses intérêts, abaissait extrêmement les turcs qui étaient dans son royaume, chassant les uns, faisant mourir les autres, & affaiblissait aussi peu à peu le parti turc, ne se servant d’ailleurs que des maures tant en campagne que dans les garnisons, & entretenant toujours beaucoup de correspondance avec le roi de Maroc.
Chaban dey d’Alger en conçut une extrême jalousie, & jugea que ces puissances unies pourraient un jour accabler la république d’Alger, & remettre ce royaume sous la domination des maures. Il prit la résolution de les prévenir. Il envoya des troupes suffisantes sur les frontières du royaume de Fez, pour empêcher aux troupes de Muley Ismaël l’entrée du royaume d’Alger. Après quoi, sous prétexte de vouloir protéger Ben-Chouquer beau-frère de Mehemed bey de Tunis, il fit des préparatifs de guerre. Mehemed bey sur la nouvelle qu’il en eut, se mit en campagne à la tête de 25 000 hommes bien armés. Il fit traîner dix-huit pièces de canon de fonte, & fit faire des tentes fort magnifiques. Il arriva aux frontières d’Alger & se proposa d’envahir tout le pays, aidé par les maures algériens, sur le secours desquels il comptait, pour mettre ce royaume en la puissance des maures, & en exterminer les turcs. Chaban dey se mit en campagne avec 3 000 hommes seulement de sa milice, 500 de celle de Tripoli, qui étaient venus pour cette occasion, & environ 1 500 maures. Il attaqua l’armée de Tunis, la battit & la mit en déroute, prit tout ses canons & ses tentes, & eut la hardiesse avec si peu de monde de traverser cent lieues de pays ennemi, & d’aller mettre le siège devant Tunis, où Mehemed bey s’était réfugié avec ses troupes. Chaban dey resta cinq mois devant cette place, pendant lesquels il fit venir un secours de troupes par mer, tant d’Alger que de Tripoli, & obligea enfin Mehemed bey de fuir, & d’abandonner son royaume, sa femme & ses esclaves. Le dey d’Alger entra dans Tunis en conquérant, & ses troupes y commirent des désordres épouvantables. Il y établit Ben-Chouquer pour bey, & revint triomphant avec 200 000 piastres de butin, un grand nombre d’esclaves chrétiens, & des meubles, & des joyaux montant à des sommes considérables.
Il y eut un autre exemple à Tripoli, de la supériorité des turcs à l’égard des maures. Le bey de Derne s’étant révolté & mis à la tête de 2 000 maures, le dey de Tripoli marcha avec 700 hommes de milice turque seulement, le battit & l’obligea de venir lui-même à Tripoli apporter la garame double, & demander pardon & miséricorde à toutes les puissances: terrible effet de la subordination des maures à l’égard des turcs.
Cette faiblesse ne doit pas être trouvée étrange, si l’on considère qu’un sujet des turcs est obligé de souffrir les injures, les crachats, les soufflets & plusieurs mauvais traitements semblables, sans oser se venger & même sans se plaindre; que les plus riches marchands maures sont obligés de faire place partout au plus misérable soldat, & que la moindre désobéissance est sûrement punie personnellement ou par la bourse, les pères & les mères étant taxés pour leurs enfants que l’âge peut excuser. Ce qui fait que les pères & les mères leur prêchent dès la mamelle un respect infini pour les turcs, que les enfants croient des dieux, ou tout au moins des hommes invincibles & nécessairement leurs seigneurs & leurs maîtres.
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De l’Intérêt de la République d’Alger avec les Princes Chrétiens
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Toutes les raisons d’état & de politique concourent à engager la république d’Alger d’entretenir une guerre continuelle avec tous les princes chrétiens, même avec la France & l’Angleterre. Il n’y a qu’une seule raison, qu’on expliquera dans la suite, qui oblige les algériens à ne pas la rompre. La guerre est très nécessaire aux algériens, parce que les prises sont les plus solides, & les plus considérables revenus du gouvernement, lorsqu’elles abondent, tant à cause de marchandises, des agrès des bâtiments, qu’à cause des esclaves.
Le profit que trouve chaque soldat embarqué, engage les autres à aller en course; ainsi la milice des vaisseaux se fortifiant de plus en plus, les bâtiments corsaires se font craindre de même, & sont mieux en état de faire des prises. Une autre raison est que le gouvernement d’Alger, suivant ses constitutions fondamentales, bien loin de perdre par la guerre, profite au contraire beaucoup, par des endroits qui portent un grand préjudice aux autres états.
Une des principales lois de l’Etat étant que la république ne doit jamais perdre ses forces, lors-qu’un bateau corsaire est perdu ou pris par les ennemis, les armateurs propriétaires de ce vaisseau sont obligés de le racheter, ou d’en faire construire un de même force, dans le temps qui leur est prescrit par le dey, qui se règle suivant le bien & les facultés des pro¬priétaires.
Lorsqu’un turc ou maure est fait esclave par quelque accident que ce soit, même en combattant pour l’Etat, il est censé mort à la république, lors-qu’il n’a ni enfant ni frère, ce qui est assez ordinaire pour les turcs, qui sont gens venus du Levant sans aucune suite; alors le dey s’empare de tous les biens meubles & immeubles, & les fait vendre au profit du gouvernement. Lorsque ses sujets reviennent d’esclavage au moyen de leur industrie ou de quelque manière que ce soit, il en est quitte en leur donnant une année de sa paye qu’ils avaient avant leur captivité, pour se munir des armes nécessaires.
Le gouvernement profite même dans un bombardement, d’autant que toutes les maisons appartenant à des coulouglis ou à des maures, qui sont démolies, doivent être rebâties dans l’année par les propriétaires; & lorsque quelqu’un n’est pas en état de le faire, la république s’empare aussitôt de la place & des matériaux, & fait vendre le tout à son profit. Ces raisons étant bien attentivement considérées, on ne doutera pas que la guerre ne soit tout à fait l’intérêt des algériens. La milice étant fort mutine, séditieuse, très difficile à gouverner, & faisant tout sans réflexion, le mauvais succès & la perte de leurs camarades les émeut, quand même elle aurait engagé le gouvernement à entrer en guerre. Ces émotions ne se passent jamais sans qu’il en coûte la tête au dey, y ayant toujours quelque faction qui profite des troubles pour se venger du dey, & pour en mettre un autre à sa place. Ainsi l’intérêt particulier du dey le porte toujours à entretenir la paix avec plusieurs princes chrétiens, quoi qu’il soit toujours le premier à menacer de guerre par politique seulement, & afin qu’on, ne lui impute ni crainte ni lâcheté.
Nous en avons deux exemples dans les dernières guerres avec la France. Le premier bombardement coûta la tête à Hassan dey, & le second causa la fuite de Mezomorto pacha, & d’Ibrahim dey.
Il n’en fut pas de même dans la guerre qu’ils eurent avec les anglais, car quoique ces derniers eussent pris sur les algériens vingt-six bâtiments corsaires, la milice s’en consola par 350 bâtiments marchands qu’elle prit sur les anglais, ce qui lui apporta un bénéfice considérable. Et jamais la régence d’Alger n’eut fait la paix avec l’Angleterre, sans la guerre qui lui survint avec la France, au commencement de laquelle les anglais achetèrent la paix par argent & par quantité de munitions de guerre, dont la république avait besoin dans cette conjoncture, considérant bien de quelle conséquence, la paix avec Alger est au commerce de la Grande-Bretagne.
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