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Enquète: Patrimoine archéologique
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Les pièces les plus précieuses servent à blanchir l’argent sale des barons de la drogue qui s’improvisent collectionneurs. La maffia russe s’intéresse de près au marché de l’art en Algérie.
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Comment un masque en marbre de Gorgon de 350 kilogrammes a pu être déplacé du site archéologique d’Hippone et se retrouver dans une salle de vente de l’autre côté de l’Atlantique, aux États-Unis ? Sous quels regards indifférents est-il passé pour traverser tranquillement la frontière algérienne et les escales étrangères sans que ses convoyeurs soient inquiétés ? Se fiant à la description du bulletin de recherche sur Internet de la police algérienne, son homologue américaine vient de mettre la main sur l’illustre vestige (datant de l’époque romaine) 8 ans après sa subtilisation.
Les faits remontent à 1996. Cette année-là, trois vols symptomatiques alertent suffisamment les pouvoirs publics sur l’ampleur du trafic du patrimoine archéologique national. Outre le masque de Gorgon, 9 bustes appartenant à des membres de la famille de l’empereur Caracalla (Marcus, Aurelus et Antonius) font l’objet de rapine. Au moment où elle est investie dans la lutte antiterroriste, la Sûreté nationale devait ouvrir un autre front, visant à prémunir l’histoire du pays des prédateurs.
Au sein de la direction générale de la police judiciaire, la brigade de lutte contre le trafic illicite des biens culturels et le vol des objets d’art voit le jour. Très avant-gardiste, cette structure commence à se déployer alors que les balises juridiques promptes à protéger le patrimoine sont encore inexistantes. Deux ans après la naissance de la brigade, le 15 juin 1998, la loi 98-04 est promulguée. Entre autres dispositions, elle comporte un chapitre répressif. Avant la signature de ce texte par Liamine Zeroual, le code pénal constituait l’unique référence aux mains des magistrats pour punir les pilleurs.
Mais seulement quand les affaires leur parvenaient. Car, pendant plusieurs années, les trafiquants ont vogué dans une sorte d’impunité. Celle-ci n’était pas tant favorisée par l’indulgence des éléments des services de sécurité, mais par leur ignorance de la valeur des pièces qui souvent étaient dérobées sous leurs yeux au niveau des postes-frontières sans qu’ils soient conscients qu’il s’agit de trésors. Pour chapeauter sa brigade spéciale, la Direction générale de la Sûreté nationale a choisi un archéologue. Moulay Achour est un jeune officier ayant sous ses ordres des inspecteurs que le département de la culture, à travers l’ex-Agence nationale d’archéologie, a formé. Les agents de la PAF (police des frontières) ont également bénéficié de cette instruction.
À ce jour, la brigade a recensé une quarantaine d’affaires, dont 30 ont été élucidées. Les signalements pour disparition concernent 330 pièces ainsi que 50 000 pièces de monnaie anciennes. Si pour la drogue, la quantité des saisies est un leurre, le nombre des objets culturels retrouvés par la police est plus dérisoire, face à l’ampleur du trafic. Dans ce cadre, les affaires atterrissant sur les bureaux de M. Achour et de ses collègues, relèvent d’une exception. Quelquefois, la découverte des butins se fait par pur hasard, comme ce fut le cas dernièrement à Tébessa. Chez un groupe de faux-monnayeurs, les policiers ont déniché des pièces de monnaie anciennes.
À Khenchela, il y a deux ans, la brigade avait arrêté un receleur, artisan de son état, qui avait transformé son domicile en musée. Il y avait entreposé, en prévision de leur vente, des pointes de flèche néolithiques, des balles de fronde en silex, des pièces de monnaie romaines et néo-napoléoniennes… Le malfrat qui avait écumé les Aurès, Timgad notamment, avait l’intention de se défaire de son spicilège en s’inscrivant sur un des sites de ventes existant sur la toile. Si pour les archéologues, ces témoins si précieux de l’histoire de l’humanité ont une valeur inestimable, les trafiquants leur donnent un prix. Leur cotation est fixée suivant les règles du marché. Plus les pièces sont rares, plus elles sont chères. Un récipient en verre polychromé que le roi berbère Juba II avait ramené d’Alexandrie a été estimé à plus de 3,5 millions de dollars.
