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La nouvelle de la mort d’Aroudj Barberousse étant arrivée à Alger, les
soldats turcs & les capitaines des bâtiments corsaires élurent Kheir-ed-Din son second frère pour roi d’Alger & général de la mer.
Il régna avec assez de tranquillité pendant la première année ; mais au
commencement de l’année 1519, ayant conçu du soupçon contre les
habitants d’Alger qui conspiraient toujours de concert avec les arabes
& les maures de la campagne contre le gouvernement & la
tyrannie des turcs, il eut recours à Selim premier empereur ottoman de
ce nom. Keir-ed-Din de concert avec sa milice, chargea l’ambassadeur de
faire part au grand seigneur des conquêtes, & de la mort d’Aroudj
son frère, & de lui offrir de mettre le royaume sous sa protection,
en lui payant un tribut ; à condition que sa hautesse lui fournirait
les forces nécessaires pour s’y maintenir. En cas de refus Keir-ed-Din
offrit de céder la souveraineté du royaume d’Alger, pourvu qu’il en fût
nommé Pacha ou vice-roi.
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L’empereur ottoman accepta avec plaisir la dernière proposition, et envoya en même temps à Alger 2000 janissaires turcs bien armés, & qui unis avec les soldats de Keir-ed-Din, se voyaient maîtres absolus des arabes & des maures. Ces derniers furent réduits insensiblement dans l’esclavage, & forcés à souffrir la domination tyrannique des turcs, sans oser même se plaindre.
La porte ottomane avait soin d’envoyer tous les ans des recrues, pour remplacer les soldats morts ou hors d’état de servir, & des fonds pour payer les troupes. Plusieurs turcs du Levant chargés de crimes ou de mauvaises affaires s’y réfugiaient, de même que tous les misérables qui n’avaient aucune ressource. Aussi peu à peu le nombre en devint considérable, & les turcs se trouvèrent en état de résister aux chrétiens, & de dompter entièrement les arabes & les maures.
Comme la forteresse des espagnols, qui était sur l’île vis à vis de la ville, les incommodait beau-coup par son voisinage, Keir-ed-Din pacha résolut en 1530, de la détruire, ou d’en chasser les espagnols par toute sorte de voies. Il avait aussi dessein de faire devant Alger un port commode, pour mettre ses vaisseaux à l’abri du vent & de la mer de nord, en construisant un môle depuis la ville jus-qu’à l’île.
Keir-ed-Din après avoir cherché tous les moyens imaginables pour venir à bout de son entreprise, s’avisa d’un stratagème qui ne lui réussit pas. Il envoya à la forteresse des espagnols deux jeunes maures de bonne mine, qui demandèrent à entrer, sous prétexte qu’ils voulaient se faire chrétiens. Ils furent conduits chez le commandant, qui ordonna de les garder chez lui & de les instruire dans la religion chrétienne avant de les baptiser. Ils y restèrent pendant quelques jours, sans que personne s’en méfiât. Mais le jour de pâques, le gouverneur étant à l’église avec presque toute la garnison, à la réserve des sentinelles, un domestique du gouverneur aperçut les deux jeunes maures sur le haut d’une tour de garde, faisant signal à la ville avec la mousseline de leurs turbans. Il soupçonna quelque intelligence, & en ayant sur le champ averti son maître, ce commandant fit mettre les troupes en bataille de peur de surprise. Ayant interrogé & menacé des tourments les deux jeunes maures ; s’ils ne confessaient la vérité de leur dessein, ils avouèrent qu’ils avaient été envoyés par Keir-ed-Din pour se faire chrétiens, & prendre le temps qu’ils auraient trouvé commode pour faciliter aux turcs l’entrée du fort par surprise. Ces deux espions furent pendus sur le champ à une potence fort élevée, en sorte que de la ville on pouvait les voir & connaître qu’ils avaient manqué leur coup. Cela anima la rage de Keir-ed-Din, qui jura de se venger ; & après en avoir proposé le projet dans un divan général, il y fut résolu qu’on, se servirait de toutes sortes de moyens pour se rendre maître du fort des espagnols, & qu’on ne se donnerait aucune relâche jusqu’à ce qu’il fût pris ou détruit.
