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Le chapitre contiendra une récapitulation des statuts, lois, mœurs & usages des turcs qui gouvernent le royaume d’Alger, suivant ce qui a été rapporté dans les différents chapitres, & quelques réflexions sur les idées désavantageuses qu’on a généralement de ces peuples, dont la plupart ne doivent être attribuées qu’aux préjugés à leur égard, & à l’ignorance de ce qui s’y passe. Les peuples de la Barbarie, que l’on croit naturellement cruels & inhumains, sont véritablement fort grossiers & ignorants. La plupart n’ont pour guides que les coutumes de leurs ancêtres & la superstition; & ils nous paraissent d’autant plus sauvages, & plongés dans les ténèbres de l’ignorance, que nos sommes instruits, ou que du moins nous avons lieu de nous instruire sur toutes sortes de sujets. Si l’on fait réflexion aussi, que les turcs qui gouvernes ce royaume, sont la plupart des gens grossiers, mal élevés, de la lie du peuple & des proscrits, on avouera avec franchise, qu’il y a du bon, comme il y a du mauvais dans leur administration & dans leur conduite; ce qui est inévitable dans tous les gouvernements, quelques soins que prennent les souverains ou les chefs des républiques pour gouverner les États suivant les principes de la religion, de la sagesse, & de la prudence.
Les algériens ne connaissent point ce que nous appelons politesse & politique; & ils n’en ont que ce que la nature leur en a donné, sans étude ni réflexions. Ils les nomment fourberie des chrétiens. Ne devons nous pas avouer qu’ils n’ont point tout à fait tort ? Ces deux belles & éminentes qualités, dans lesquelles nous faisons consister l’homme, & dont la plupart font toutes leurs études, ne font-elles pas disparaître ou changer à tout moment, & ne composent-elles pas l’art de tromper de propos délibéré & avec perfidie ?
Je me souviens, à ce sujet, qu’un consul étant arrivé à Alger, venant de la brillante cour de son prince; & encore tout rempli de la politesse qui y règne, alla un premier jour de l’an voir Baba Ali dey, lui fit des compliments plus qu’à l’ordinaire, & lui dit, qu’il souhaitait un long règne, une santé par¬faite, beaucoup de prospérité, & qu’il surmontât ses envieux & ses ennemis. Ali dey l’interrompit & lui dit: consul, c’est assez mentir, retranche tes compliments; je n’en veux point. Quand tu m’as fait le salut ordinaire, cela suffit, venons aux affaires, & avoue que tu ne penses pas ce que tu me dis de si flatteur. Car je sais bien que les chrétiens souhaitent tous notre ruine, comme nous souhaitons la leur, chacun désirant défendre sa religion, d’augmenter ses forces & ses richesses; ainsi ne flatte des musulmans que ceux qui aiment la flatterie & le mensonge, & même ceux qui t’y contraindront en mettant leurs bonnes grâces à ce prix.
Tu es sauvage dans ce pays, & tu dois être bien aise que je te donne cet avis pour toujours. Le consul profita de cet avis, mais il donna dans un autre excès il ne parla plus à Ali dey qu’avec hauteur, avec mépris & avec menaces, & cette conduite lui attira des désagréments, qu’il aurait pu éviter par la modération, & en suivant le conseil & l’exemple de ses confrères.
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Cette politesse & cette politique à part, examinons les vices qu’on impute aux algériens, & les défauts qu’on attribue à leur gouvernement, pour voir s’il n’y a point de communs avec ceux des nations les plus polies, & qui se croient les mieux policées.
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I.- L’on objecte que les turcs qui gouvernent le royaume d’Alger sont des bandits, qui l’ont enlevé aux naturels du pays, par la trahison, par la force & par le crime; qu’ils y maintiennent leur pouvoir par la tyrannie; & qu’un État gouverné par de telles gens, ne peut-être que très défectueux.
