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LIVRE PREMIER DU
ROYAUME D’ALGER
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Le royaume d’Alger porte le nom de la ville, qui en est à présent la capitale, de tout temps si renommée par ses corsaires, qui ont inquiété tour à tour les plus puissantes monarchies. Cet état fait partie de la Barbarie dans l’Afrique, & c’est pour cette raison que ses peuples & ceux des royaumes voisins sont communément appelés Bar-bares ou barbaresques.
Les mots de Barbarie & de Barbare, selon nos idées, & nos préjugés, renferment tout ce qu’il y a de cruel, d’injuste & de plus opposé à toute religion & même à la nature. Les personnes peu éclairés croient, qu’un barbare a le naturel d’un monstre d’Afrique, & ne se conduit que par un instinct semblable à celui des bêtes féroces ; & ne se conduit que par un instinct semblable à celui des bêtes féroces ; & que c’est pour cela que cette partie de l’Afrique a été appelée Barbarie & les habitants barbares. Mais ceux qui sont prévenus en faveur de cette opinion, s’en défairons aisément, s’ils prennent la peine de lire l’histoire & les relations de plusieurs voyageurs. Ils se convaincront qu’il y a une infinité de peuples dans le monde, & qu’il y en a dans l’Europe même, qui vivent dans une plus grande ignorance, & qui ne sont par conséquent plus grossiers, plus féroces ; & qui approchent infiniment davantage des brutes que les habitants de la Barbarie, dont la plus grande partie est à présent fort civilisée & fort traitable.
L’origine du mot Barbarie, selon Marmol, vient du mot Ber, qui signifie désert en langue Arabe ; parce que cette partie de l’Afrique était déserte lorsque les Arabes la vinrent habiter ; d’où l’on a tiré le nom de Berberie, pour désigner le pays, & dans la suite des temps Barbarie. D’autres auteurs ont prétendu prouver cette opinion, parce que les habitants, disent-ils, s’appellent encore aujourd’hui Berbères. Mais comme, outre les berbères, il y a plusieurs autres nations ou tribus arabes, sous différents noms, le sentiment de ces auteurs ne semble pas suffisamment prouvé. Jean Leon, ancien historien, dit que les arabes ont appelé les africains blancs Barbares, de Barbara, qui marque le fou que forme une personne qui parle entre les dents, parce que le langage des Africains ne leur paraissait qu’un jargon inintelligible ; mais je ne crois pas que cette Étymologie puisse bien satisfaire le lecteur. J’aime mieux observer avec plusieurs auteurs, que les romains avaient en usage d’appeler barbares, tous les peuples étrangers, dont les mœurs & les coutumes étaient différentes des leurs, de quelque partie du monde qu’ils fussent ; ainsi barbare & étranger était la même chose parmi les romains. Et lorsque les armes de Jules-César & Auguste eurent conquis la partie de l’Afrique, que l’on appelait Mauritanie, cette partie qui était d’une assez grande étendue, fut appelée Barbarie, par distinction, à cause que les peuples qui habitaient ce vaste pays, étaient les hommes les plus farouches que les romains eussent encore vus.
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Des révolutions de ce royaume
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Le royaume d’Alger, autrefois la Mauritanie Césarienne, selon le sentiment de presque tous les auteurs, est situé entre les 33 & 35 degrés 20 minutes de latitude septentrionale, et 16 & 26 degrés de longitude, en comptant le premier méridien à l’île de Fer. Il a pour bornes au nord la mer méditerranée ; à l’ouest le royaume de Fez, autre¬fois la Mauritanie Tingitente ou Tingitane ; à l’est le royaume de Tunis ; & au sud le Biledulgerid ou l’ancienne Numidie. Sa longueur de l’est à l’ouest est d’environ 200 lieues communes de France, & sa plus grande largeur du nord au sud d’environ la moitié.
Je dirai peu de chose de l’antiquité & des révo¬lutions de ce royaume, qui a été successivement occupé par les Romains, les Vandales, les Grecs, & pendant longtemps partagé entre plusieurs sou¬verains ou Cheikhs Arabes. Les armes victorieuses de l’Espagne ont souvent fait pencher la balance du côté qu’elle a voulu, lorsque les rois, cheikhs ou gouverneurs Arabes étaient en guerre ensemble ; & les Espagnols ont fait plusieurs conquêtes, qu’ils ont enfin perdues par une révolution naturelle à toutes choses. Je passerai légèrement là-dessus, parce que plusieurs autres auteurs en ont traité fort au long. Je m’attacherai seulement à décrire ce qui se passe à présent dans ce royaume, qui a changé presque entièrement de face, tant par rapport au gouvernement, que par rapport aux mœurs, & aux coutumes des habitants.