Dès le même jour Kheir-ed-Din envoya une chaloupe avec un officier turc, sommer le commandant Martin de Vargas de se rendre ; promettant qu’en ce cas, on lui accorderait une capitulation honorable & une retraite avantageuse; au lieu que si la forteresse était prise par la force des armes, il ferait passer toute la garnison au fil de l’épée. Ce commandant répondit avec fierté qu’il était espagnol ; qu’il se moquait des menaces du pacha & de tous les turcs, & qu’il attendait d’être attaqué pour lui donner des marques de son courage & du mépris qu’il faisait de ses ennemis.
Cette réponse aigrit tellement la milice, qu’elle jura par l’Al'Coran, dans un divan assemblé à cet effet, de commencer le siège & de ne plus le quitter sans avoir tous péri ou remporté le fort.
Le même jour Kheir-ed-Din fut averti que le mauvais temps avait fait échouer sur la côte d’Alger un navire français, & que le capitaine demandait du secours, & la protection du pacha, pour débarquer ce qui était dans le navire, & réparer le bâtiment. Kheir-ed-Din lui accorda tout ce qu’il demanda ; mais en attendant qu’il fût prêt pour repartir, il fit prendre les canons de ce navire, qui étaient assez gros pour battre la forteresse. Il en fit dresser une batterie à la porte de la ville ; il y joignit les petites pièces de campagne qu’il avait, & fit battre le fort pendant quinze jours & quinze nuit sans interruption. Après une attaque aussi violente, voyant que les murailles étaient presque ruinées, & que les espagnols ne faisaient plus qu’une très faible défense, il jugea que la garnison était réduite à l’extrémité. Il s’embarqua avec environ 2000 turcs armés d’arquebuses, sur un nombre de galiotes à rames, & étant arrivé au pied du fort sans aucune opposition de la part des espagnols, il mit pied à terre, & entra dans la place sans aucun obstacle. Kheir-ed-Din trouva le gouverneur gravement blessé, & presque tous les soldats de la garnison tués ou blessés. Il s’en rendit ainsi le maître, & fit arborer le pavillon ottoman avec des grands cris de réjouissance.
Le commandant espagnol fut transporté dans la ville, où il fut traité & guéri de ses blessures. Mais quelques mois après, Kheir-ed-Din le fit mourir sous le bâton, parce qu’il tenait des discours injurieux à ce pacha & à sa milice, dont il menaçait de se venger lorsqu’il serait en liberté ; il fut même accusé de tramer une conspiration avec quelques uns des principaux arabes & maures.
Kheir-ed-Din ne différa point l’exécution du projet qu’il avait de construire un môle, pour former un port : il y fit travailler tous les esclaves chrétiens sans interruption, & il fut achevé en moins de trois ans, sans qu’il lui en coûtât rien. Il fit rétablir le fort & y tint garnison, pour empêcher qu’aucun bâtiment étranger n’entrât dans le port sans être connu, & pour se garantir de toute surprise.
Ce pacha s’étant ainsi rendu maître du fort de l’île, & ayant un port assuré pour ses vaisseaux, en devint plus puissant & plus redoutable tant aux chrétiens qu’aux arabes & aux maures. Ces derniers se flattaient toujours de secouer le joug des turcs, par le moyen des espagnols, & le gouverneur du fort leur avait toujours fait espérer de puissants secours, pour entretenir leur haine contre les turcs. Mais Kheir-ed-Din prévoyant que les espagnols pourraient venir avec des forces considérables, reprendre le fort, bloquer l’entrée du port, brûler les bâtiments, & faire quelque entreprise considérable sur la ville, envoya au grand seigneur pour lui faire part de tout ce qui était arrivé. Il lui demanda en même temps des fonds, afin de construire un fort plus considérable & d’élever des batteries aux endroits où l’on pourrait faire quelque débarquement. On lui accorda sa demande, & en même temps on travailla aux fortifications qu’on a toujours augmentées, à mesure qu’on en a eu besoin.
Après cette expédition Kheir-ed-Din fut fait capitan-pacha du grand seigneur pour récompense de ses services; & on nomma à sa place de pacha d’Alger, Hassan Aga, renégat natif de Sardaigne, homme courageux & intrépide, élevé à la guerre par Kheir-ed-Din.