Il a été volé dans le musée de Tipasa pendant les années 1980 par un attaché à la recherche qui a pris soin de le dissimuler chez lui en attendant de le vendre au prix fort. Une tête d’Adrien (empereur romain) a été mise aux enchères à partir de 400 000 dollars. Les pointes de flèches sont cédées à l’unité à 500 000 DA. Préférant ne pas s’attarder sur ces cotations pécuniaires si insultantes, le commissaire Achour insiste sur leur poids historique. Les voler équivaut à un crime de mémoire. C’est comme si, dit-il, des pages de l’histoire de l’Algérie et de l’humanité avaient été arrachées. Le pillage des vestiges non classés est une chose encore plus grave. Car souvent, ils sont méconnus. Par conséquent, il n’y a guère d’espoir de les retrouver. “Souvent les objets proviennent de fouilles personnelles sur des aires non cataloguées”, observe le commissaire Achour.
Dans l’est du pays où la terre regorge de filons, il arrive souvent aux agriculteurs labourant leurs champs de trouver tel ou tel débris ou des pièces de monnaie. En fait chez-nous, un retard incommensurable est enregistré en matière d’inventaire. Le décret relatif à cette opération a été signé en 2003 par l’ex-chef du gouvernement Ahmed Ouyahia. Mais son application date d’une année uniquement. Prenant les devants, la brigade de la DGSN élabore sa propre base de données, comptabilisant toutes les pièces dont le vol est signalé. Le coup d’envoi a été donné en 2000. Par ailleurs, étant conscient que les objets sont écoulés sur le marché international la plupart du temps, le service a coutume de diffuser des bulletins de recherche visant à alerter les polices des autres pays. Mais si certaines brillent par leur détermination à traquer les trafiquants et se montrent coopératives avec les détectives algériens, d’autres aucunement.
Dans ce cadre, les autorités tunisiennes ont un comportement paradoxal. Très sourcilleuses de protéger leurs richesses archéologiques, elles témoignent en revanche d’une grande nonchalance quand il s’agit de traquer les malfaiteurs qui viennent d’Algérie et traversent leur territoire en direction de l’Europe pour écouler leurs marchandises.
Sur le Vieux Continent, des pays comme la Suisse, la Belgique, les Pays-Bas et l’Italie sont réputés comme étant des marchés privilégiés et où les lois en matière de répression du trafic des biens archéologiques et des œuvres d’art sont très permissives. Israël ainsi que les États-Unis sont également le paradis des négociants. Ce qui n’est pas le cas de la France où des garde-fous sont mis en place pour contenir les amateurs de ce trafic. En Algérie, les réseaux ne sont pas encore bien structurés. Mais il existe de nombreux intermédiaires, artisans, antiquaires, guides touristiques…
Pour leur part, les voleurs sont des individus qui, à l’origine, sont profanes en matière d’archéologie. “Très souvent, ils n’ont aucune connaissance du prix définitif auquel sera cédé l’objet”, soutient le commissaire Achour.
Le montant des transactions est négocié à prix d’or par les receleurs. Peu importe le temps qui passe. Car contrairement à d’autres produits, les objets archéologiques ne périssent jamais. Bien au contraire, ils gagnent en importance. Ils coûteront donc plus cher. Il y a quelque temps, un pistolet datant du XVIIe siècle a été retrouvé chez un individu qui l’avait dérobé au musée de Béjaïa en 1998. “Dans ce genre d’affaires, les enquêtes prennent du temps. Il arrive que 40 ans s’écoulent avant que l’objet soit retrouvé”, commente l’officier de la DGSN.