L’an 46 avant l’ère chrétienne, les armes de Jules César furent victorieuses en Afrique de Sci¬pion & de Juba roi de Mauritanie, qui étaient du parti de Pompée. Ce roi fut tué, & son fi ls encore jeune fut conduit à Rome. Ce prince captif s’appli-qua aux belles lettres, & trouva dans la vertu qu’il pratiquait, de quoi se consoler d’un royaume qu’il avait perdu. Cette vertu fut bientôt récompensée, car l’empereur Auguste succédant à Jules César prit une affectionparticulière pour cet illustre captif. Non seulement, il lui donna la liberté, mais il lui rendit encore la Mauritanie, & le maria avec Silène fille d’Antoine & de Cléopâtre reine d’Égypte, dont il eut un fils appelé Ptolémée, qui lui suc¬céda peu avant que Caligula parvint à l’empire. Mais bientôt après cet empereur voulant réunir à ses états cette partie de l’Afrique, fit mourir le roi Ptolémée & se rendit maître de toute la Maurita¬nie. Il divisa ce royaume en deux provinces, dont l’une fut appelée Mauritanie Césarienne, du nom d’une ville que Juba père de Ptolémée nomma Jol Cesaria ou Julia Cesaria, en reconnaissance des bienfaits d’Auguste, & qui selon l’opinion la plus probable, est la ville d’Alger. L’autre partie de la Mauritanie fut appelée Tingitense du non de Tanger, aujourd’hui ville capitale de la province de Habad dans le royaume de Fez. Tanger est la même Tingis, autrefois capitale de Mauritanie Tingitense, lieu de la résidence des gouverneurs Romains, & fort illustrée par les franchises & les privilèges, qui lui furent accordés par l’empereur Claude succes¬seur de Caligula.
L’an 427 de l’ère chrétienne les Vandales, sous la conduite de leur roi Genséric, ayant con¬quis l’Espagne passèrent en Afrique, se rendirent maîtres des deux Mauritanies, & détruisirent entiè¬rement les plus belles villes et les ouvrages que les Romains y avaient faits, pendant quatre siècles qu’ils en avaient été paisibles possesseurs. Les Van-dales y exercèrent leur domination & leur tyrannie
jusqu’en l’an 553 que Bélisaire lieutenant de l’em-pereur Justinien les en chassa. Les Grecs y dominè¬rent jusqu’en, l’an 663 que les Arabes Mahométans ravagent & pillant toute l’Afrique, sous prétexte de religion, firent irruption dans la Mauritanie. La plu¬part de ces Arabes se retirèrent chargés de butin, & les autres s’y établirent. Mais quelques temps après la puissance des Mahométans vint à décliner. Les Africains originaires en secouèrent le joug, & se rendirent maîtres d’une grande partie de l’Afrique, particulièrement de la Barbarie, & le gouvernement passa successivement dans différentes familles ou nations. La race d’Idris & celle des Abderames régnèrent longtemps, & firent beaucoup de con¬quêtes en Espagne. Une branche des Zénètes & celle des Mequineces les déposséda : après eux vinrent les Magaroas, autre branche des Zénètes qui régna jusqu’en 1051 qu’un nommé Aben Texfin de la nation des Zinbagiens, vainquit & subjugua entièrement les Arabes, à l’aide de plusieurs prê¬tres ou Morabouts, qui commandaient les troupes ; et c’est là qu’on appela les descendants de cette nation Morabites, & par corruption Almoravides. Le vainqueur prit alors le titre d’Amir al Muminin, ou l’empereur des fidèles. La race des Almoravides ne dura pas si longtemps, car dans le XIIe siècle un prêtre nommé Mohavedin, par le secours de la nation des Muçamudins s’éleva contre eux, ravagea tout le pays, détrôna Brabem Hali dernier empe¬reur des Almoravides, qui prit la fuite & se jeta de désespoir dans des précipices, où il périt avec sa femme & quelques uns de sa famille. Alors Moha¬vedin monta sur le trône d’Afrique, & sa postérité fut nommée la race des Mohavedins & dans la suite Almohades. Ceux-là furent dépossédés par les Benimerins de la nation ou tribu des Zénètes, sous la conduite d’Abdulac gouverneur de Fez ; & ceux-ci subjugués et dépossédés par les Beniates, autre branche de la nation ou tribu des Zénètes. Ces derniers furent vaincus dans le XIIIe siècle par les Chérifs d’Escein, descendants des princes Arabes. Ils divisèrent l’Afrique en plusieurs royaumes ou provinces, sous l’autorité de plusieurs chefs de nations ou tribus, pour ne pas la perdre une seconde fois.
