On rappelle souvent que Camus dédie à son instituteur ses Discours de Suède, quand il les publie. On rappelle moins souvent que, dans le discours de Stockholm lui-même, en décembre 1957, il reporte l’honneur qui vient de lui être fait avec le prix Nobel de littérature sur toute sa génération qui, dit-il, « mérite d’être saluée et encouragée » car sa tâche est immense :
Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. (IV, p. 241)
Ma tâche, ce matin, est de faire résonner ces mots, dans toute leur ampleur.
Cette génération, née dans les années 1910, est arrivée à l’âge adulte au moment de la montée des fascismes et de la guerre d’Espagne, a connu la deuxième guerre mondiale, a vu s’installer l’univers concentrationnaire et a été témoin de la puissance de destruction de la bombe atomique.
Certes, la situation n’est pas exactement la même, soixante-six ans plus tard. Mais les mots de Camus définissant l’héritage de sa génération sont étrangement actuels :
Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. (p. 241)
C’est en 1957 qu’il fait ce constat amer et en même temps plein d’espoir – car cette génération a déjà entamé sa tâche…
« Empêcher que le monde ne se défasse »… Depuis l’après-guerre, Camus porte un regard lucide sur la France, sur l’Europe, sur le monde ; et il utilise tous les moyens à sa disposition, dont le journalisme, pour dénoncer les forces de désintégration et de mort qui y sont à l’œuvre. Mais, dans le même souffle, il affirme des valeurs au nom desquelles il peut dessiner des perspectives, ouvrir des voies. Et c’est en artiste qu’il le fait ; la conférence d’Upsal, qui suit de quelques jours le discours de Stockholm s’intitule d’ailleurs « L’Artiste et son temps ».
Dans ce parcours que je vous propose à travers Camus, à chaque pas, vous entendrez sans peine les échos avec le monde d’aujourd’hui : en 2023, comme en 1957, il s’agit de « se forger un art de vivre par temps de catastrophe » (p. 241). « Empêcher que le monde ne se défasse », c’est d’abord vivre – à plein.
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Le constat selon lequel le monde se défait n’est pas neuf chez Camus. Né en 1913, orphelin d’un père tué au début de la Première Guerre mondiale, il grandit dans une Algérie où le bonheur de vivre ne masque pas l’injustice du système colonial dans laquelle la France est en train de renier ses propres valeurs. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il entre dans la Résistance par le réseau « Combat », devenant un des piliers du journal du même nom ; à la Libération, il apparaît comme un des porte-parole de la Résistance, par sa plume de journaliste, puis par la publication de son roman, La Peste, reçu comme une allégorie de la Résistance.
Ses textes de l’immédiat après-guerre sont traversés par les thèmes que déploiera, dix ans plus tard, son Discours de Stockholm. En plus des nombreux éditoriaux qu’il donne dans le journal Combat, deux textes sont particulièrement marquants : une conférence qu’il donne aux États-Unis en 1946 sous le titre « La Crise de l’homme », et une série de 8 articles qu’il publie dans Combat en 1946, sous le titre de « Ni victimes ni bourreaux ».
Ce que Camus met clairement en avant, c’est le fait que « l’instinct de mort » est à l’œuvre dans l’histoire, en particulier celle de la civilisation occidentale. Déjà avec ses Lettres à un ami allemand, écrites pendant la Guerre et publiées en 1945, il montrait le nazisme comme le fruit de cet instinct de mort devenu dominant. Dans les textes suivants, il montre comment cet instinct a inauguré un « siècle de la peur », dont il cherche les causes et les implications.
Il dénonce une « rage de destruction » jamais connue dans l’histoire de l’humanité, une science utilisée pour le « meurtre organisé », par des États qui sèment la terreur pour asseoir leur domination. Le 8 août 1945, au moment où les pays occidentaux approuvent massivement la décision des États-Unis de larguer la bombe sur Hiroshima, Camus, au contraire, la condamne comme terrorisme d’État :
Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif et l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. (II, p. 409)
Selon lui, la guerre froide qui se met en place dans l’après-guerre n’est pas, à terme, moins mortelle que l’autre, puisqu’elle se fonde sur l’équilibre des armes dans les deux camps. C’est tout le développement industriel (et Camus n’a pas connu le développement fulgurant de la finance mondiale !) qui porte en lui des germes de mort car, au nom du progrès, et en visant l’efficacité, on prend parti pour le meurtre, en considérant que « la fin justifie les moyens » (II, p. 748).
