Dès qu'il le peut, Camus s'engouffre dans le gros autocar poussif qui relie Alger à Tipasa, ce somptueux champ de ruines distant de 65 kilomètres d'Alger ; c'est un bonheur intense, une joie sans pareil que de se retrouver "devant la mer, dans le vent, face au soleil, enfin libéré de ces villes scellés comme des tombeaux". Il quitte la rue principale de cet ancien comptoir phénicien devenu colonie latine puis romaine, pour rejoindre le port où quelques pêcheurs remaillent leurs filets. Il emprunte le petit escalier de pierre et s'enfonce dans cette campagne où s'épanouissent des bougainvillées incarnats, des tamaris aux discrètes fleurs roses, des oliviers aux reflets de bronze. Bientôt, il entend le clapotis de la mer dont les baisers avides s'estompent sur les ruines qui dégringolent jusque dans l'eau. Des colonnes s'élancent vers le ciel ; dans l'amphithéâtre flânent, indolents, quelques moutons broutant une herbe rare. Des petites fleurs rouges ou jaunes jaillissent entre les pierres grêlées par le temps et le sel. Dans ce bruissement de vie, l'air s'appesantit comme pour fixer le temps. Les noces de la vie sont là, toutes entières célébrées dans la pérennité de l'eau, de la lumière et de l'histoire dont atteste la cité qui, dans son éternel printemps, est "habitée par les Dieux et les Dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuivrée d'argent, le ciel d'un bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. A peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s'ébranle d'un rythme sûr et pesant pour aller s'accroupir dans la mer".
Camus aime s'accorder un long temps de communion avec ce lieu ; c'est un prélude à la mer "roulant ses chiens blancs à une vingtaine de mètres", à la baignade. Bientôt, il rejoint, en contrebas, la plage de Matarés et plonge dans l'eau avec une vigueur d'impatient amoureux. Comme Meursault, "Il nage régulièrement et les muscles de son dos rythmer son mouvement". Cette fusion dans l'eau c'est l'union la plus intime qui soit avec cette mer des origines, avec tous ceux qui y trouvent, comme lui, la source du bonheur, les ressources du coeur et de la vie ".
De tous les sites, Tipasa restera un lieu unique. Il est celui des "Noces" ; celui de l'exemple grec dans lequel Camus se retrouve. Comme il le confie au faîte de la célébrité : "plus j'avance et plus je suis étonné par la quantité des choses toujours vraies et neuves que les grecs ont formulé" et d'ajouter : "comme les grecs, je crois à la nature". Et cette nature se modèle depuis des siècles et pour des millénaires encre dans cette patrie, ce territoire d'union. Là où une mer donne son nom à cette terre cosmopolite qui la prolonge.
En 1937, lors de la conférence inaugurale de la Maison de la Culture d'Alger, le jeune Camus (il n'a alors que 24 ans) exprime un concept auquel il restera attaché : "ce qu'il y a de plus essentiel dans le génie méditerranéen jaillit peutêtre de cette rencontre unique dans l'homme et dans la géographie, née entre l'Orient et l'Occident".
.
La rencontre avortée
Mahmoud Benkritly, un intellectuel algérien de 83 ans vivant à Mostaganem fut un des proches de Camus avec lequel il travailla à "Alger Républicain" ; il a toujours conservé une grande et respectueuse affection pour le journaliste qu'il était alors, pour le philosophe qu'il devint et pour l'ami fidèle qu'il resta.
Cependant, il regrette que "Camus, comme la plupart des Français d'Algérie, n'ait pas compris le drame de cette terre dont le premier acte s'est joué à Sétif en 1945. Les arabes d'Algérie étaient aussi des Méditerranéens, mais ils n'appartenaient pas à cette "Grèce en haillons" dont parle Camus dans son courageux reportage sur la "Misère en kabylie" réalisé en 1939. Ils avaient leur culture, leur tradition, leur religion et aspirer à recouvrer leur dignité. Peuple ignoré sur sa terre d'origine, le peuple berbère ne se reconnaissait plus dans le prisme français. Et ce fut la déchirure tragique...
Camus la pressent dès 1955, quand il décide de retourner à Tipasa pour y retrouver ces "évangiles de pierre, de ciel et d'eau".
Terrorisme, événements, pacification... une guerre qui n'ose pas dire son nom meurtrit l'Algérie.
Il pleut sur Tipasa. Une pluie qui délave les chants d'oiseaux, l'azur du ciel, les parfums des absinthes et des giroflées. Les grenadiers dénudés pleurent sur l'asphalte noir. Dans les rues de la "cité oubliée", Camus traverse "des champs couverts d'arbres amers". Il entend au loin la mer dont la plainte étouffe les sanglots du vent et remarque que les ruines sont désormais ceintes de barbelés. La mer s'est retirée ; elle même s'est retranchée dans ses frontières. "Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte ; Il avait fallu se mettre en règle avec la nuit : la beauté du jour n'était qu'un souvenir".
.
.
Camus s'en est allé sur l'autre rive, là ou la Méditerranée est au Sud...avant de rejoindre le ciel...
.
.
.
.
.
Extraits du site: http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis/
Les commentaires récents