Le royaume d’Alger fut divisé en quatre provinces ou souverainetés. Rabmiramitz le plus puissant de ceux entre lesquels ce royaume fut partagé, promit de reconnaître les autres pour sou¬verains dans leurs provinces. Il en choisit une dont la ville capitale était Telemicen, puis Telenfin, & aujourd’hui Tlemcen, & y établit son siège & sa résidence. Trois autres chefs possédèrent les pro¬vinces de Ténès, d’Alger & de Bougie. Ils prirent tous les quatre le titre de rois, et ils avaient dans leurs royaumes, plusieurs autres chefs de tribus Arabes ou républiques, qui étaient tributaires.
Les chose restèrent dans cet état pendant quel¬ques siècles, que chaque roi ou chef suivait les règles que leurs prédécesseurs s’étaient prescrites. Mais le roi de Tlemcenayant voulu les violer, Albuferiz roi de Ténès, qui était devenu très puissant & fort ambitieux, profita de cette occasion pour prendre les armes. Il s’empara de la ville de Bugeya ou Bougie, & poussant ses conquêtes, il obligea le roi de Tlemcen de se soumettre à ses armes, & de demander la paix. Ils convinrent que le roi de Ténès garderait ce qu’il avait conquis, et que celui de Tlemcen lui payerait tribut ; ce qui s’exécuta jusqu’à la mort du premier qui partagea ses états à ses trois enfants. L’aîné eut le royaume de Ténès, le second celui de Gigery, & le plus jeune nommé Abdalanafiz eut celui de Bougie. Ce dernier rompit avec le roi de Tlemcen, & lui fit la guerre avec autant d’ardeur que de succès, de sorte que les Algériens qui avaient toujours été tributaires du roi de Tlemcen, voyant sa protection trop faible pour les garantir des fureurs & des incommodités de la guerre, furent contraints de se rendre tributaires du roi de Bougie, dont la puissance augmentait de jour en jour. Ce prince se serait rendu maître de toute la Mauritanie, si l’Espagne informée de la division qui la déchirait, n’y avait envoyé une armée, qui profita du désordre & changea entièrement la face des affaires.
Pendant le ministère du cardinal Ximenez, Ferdinand V roi d’Aragon, envoya en 1505 Pierre comte de Navarre avec une armée, qui se rendit en peu de temps maître d’Oran. Cette ville était peu¬plée de Maures, chassés de Grenade, de Valence & d’Aragon en 1492, lesquels sachant la langue & les chemins, causaient beaucoup de dommages à l’Espagne par leurs courses tant sur mer que par les débarquements fréquents, qu’ils faisaient sur les côtes de la terre ferme & dans les îles dépendantes de cette couronne. Après la conquête d’Oran, l’armée d’Espagne gagna du terrain, & s empara de Bougie & de plusieurs autres places avec beaucoup de rapi¬dité. Les Algériens craignant le même sort pour leur ville & leur pays, appelèrent à leur secours Selim Eutemi, prince Arabe d’une grande réputation, & distingué par sa valeur. Il vint avec plusieurs braves Arabes de la nombreuse nation qui lui était sumise dans la plaine de la Mutija ou Mostigie, & amena Zaphira sa femme, princesse douée de rares quali¬tés, & un fils qui était âgé d’environ douze ans. Mais il ne put empêcher que la même année, Ferdinand, ayant envoyé une puissante armée navale & des troupes de débarquement, n’obligeât la ville d’Al-ger à lui faire hommage, & à se rendre tributaire. Les Algériens souffrirent même, que les Espagnols construisirent un fort sur une île vis à vis de la ville, où ils mirent de l’artillerie, & une garnison pour les tenir en bride, & empêcher le départ & l’entrée des corsaires Algériens. Ils supportèrent avec tranquil¬lité le joug fâcheux que les chrétiens leur avaient imposé, jusqu’en 1516 que Ferdinand étant mort, ils résolurent de le secouer. Pour y réussir, ils firent une députation à Aroudj Barberousse, corsaire mahométan, aussi fameux par sa fortune que par sa valeur, & natif de l’île de Lesbos, à présent Metelin dans l’archipel. Il était occupé à croiser avec une escadre de galères & de barques, lorsque des députés Algériens vinrent le prier de les délivrer du joug des Espagnols, & lui promirent une récom¬pense proportionnée aux grands services qu’ils en attendaient : il leur répondit très favorablement, & tint sa parole.
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@ suivre...
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