Si le monde se défait, c’est aussi parce que les êtres humains disparaissent derrière des abstractions (aujourd’hui, on dirait : derrière les chiffres et les sigles et les tableaux) ; et on règle l’évolution de ces abstractions sur le mode d’une évidente nécessité : on invoque « le sens de l’Histoire » (ou, plus prosaïquement, on répète : « il n’y a pas d’autre solution »). Uniquement perçu dans sa dimension historique, politique, sociale, l’être humain n’est plus considéré en tant que tel : il est seul face à un système inhumain dont il se sent le jouet impuissant. Il est humilié, jugé, condamné – individuellement et collectivement.
Alors, comment se situer pour agir librement ? « Ni victimes, ni bourreaux », répond Camus. Si on se tait, on prend parti pour les bourreaux : on légitime le meurtre ; on se résigne aux massacres (surtout quand ils sont lointains). Mais on ne peut pas se résigner, même si c’est dans une fraternité active avec les victimes. Il faut « reconsidérer [sa] pensée et [son] action » (II, p. 452). En effet, les valeurs ont été perverties (« socialisme », « révolution », « démocratie », « collectivisation des ressources », « vérité des faits ») ; tout contrat social (national et international) semble inatteignable ; l’avenir n’apparaît même plus comme possible (II, p. 454). Je résume ici la pensée de Camus dans la série d’articles de 1946.
Les puissances européennes et nord-américaines, si fières d’elles-mêmes, aboutissent à un échec moral, par ce rétrécissement de l’humain et cette « perversion des valeurs » auxquels elles ne cessent de procéder, avec l’illusion destructrice de les faire prévaloir par la puissance militaire et économique (on songe au ressentiment ainsi attisé de nos jours mais qui, loin de conduire à retourner contre l’Occident ses valeurs fondatrices, promeut une internationale des despotismes et des populismes).
Dans un texte écrit en 1948, « L’Exil d’Hélène », Camus analyse cet échec en termes d’oubli par rapport à l’héritage grec, dans lequel il met en avant la beauté et la mesure. Or, dit-il, « [n]ous avons exilé la beauté » et, fils de la démesure, nous sommes lancés « à la quête de la totalité » ; et ce faisant, nous avons « désorbité l’univers » et nous vivons « dans la laideur et les convulsions » (II, p. 597-598). Devenue nihiliste, la civilisation européenne va vers un « suicide général », ajoute Camus dans une conférence à Athènes en 1955.
Et pourtant, dans cet hiver du monde, il rappelle la force des amandiers qui, en Algérie, fleurissent en février. Dans son beau texte « Les Amandiers » (III, p. 586-588), il plaide contre le désespoir face à la force des armes qui semblent avoir gagné dans le monde contre les forces de l’esprit :
Quand j’habitais Alger, je patientais toujours dans l’hiver parce que je savais qu’en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m’émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Chaque année pourtant elle persistait, juste ce qu’il fallait pour préparer le fruit. (III, p. 587)
Camus prend appui sur cette image, et aussi sur les « vertus de l’esprit » prônées par Nietzsche, pour affirmer hautement que, face à la force des armes, on peut encore et toujours opposer la force de l’esprit qui, sans pesanteur, « résiste à tous les vents de la mer par la vertu de la blancheur et de la sève » (III, p. 588).
Il ne nie pas le tragique mais il refuse le désespoir et, dans ce même texte « Les Amandiers », il dessine des chemins d’avenir (je cite ces phrases magnifiques – qui seront reprises par d’autres intervenants) :
Notre tâche d’homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront l’angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. Naturellement, c’est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, voilà tout. (III, p. 587)
Comment, donc, accomplir ces tâches ?