Les corsaires d’Alger qui n’avaient plus tant à ménager les espagnols, firent de fréquents débarquements sur les côtes d’Espagne. ils enlevaient de temps en temps un grand nombre de familles, ravageaient le pays, brûlaient les maisons de campagne, & commettaient toute sorte d’hostilités contre les espagnols.
En 1541, Charles V résolut avec son conseil de rétablir les affaires d’Alger. Comme un petit fort, avec une faible garnison, avait été capable de tenir longtemps en bride les algériens, il ne douta pas que des forces considérables ne les réduisent bientôt sous le joug. Ce prince déjà irrité des mauvais traitement qui avaient été fait au commandant de la forteresse, & des actes d’hostilité que ces corsaires faisaient tous les jours sur les côtes de ses royaumes, fut animé par les principaux d’entre les arabes, qui avaient suivi la fortune de Selim leur prince légitime, & que le marquis de Comarez, vice-roi d’Oran, encourageait dans l’es-pérance qu’on les soutiendrait. La cour de Rome, alarmée des courses que ces pirates faisaient quelquefois sur les terres de l’état ecclésiastique, sollicita fortement Charles V de prendre les armes pour les réprimer. Tous ces motifs déterminèrent l’empereur à équiper une puissante flotte, & il résolut de se mettre à la tête de ses troupes pour faire la conquête de la ville & du royaume d’Alger, & assujettir ensuite tout le reste de la Barbarie. La description qu’on lui avait faite de son état & de ses forces, lui promettait un heureux succès de son expédition ; & il se flattait d’immortaliser son nom, en rangeant ces vastes contrées sous les étendards de Jésus-Christ.
On publia une bulle du Pape, qui exhortait tous les chrétiens à seconder les intentions de ce grand empereur. Cette bulle absolvait de tous péchés, ceux qui mourraient en combattant les infidèles & leur promettait la couronne de martyr. Elle accordait aussi plusieurs indulgences à ceux qui reviendraient blessés, & à tous ceux qui auraient contribué à cette entreprise de leur personne ou de leur bien, à proportion de leurs services.
Sur la fin de l’été cet empereur mit à la voile avec une flotte de cent vaisseaux & vingt galères avec un trésor considérable, & environ 30 000 hommes des troupes les plus lestes pour le débarquement. Il fut suivi de plusieurs seigneurs & de quantité de jeunes gens de distinction, qui allèrent servir volontairement à leurs frais, pour acquérir de la gloire. Plusieurs dames partirent avec la cour; & un grand nombre de femmes & de filles s’embarquèrent aussi avec leurs parents qui étaient au service, pour s’établir avec eux dans la Barbarie, lorsqu’elle serait conquise.
Le vent fut favorable & la redoutable flotte parut bientôt devant Alger. Chaque vaisseau avait la bannière de l’Espagne à poupe, & une autre sur l’avant, où il y avait un Christ crucifié pour leur servir de guide.
La ville d’Alger n’avait encore qu’une simple muraille, sans aucun ouvrage avancé. La garnison ne consistait qu’en 800 turcs armés & 6 000 maures peu aguerri & sans armes à feu, le reste des turcs étant alors en campagne pour exiger les tributs des arabes & des maures. La peur y saisit tout le monde. Le Divan resta toujours assemblé pour délibérer sur le parti qu’on devait prendre, & il ne trouva d’autre moyen, que de se défendre le mieux qu’on pourrait dans la ville, sans exposer les troupes à périr pour empêcher le débarquement, en attendant celles qui étaient en campagne, & qui devaient être bientôt de retour. On leur envoya des courriers pour les faire hâter, afin de pourvoir une capitulation.
La flotte d’Espagne mouilla près du cap Matifou, distant d’environ deux lieues d’Alger du côté de l’Est. L’empereur débarqua avec toutes ses troupes sans opposition & s’avança au bruit des trompettes & des timbales sur une colline qui domine la place, où l’étendard du Christ fut planté. Les troupes qui travaillaient nuit & jour avec zèle & avec courage, y construisirent bientôt un fort garni de canons, qui a retenu le nom de Fort l’Empereur.