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II.- Il est vrai que la force & la violence ont fait l’origine de ce gouvernement, & que les turcs ont employé ce moyen pour le conserver pendant plusieurs siècles : mais combien d’empires, de royaumes & de républiques se sont élevés de la même manière depuis le commencement du monde. Ce serait un grand ouvrage que d'en faire l’énumération des États établis ou conquis par la force, par le crime & l’usurpation. Pour peu qu’on lise l’histoire on en sera bien convaincu, & à présent même il y a des souverains que les uns regardent comme légitimes,& d’autres comme de vrais usurpateurs des États qu’ils possèdent.
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III.- On dit que las arabes & les maures de Barbarie sont des brigands, des voleurs & des misérables, qui détroussent les voyageurs chrétiens, les tuent ou les font esclaves, & qu’ils pillent les navires qui font naufrage sur leurs côtes, même ceux des turcs, lorsque les premiers sont les plus forts.
Je suis d’accord, quand aux voyageurs détroussés, tués ou faits esclaves. Les arabes & les maures ayant été subjugués alternativement par les chrétiens & par les turcs, sous la domination desquels ils sont resté, tous leurs biens leur ayant été enlevés, se voyant traités durement, & tenus dans l’abjection & la misère, ils se croient en droit d’user des représailles lorsqu’ils en ont l’occasion & la force ; mais c’est là plutôt un vice de ces peuples, causé par la pauvreté & le désespoir, qu’un défaut du gouvernement des puissances. Doit-ons’en étonner, puisque dans les États les mieux policés, il n’y manque pas de voleurs & d’assassins, qui affrontent les supplices les plus affreux ? Les Pyrénées n’ont-elles pas leurs Miquelets, les Alpes leurs Montagnards ? La Sardaigne & la Corse ne sont¬elles pas remplies de bandits & d’assassins, protégés par des princes & des seigneurs des terres & des forêts ? Cela étant, il faut avouer que les chrétiens ressemblent assez aux barbares. Pour ce qui regarde le pillage des bâtiments échoués ou naufragés sur les côtes, ils suivent l’ancien usage de tous les peuples, de s’approprier tout ce que la tempête jetait sur leurs côtes. Mais le gouvernement n’y a point de part, & lorsqu’il est au pouvoir des puissances, elles donnent aux étrangers avec lesquels elles sont en paix, la même assistance qu’à leurs sujets pour recouvrer les personnes & les effets. Cet usage subsiste encore aujourd’hui en des pays chrétiens. Dans le mois de septembre 1716, un navire français coula bas, par une voie d’eau, dans le port de Syracuse en Sicile, mais dans un endroit peu profond & d’où l’on pouvait tirer aisément le bâtiment. Les siciliens s’emparèrent aussitôt de 159 turcs passagers, de 26 femmes & enfants, & des effets du chargement qui appartenait à ces turcs, & s’approprièrent tout cela par une coutume qui a force de loi. Voici la traduc¬tion d’une lettre écrite par ces turcs à Baba Ali dey, datée du 27 de janvier 1717.
« Gloire soit à Dieu seul tout puissant & miséricordieux, qui nous accordera sa clémence & sa miséricorde. Sa gloire soit exaltée à perpétuité. Notre roi & maître, nos seigneurs de son conseil, & tout nos frères vrais croyants d’Alger. Nous vous faisons savoir qu’étant partis du port d’Alger l’année dernière, sur un vaisseau français commandé par le capitaine Guillaume Aguitton, nous arrivâmes en bonne santé à Tunis, où plusieurs hommes, femmes & enfants s’embarquèrent de passage pour aller dans le Levant. Après quoi nous partîmes & arrivâmes devant Malte, où l’on remit des lettres au consul de France. De là nous fîmes voile pour continuer notre route, & nous étant trouvés vers le golfe de Kibs avec un fort mauvais temps, un bout de planche s’ouvrit. Il entrait par cette ouverture une si grande quantité d’eau, qu’à peine 159 turcs que nous étions, & 35 hommes d’équipage travaillant sans relâche à pomper, pouvions nous tenir le vaisseau sur l’eau. Alors nous demandâmes que le bâtiment relâchât à Tripoli, qui était sous le vent ; mais le capitaine nous fit connaître que Tripoli , Malte & la Sicile étaient la même chose pour lui. Ainsi nous restâmes quatre jours en pompant sans pouvoir prendre port, & nous arrivâmes enfin sur le tard à celui de Syracuse. Le temps se trouvant alors un peu beau, nous convîmes avec le capitaine de nous reposer tous après tant de fatigues, & que le lendemain nous nous débarquerions avec les femmes, enfants & les effets ; qu’on raccommoderait le vaisseau, & qu’ensuite nous nous rembarquerions pour continuer notre route. Mais pendant notre sommeil, le vaisseau coula bas dans un endroit qui heureusement, n’était guère profond, & rien ne noue empêcha de nous débarquer tous avec nos effets. Nous campâmes sous des tentes, que le capitaine fit dresser sur le rivage, avec des voiles du vaisseau, & le pavillon blanc y fut arboré. A peine y étions nous, qu’il vint un nombre de gens à cheval qui nous entourèrent, pillèrent tous nos effets, & nous menèrent à Syracuse, & puis hors de la ville où nous fîmes quarantaine, & demeurâmes quatre lunes, sans apprendre aucune nouvelle de notre fort. On nous sépara ensuite en deux bandes, & nous fûmes conduits dans des forteresses, où nous restâmes deux lunes. On nous a fait aller à présent dans une maison où l’on a écrit nos noms, notre qualité & notre pays. Ceux qui ont du bien resterons dans cette maison, & les autres sont destinés au service des galères. Ainsi nous voilà esclaves au nombre de 159 hommes & de 26 femmes ou enfants. Les hommes peuvent supporter plus constamment l’esclavage, mais les femmes & les enfants ont plus besoin de vos soins, pour en être promptement délivrés. Vous êtes responsable, autrement, des péchés qu’ils peuvent commettre, parce que vous êtes notre roi, notre seigneur & notre père en ce monde. De sorte que si vous négligez de nous faire rendre justice, comme Dieu le commande, nous vous accuserons devant Lui, & sa sainte maison de la Mecque, pour laquelle nous avions destiné 2000 piastres. Le souverain maître, qui est juge de tous les hommes, vous demandera compte de tout. Ecrit à Syracuse en Sicile vers la fin de la lune de Maherem, l’an de l’Hégire 1129.
« Signés Ibrahim Chérif ben Hassan, Mehemed ben Hagi Mustapha, Ali ben Ramadan, &c. »
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IV.- On se récrie extraordinairement sur ce que les algériens font mourir leur rois par voie d’assassinat. C’est un fait incontestable. Ils sont mis quelquefois à mort, parce qu’ils violent les lois & les statuts de l’État, qu’ils ont juré à leur avènement au deylik de faire observer, & d'observer eux-mêmes, sous les mêmes peines que les sujets. D’autres fois pour avoir mal régi & administré les affaires du gouvernement, ou dilapidé les fonds publics, & souvent par des cabales de gens mal intentionnés qui les assassinent en trahison. D’autres, enfi sont quelquefois assez heureux pour prévenir par leur fuite cette rude catastrophe.
Nous ne manquons pas de tristes exemples parmi nous. On a malheureusement vu de bons rois mourir par une main criminelle & assassine, au milieu de leur cour, & entourés de gardes. Des rois chéris, respectés, & qui faisaient la joie de leurs peuples, n’ont pu se garantir le fer meurtrier d’un scélérat ou d’un fanatique. Ne trouvons donc pas étrange , que parmi la fière milice d’Alger, dont les sujets sont égaux à leur chef, il s’en trouve d’ambitieux ou de vindicatifs, qui sous prétexte du bien
public ou par malice, en portent d’autres qui agissent souvent de bonne foi, à assassiner & à massacrer les deys.
On a vu d’autres rois en Europe qui ont fuit leurs États, ou que leurs sujets ont dégradé de la souveraineté par des résolutions authentiques, & leur ont fait perdre la tête sur un échafaud. Les yeux des peuples se sont repus du sang de leurs souverains, dont ils avaient auparavant suivi & respecté les ordres. Il est vrai que ces spectacles tragiques se sont faits avec beaucoup de formalité, d’éclat, de pompe & d’apparat, & il n’y a que la bruyante cérémonie qui distingue, en cela, des peuples chrétiens, d’avec ceux de la Barbarie.
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