Sincère, il reconnaît que beaucoup de ces reliques prestigieuses disparaissent à jamais. Celles ayant traversé la frontière atterrissent dans les salons cossus de collectionneurs richissimes. De tout temps, les barons de la drogue ont eu leur emprise sur le marché de l’art. Après la Casanostra et le cartel de Medellin, la maffia russe prend la relève aujourd’hui. L’acquisition des biens par les maîtres de ce business sert à blanchir l’argent sale des stupéfiants et à échapper au fisc. Il n’est donc pas étonnant que l’assiette pharaonique de Juba II soit exposée quelque part dans une datcha. Les pièces prisées par les pillards sont les bustes en marbre retraçant les occupations byzantines et romaines, les fioles, les lampes à huile, ainsi que la monnaie. Dans le Sud, les pointes de flèches ont la cote. Par ailleurs, les gravures rupestres font encore l’objet de dégradations diverses. Elles sont découpées au laser par des professionnels bien équipés en moyens high-tech.
Mais cela est une autre affaire. En Algérie, deux régions sont ciblées particulièrement par les filières du trésor archéologique : les Hauts-Plateaux et le Sud. Dans les deux cas, les frontières avec la Tunisie et la Libye sont gorgées de couloirs clandestins que les voleurs empruntent, chargés de leurs butins.
Dans le Hoggar et le Tassili, les interventions sont du ressort quasi exclusif de la gendarmerie nationale. Il y a un peu plus d’une année, 4 cellules de protection des vestiges et du patrimoine historique sont créées au niveau de tout le territoire, conformément à un accord signé par les ministères de la Défense et de la Culture.
À ce jour, l’affaire ayant fait le plus de bruit retrace les pérégrinations pas du tout innocentes, d’un groupe de touristes allemands qui, en 2004, voulaient quitter le Tassili avec 130 fossiles. Aguerris par l’enlèvement par le GSPC une année auparavant, d’autres ressortissants d’outre-Rhin, les gendarmes se sont lancés à la recherche des disparus et les ont trouvés de nuit quelque part dans le désert, endormis à côté de leur inestimable récolte.
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S. L.
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“Une gravure rupestre n’a pas plus de valeur qu’un téléphoNe portable !”
Les peines encourues par les pillards ne dépassent pas cinq ans. Quelquefois,
seules des amendes sont prévues.
Ce qui, de l’avis des spécialistes, est loin d’être dissuasif.
“Quiconque
exporte illégalement un bien culturel mobilier classé ou non classé,
inscrit ou non inscrit sur la liste de l’inventaire supplémentaire est
passible d’une amende de 200 000 à 500 000 DA et d’un emprisonnement de
1 à 5 ans. En cas de récidive, cette peine est portée au double.” Cette
disposition est comme d’autres contenues dans le chapitre des sanctions
de la loi 98-04 relative à la protection du patrimoine culturel. Pour
tous les autres délits de même nature, les peines encourues ne
dépassent pas 5 ans. L’article 96 prévoit une condamnation similaire
pour les individus responsables de la mutilation ou de la détérioration
volontaire de biens classés ou proposés au classement. Les receleurs ne
sont pas plus gravement sanctionnés. L’article 95 condamne également à
5 ans maximum d’emprisonnement les personnes dissimulant des objets
provenant de fouilles archéologiques ou découverts fortuitement, ceux
découlant de recherches sous-marines ainsi que les biens classés ou en
voie de l’être et ayant fait l’objet d’un dépeçage. En tout, 15
dispositions répressives ont été prévues par la loi. Mais, elles sont
loin d’être dissuasives. Les acteurs investis dans la protection du
patrimoine et la lutte contre son pillage affichent du scepticisme mais
se gardent bien de commenter le texte de 1998. Une petite comparaison
fait penser que la traque des pillards est loin d’être une priorité des
pouvoirs publics. Pour preuve, les peines encourues par les trafiquants
ne sont pas plus sévères que les sanctions fixées pour les voleurs de
téléphones portables.