Le camp fut dressé à couvert de l’artillerie de ce fort. Les espagnols trouvèrent dans cette colline une source qui fournissait toute l’eau qu’on avait dans la ville. Ils le détournèrent & réduisirent les habitants à boire de l’eau gâtée & corrompue. Charles V envoya sommer le pacha & la milice de se rendre à discrétion, sous peine d’être taillés en pièces, si la ville était emportée d’assaut. Le pacha Assan répondit que la proposition était fort dure, qu’il voyait bien qu’il ne pouvait point se défendre contre une armée si redoutable, mais qu’il demandait quelques jours pour délibérer avec son Divan.
Il avait résolu de demander à capituler, lorsqu’il apprit par un exprès que le général qui était en campagne lui envoya, que les troupes du gouvernement de l’ouest devaient arriver incessamment, ce qui fit résoudre le Divan de tenir bon autant qu’il serait possible.
Charles V n’ayant aucune réponse de la ville, & voyant qu’il ne pouvait la bloquer ni par mer ni par terre, tant à cause de la situation du pays, que parce qu’il ne voulait pas diviser son armée, résolut de l’attaquer avec vigueur. Il se maintint dans un poste commode pour se rembarquer, s’il était contraint; & afin de prévenir l’arrivée des troupes qu’on attendait incessamment de la campagne, il fit un grand feu sur la place qui se défendait faiblement, & il se croyait à la veille de s’en rendre maître.
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On raconte dans le pays, que la ville d’Alger était prête à capituler, lorsqu’un eunuque noir qui était parmi le peuple en grande réputation de devin, mais méprisé des grands, se présenta au Divan & demanda d’être écouté. Tout le peuple qui avait pour lui beaucoup de vénération le suivit dans la cour du palais, où le Divan était assemblé ; & l’eunuque après avoir loué hautement Dieu & le prophète Mahomet, parla en ces termes.
« Seigneur Hassan, je suis un pauvre Isouf, l’esclave des esclaves, le plus abject de tous les musulmans, méprisé des grands & des marabouts, qui m’ont jusqu’à présent persécuté & fait passer pour un fol dans l’esprit de ton prédécesseur & auprès de toi. Depuis longtemps tous m’ont rejeté, tous m’ont couvert d’ignominie, & j’ai servi de risée, & de jouet à eux, à leurs enfants & à leurs esclaves. Le Cadi, juge de la loi, m’a souvent fait châtier & servir de spectacle au public, avec des marques d’infamie ; parce que Dieu seul tout puissant & véritablement incompréhensible, m’a dévoilé quelques fois l’avenir, & que j’ai parlé de choses qui devaient arriver qu’on n’a jamais voulu écouter. Je me suis tu, & il n’y a que quelques pauvres gens qui m’ont aidé dans ma misère, auxquels j’ai fait savoir des choses dont ils ont profi té. Mais aujourd’hui, ô Hassan qui commande dans cette ville, écoute : le danger est pressant, & je ne puis plus me taire ».
Hassan plus doux qu’à l’ordinaire, à cause du péril où la ville se trouvait, & pressé par la mul¬titude du peuple qui avait confiance au devin, lui permit de parler, ce qu’il fit en ces termes : « Voilà une armée d’infidèles, puissante en hommes & en armes. Elle est venue si subitement qu’il semble que les flots de la mer l’ont enfantée, & placée dans le lieu où elle est. Nous sommes dépourvus de tout pour lui résister, & il ne nous reste aucun espoir que celui d’être traités avec quelque humanité par une capitulation, si l’on en peut trouver parmi ces chrétiens. Mais Dieu seul, qui se moque des desseins des hommes, en pense autrement. Il délivrera son peuple des mains des idolâtres, & méprisera les dieux des chrétiens, quoi qu’ils soient en grand nombre. Seigneur Hassan, vous ministres & grands du royaume, & vous grands savants dans la loi, prenez bon courage ; confiez vous pour cette fois au vil & abject Isouf, que vous avez tant méprisé, & sachez qu’avant la fin de cette lune, la volonté de Dieu seul combattra les dieux des chrétiens. Nous verrons périr leurs vaisseaux & leur armée. La ville sera libre & triomphante. Leurs biens & leurs armes nous serons acquis, nous aurons des esclaves qui ont déjà travaillé à construire des forts pour nous défendre contre eux à l’avenir, & peu de ces gens endurcis & aveugles retourneront dans leurs pays. Gloire soit au Dieu seul puissant, miséricordieux & incompréhensible ». Il n’eut pas plutôt fi ni, que la multitude qui l’environnait jeta des cris d’allégresse, & le Divan résolut de résister encore neuf à dix jours pour attendre la fin de la lune.
