C’est cette image, en effet, qui nous revient quand, si peu de temps après sa disparition, le 9 octobre 2004, alors que vient à peine de se taire la voix de cet immense auteur donné par l’Algérie à la langue française, la commémoration du cinquantenaire de l’insurrection indépendantiste du 1er novembre 1954 nous confronte à nos mémoires d’Algérie et de France, mémoires liées et déliées, nouées et éloignées, inséparables et séparées, ce long passé algéro-français si plein d’à-présent et pour lequel Jacques Derrida avait inventé ce mot qu’il portait au cœur, la "nostalgérie". Dans le même film, qui fut aussi un livre (Tourner les mots, Au bord d’un film, Galilée-Arte, 2000), juste avant que Safaa Fathy nous entraîne sur les pas de Jacques Derrida dans les ruines berbéro-romaines de Tipaza, en bord de mer et au pied du mont Chenoua, le philosophe nous lance cette phrase, comme un défi : "La mémoire, autre nom de l’avenir."
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"Je crois à la justice mais je défendrai ma mère avant la justice". On connaît le sort de cette célèbre phrase dite par Albert Camus, une fois tiré de son contexte et le bruit qu´elle a provoqué quant à l´engagement de cet écrivain et journaliste autour de la question "algérienne" à l´époque de la colonisation. Beaucoup a été dit par la suite et des études ont été menées pour expliquer, conforter, récuser ou simplement analyser l´écriture camusienne.
Christiane Chaulet-Achour est de ces spécialistes de littérature qui n´a pas cessé depuis longtemps de "converser" avec l´oeuvre de Camus en publiant une série d´articles et d´essais à son propos. Dans sa dernière livraison, Albert Camus et l´Algérie, sortie aux éditions Barzakh, l´universitaire qui a été professeur au département de français de l´université d´Alger dès 1967, puis enseignante en France à l´université de Cergy-Pontoise, veut "cerner la dimension algérienne de l´écriture camusienne et comprendre l´ambivalence de sa réception, faite de séduction et de rejet. Comprendre aussi comment l´Algérie joue sa partition profonde dans la création de l´écrivain...". Christiane Achour donne une nouvelle lecture de l´écriture camusienne loin des commentaires académiques, mais en la replaçant dans son contexte originel, c´est-à-dire historique, social et linguistique. Son oeuvre est, selon elle, liée à "l´ancrage spatial" où il a vécu, où il a baigné, fait de fraction colonisation/décolonisation.
L´écriture camusienne est ainsi décryptée, analysée, synthétisée. De Noces, poème lyrique traitant de Tipaza, au roman Premier homme, il nous est révélé que l´écriture camusienne est fortement marquée par la nature. Celle-ci posséderait des forces agissantes sur les individus. Soleil, mer sont animés d´une violence surnaturelle "meurtrière". La réalité algérienne est faite d´un peuple effacé, réduit au néant, "mythifié". Loin de glorifier la présence coloniale, il en ressort d´après l´analyse de Mme Achour, que l´écriture de Camus est le reflet de la situation socio-historique de l´époque, rompant avec le type de "littérature coloniale". Elle est poétique et symbolique laissant transparaître la réalité en des tragédies grecques. Le livre par excellence où il parle de l´Algérie, nous apprend-on, est l´inspiration autobiographique : le Premier homme.
Camus, écrivain mais aussi journaliste, passera non pas un regard "touristique" sur Tipaza dans mais celui d´une Promenade à travers la souffrance et la faim d´un peuple. Il nous est ainsi révélé l´engagement de l´écrivain qui a toujours pris position pour contrer la misère et pour une meilleure égalité de scolarisation, des Algériens notamment.
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Camus et Derrida, qui unissent et qui rompent, qui font lien et désordre, est l’image de cet avenir qu’il faudrait, maintenant, construire entre nos deux peuples, d’Algérie et de France. Les castes et clans qui, ayant fait main basse sur l’indépendance algérienne, ont toujours su brandir la face noire de la colonisation pour se relégitimer ne pourront jamais effacer la prégnance, sans cesse renaissante, du lien noué dans la colonisation et la décolonisation, de la conquête d’hier à l’immigration d’aujourd’hui. Les nostalgiques d’une République illusoirement libératrice, qui pourtant refusait la citoyenneté véritable à ceux qu’elle francisait de force, ne pourront guère plus effacer la persistance, ici même, de la question algérienne.
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