Outre l’indulgence de la loi, le déficit en matière d’hommes est un handicap sérieux. “Nous déployons des policiers sur les sites archéologiques”, précise le commissaire Achour, chef de la brigade de lutte contre le trafic illicite des biens culturels. Cependant, il admet que le nombre de vigiles est très insuffisant. En outre, leur mission consiste essentiellement à assurer la sécurité des touristes. Pour l’officier de la DGSN, la préservation du patrimoine réside en partie dans la coopération entre les différents intervenants.
À ce propos, il assure que sa brigade travaille en étroite collaboration avec la direction de la protection légale et la valorisation du patrimoine dépendant du ministère de la Culture, l’Agence nationale d’archéologie (transformée en Office), les conservateurs des musées ainsi que les archéologues. Mais, en grande partie, la protection, selon lui, est une affaire de sensibilisation tous azimuts. “Il y a des policiers qui n’ont jamais vu un musée”, consent-il à dire, justifiant l’urgence de former des compétences.
Le public aussi a besoin d’être tenu au courant de la valeur des trésors que recèle l’Algérie. À Tamentfoust, des riverains n’ont pas trouvé mieux que se servir dans les vestiges romains de la ville pour agrémenter les façades de leurs nouvelles constructions.
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Par : Samia Lokmane
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Pendant des années, l'Agence ationale d'archéologie (ANA), situé au palais Dar Aziza à Alger, était tiraillée par diverses préoccupations qui figuraient dans l’ordre de ses missions, s’efforçant tant bien que mal de les régler, souvent sans succès. L’ANA a été créée en 1987 avec un cahier des charges bien rempli. Elle faisait office de puissance publique. Par ailleurs, elle assurait un rôle de gardiennage, se chargeait de la recherche scientifique et s’occupait de la restauration des biens culturels. “Elle avait tellement à faire qu’elle en était paralysée. En outre l’ANA n’était pas dotée de moyens”, remarque Mohamed Dahmani. C’est avec satisfaction qu’il a accompagné la transformation de l’ANA en Epic, il y a plus d’un an. Désormais, cet organisme sous tutelle du ministère de la Culture porte un autre nom : Office de gestion et d’exploitation des biens culturels. Cette mutation fait suite à la signature du décret fixant les modalités d’établissement de l’inventaire des biens culturels protégés. D’ailleurs, le rôle de l’office consiste à chapeauter cette vaste opération. Selon M. Dahmani, l’inventaire est déjà lancé dans plusieurs wilayas. Plus tard, il sera élargi à tout le territoire national. Au niveau local, des commissions rattachées aux directions de la culture participeront à l’inventaire. Le recensement consiste en une prospection au niveau de tout le territoire de la wilaya suivie de la constitution de dossiers de classement national ou régional suivant l’importance de l’objet ou du site. “Les walis ont la possibilité de prendre des arrêtés de classement”, indique le directeur de l’office. L’argent consacré à la première phase d’inventaire provient du fonds spécial débloqué par l’État pour le développement des Hauts-Plateaux. Car ce sont les villes de cette région qui ont été ciblées en priorité par le dénombrement de leurs biens culturels. Connues pour être des musées à ciel ouvert, des wilayas comme Batna, Tébessa, Souk-Ahras et Khenchela font souvent une incursion dans l’actualité à travers des pillages ou des mutilations dont leurs vestiges archéologiques sont victimes. “Les biens que nous ne connaissons pas sont les plus menacés”, alerte M. Dahmani. Bien que niant l’existence d’une hémorragie, le trafic, selon lui, est entretenu par des réseaux. “La demande crée l’offre”, note-t-il. Son plus grand regret est que les pilleurs ignorent que là où ils passent, ils effacent un pan de notre histoire. Pour eux, l’objet volé ne vaut que par son prix de vente. Mais pour les spécialistes, l’estimation est faite autrement. Hors de son milieu, l’objet est largement déprécié. “La decontextualisation” est le pire qui puisse arriver à une pièce archéologique. Elle devient muette. Alors qu’auparavant, selon son agencement, elle relatait une histoire. L’histoire de l’humanité.
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MOHAMED DAHMANI, ARCHITECTE ET DIRECTEUR DE L’OGEBC
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