S’il en faut croire la tradition, la prédiction de l’eunuque ne fut que trop accomplie pour le malheur des assiégeants. Le 28 d’octobre il se leva un vent du nord accompagné d’un orage si furieux, d’une pluie & d’une grêle si violente & de secousses de tremblement de terre, qu’on aurait dit que la nature allait se bouleverser. La nuit suivante 90 vaisseaux & 15 galères périrent avec leurs équipages & toutes les provisions de l’armée. Le camp qui était dans la plaine sous le fort, fut inondé par des torrents qui tombaient des collines; & la terreur saisit tellement les assiégeant, que dès que le jour parut, la tempête étant un peu calmée, l’empereur ne trouva d’autre parti, que de tâcher de se sauver avec les débris de la flotte. Il marcha vers le cap Matifou, à la tête de ses troupes effrayées, laissant toute l’artillerie & les tentes. Hassan qui les observait les laissa arriver à la marine, & ayant remarqué leur frayeur & leur empressement à s’embarquer, il fit sortir la garnison, & tous les habitants d’Alger qui les attaquèrent avec furie. Ils firent un grand carnage des chrétiens & beaucoup d’esclaves. Lorsque les troupes de la campagne arrivèrent, elles trouvèrent la ville délivrée, & on en rendit à Dieu des actions de grâces, avec toute la solennité possible.
Le devin Isouf fut reconnu & déclaré publiquement le libérateur d’Alger ; aussi reçut-il une grande récompense, & il lui fut permis de faire profession de son talent. Les marabouts & gens de la loi, jaloux de l’honneur qu’on faisait à l’eunuque Isouf & des biens dont on le comblait, furent trouver le pacha, & lui dirent qu’il était ridicule & scandaleux d’attribuer la délivrance d’Alger au savoir d’un homme qui faisait métier de sortilège ; qu’ils savaient qu’elle devait être attribuée au marabout Cid-Utica, qui avait été en retraite, en jeune & en prière depuis l’arrivée des chrétiens ; que le jour que l’orage avait commencé, il avait été par une inspiration d’en haut battre la mer avec un bâton, laquelle fut tout aussitôt agitée, que ce marabout était reconnu pour saint homme, qui vivait depuis longtemps dans la retraite & passait les jours & les nuits à prier Dieu ; & que par humilité, il n’avait pas voulu révéler son inspiration.
Tous les grands du conseil, par politique, parurent croire que c’était le marabout Ci-Utica, qui par ses prières avait délivré la ville. Après sa mort on fit bâtir une petite mosquée au lieu de son tombeau, hors la porte de Babazoun ; & les marabouts inspirèrent depuis au peuple, que dans un danger pressant on n’aurait qu’à battre la mer avec les os de ce saint, pour exciter une semblable tempête ; & c’est une opinion qui dure encore parmi le peuple.
Malgré tout cela l’accomplissement de ce qu’avait dit l’eunuque fit tant d’impression, sur l’esprit de tout le monde, que les grands du pays, les prêtres & les santons s’appliquèrent à la divination, qu’ils appelaient des révélations de Mahomet.
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Depuis la malheureuse expédition de Charles-Quint le royaume d’Alger est resté longtemps en propriété au grand seigneur, qui le gouvernait par un pacha ou vice-roi qu’il y nommait. Mais comme ces vice-rois avaient usurpé une domination tyrannique, ils s’emparaient de tous les revenus de l’état & des fonds que la Porte envoyait pour la milice turque, dont la paye manquait souvent, & dont le nombre n’était jamais complet. Au commencement du XVIIème siècle cette milice fit une députation de plusieurs d’entre eux à la Porte. Ils représentèrent les tyrannies des pachas, qui usurpaient tous les revenus de l’Etat & les fonds envoyés de Constantinople pour l’entretien de la milice turque, qui s’affaiblissait tous les jours faute de paiements. Ils ajoutèrent que si ce désordre continuait, le mal empirerait, & que les arabes & les maures se trouveraient bientôt en état de secouer les joug des ottomans, & pourraient appeler les chrétiens avec lesquels ils entretenaient toujours quelque intelligence secrète. Ces députés proposèrent d’élire parmi la milice un homme de bon sens, de bonnes mœurs, de courage & d’expérience, afin de les gouverner sous le nom de dey ; que ce dey se chargerait des revenus du pays & des contributions sur les arabes & les maures de la campagne, qui seraient employés à payer les troupes qu’on entretiendrait toujours complètes, & qui serait obligé de pourvoir à toutes les besoins de l’Etat, qui pourrait se soutenir ainsi de ses propres forces sans aucun secours de la cour ottomane. Ils s’engagèrent cependant à reconnaître toujours le grand seigneur pour le souverain du royaume ; à respecter son pacha, à qui on rendrait toujours les honneurs accoutumés en lui continuant les mêmes appointements qui lui avaient été attribués. Le gouvernement devait le loger & l’entretenir avec toute sa maison comme auparavant, à condition qu’il n’assisterait qu’aux Divans généraux, où il n’aurait de voix, que lorsqu’on lui demanderait son avis. Les députés représentèrent avec force, que si on refusait leurs offres, le royaume d’Alger courrait le risque de passer sous une autre domination, par la faiblesse & le mécontentement de la milice. Le grand Vizir goûta d’autant mieux ces raisons, que cette nouvelle manière de gouverner, épargnerait des sommes considérables à la Porte, & que la milice y serait mieux entretenue, & vivrait en meilleure intelligence. Il la fit approuver au grand seigneur, qui ordonna qu’on expédiât un commandement conforme aux propositions de la milice d’Alger. Les députés y étant arrivés le communiquèrent au pacha, qui fut contraint de s’y soumettre. La milice élut un dey pour la gouverner. On établit de nouvelle lois, tant pour lui que pour les sujets, & on le fit jurer de les observer & de les maintenir à peine de la vie ; & tout fut exécuté selon l’ordre prescrit. Le pacha avait sa maison, son train, ses appointements aux dépends du gouvernement, & ne se mêlait de rien, que lors qu’il en était requis. Mais quelques temps après, il se fit des partis parmi la milice pour l’élection d’un dey. Il y en avait, qui par leur crédit, & leur pouvoir faisaient étrangler les deys, les déposaient & en mettaient d’autres qui leur étaient dévoués. Mais Baba-Ali qui était Bachoux ayant été élu dey en 1710 malgré le pacha, qui voulait en avoir trop de part à l’autorité & aux affaires du gouvernement, le fit arrêter & embarquer pour Constantinople sur un bâtiment qui allait au royaume de Tunis, en le menaçant de le faire mourir, s’il était assez hardi de revenir à Alger pour y causer du trouble. En même temps ce politique dey envoya une ambassade à la Porte avec des présents pour les vizirs, pour les sultanes & pour les grands officiers du sérail. Il exposa ses griefs contre le pacha, & fit représenter au grand vizir, que cet officier méritait la mort par son esprit de parti & de division ; que c’était à la considération du grand seigneur & à la sienne qu’on ne l’avait pas fait mourir, & qu’on s’était contenté de le faire sortir du royaume ; mais que la fidèle milice était si rebutée & si outrée contre les pachas, que si la même chose arrivait et encore, on ne pourrait la contenir ; qu’elle les massacrerait, ce que serait un grand scandale & un affront irréparable aux sublimes commandements de la Porte. Il finit ses représentations en disant, que, puisqu’un pacha était inutile & préjudiciable aux intérêts du gouvernement, il convenait mieux de n’en plus envoyer, & d’honorer le dey du titre glorieux de pacha, ce qui fut accordé.
Depuis ce temps là le dey s’est regardé & a gouverné comme souverain, allié seulement de la Porte ottomane, dont il ne reçoit aucun ordre, mais seulement des capigi-bachis ou envoyés extraordinaires, lorsqu’il s’agit de traiter quelque affaire. Le gouvernement d’Alger ne les regarde pourtant jamais de bon œil, parce qu’ils y sont entretenus à leurs dépends & reçoivent des présents selon l’usage, & qu’ils affectent un air de grandeur qui semble reprocher à la milice d’Alger sa bassesse & sa dépendance de la Porte: aussi s’en débarrasse-t-on le plutôt que l’on peut, & on ne leur fait des honnêtetés, qu’autant que la bienséance & la politique le demandent.
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