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D’abord – et c’est capital – il ne s’agit pas de refaire le monde. Camus n’a que méfiance pour les idéologies qui promettent tout pour demain ; il se refuse à les justifier par l’idée de progrès, telle que les Lumières l’avaient introduite (mais c’était dans le monde fixiste des pouvoirs de droit divin). Il veut, écrit-il dans « Ni victimes ni bourreaux », « définir les conditions d’une pensée politique modeste, c’est-à-dire délivrée de tout messianisme, et débarrassée de la nostalgie du paradis terrestre. » (II, p. 440). La nouvelle utopie consistera d’abord à vouloir « sauver les corps », donc à œuvrer fortement en faveur de la paix, et des conditions internationales de son maintien. Camus en parle en termes d’utopie, non parce que ce serait irréalisable, mais parce qu’il s’agit d’un avenir que les générations adultes ont échoué à préparer et que les générations suivantes « mieux armées », espère-t-il, (II, p. 454), auront à inventer. À quoi nous inciterait-il aujourd’hui, nous qui préparons si mal l’avenir de nos petits-enfants ?
Cette « utopie modeste » implique pour chacun de transformer ses mots et sa pensée. Dans sa conférence « La Crise de l’homme », il affirme :
Nous devons appeler les choses par leur nom. […] On ne pense pas mal parce qu’on est un meurtrier. On est un meurtrier parce qu’on pense mal. C’est ainsi qu’on peut être un meurtrier sans avoir jamais tué apparemment. […] La première chose à faire est donc le rejet pur et simple par la pensée et par l’action, de toute forme de pensée réaliste et fataliste. C’est le travail de chacun de nous. (II, p. 744)
En condamnant « toute forme de pensée réaliste et fataliste », Camus ne prêche pas contre la lucidité : les deux adjectifs s’expliquent mutuellement ; souvent on conseille au contestataire d’être réaliste, de se résigner (« il n’y a pas d’alternative », affirment aujourd’hui les tenants du néo-libéralisme triomphant). Camus refuse la résignation, de toutes ses forces. Croire à la force de l’esprit et des mots, c’est le début – et quelquefois la fin – de tout : « Désormais, le seul honneur sera de tenir obstinément ce formidable pari qui décidera enfin si les paroles sont plus fortes que les balles. (II, p. 456)
Pour orienter cette lutte, Camus ne cherche pas le sens mais propose des valeurs. Dans le premier « cycle » de son œuvre, centrée sur la notion d’absurde, il avait montré comment on peut vivre quand on a entériné le fait que rien n’a de sens, quand on s’est mis face à cette condition tragique de l’être humain, au lieu de chercher des réponses philosophiques ou religieuses. Il l’avait montré à travers des personnages comme Meursault ou Sisyphe ou Caligula : des personnages solitaires, affrontés au malheur et à la mort. Certes, Caligula reste enfermé dans sa douleur et ses rêves fous d’empereur tout-puissant, à la différence de Sisyphe et de Meursault qui, chacun à sa manière, savent s’ouvrir au monde. Tous deux ont la lucidité : Sisyphe sait que les dieux l’ont condamné pour toujours à ce châtiment absurde ; Meursault sait depuis longtemps que « rien n’a d’importance », que la mort à venir emporte tout par avance. Tous deux ont aussi le courage : Meursault sort de lui-même pour crier à l’aumônier de la prison cette vérité paradoxale : l’aumônier n’est pas dans la vie alors que lui, le condamné à mort, vit à plein et serait prêt à tout revivre ; Sisyphe refuse toute récrimination contre des dieux qu’il nie, il accomplit simplement sa tâche, aussi absurde qu’elle soit, mais en sachant que « la lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme ». Camus montre Sisyphe et Meursault le cœur plein : Meursault, tout ouvert au souvenir de sa mère et au monde, peut dire : « j’ai senti que j’étais heureux, et que je l’étais encore » ; et « il faut imaginer Sisyphe heureux ».
Les valeurs qui peuvent soutenir la lutte contre les forces de désintégration et de mort à l’œuvre dans le monde, Camus les a aussi illustrées dans son cycle de la révolte. Dans son roman La Peste ou dans sa pièce de théâtre L’État de siège, il a montré des personnages qui se battent ensemble contre le mal qui frappe les hommes – que ce soit sous la forme d’un virus ou d’un dictateur. Ils se battent au nom de la fraternité, car ils partagent le sort commun : le chroniqueur de La Peste ne peut qu’être un des Oranais enfermés dans la ville pestiférée ; Diego est frappé du même mal mystérieux que les autres opposants au dictateur. Dans la lutte âpre et dangereuse qu’ils mènent, il leur semble par moments perdre toute sensibilité ; et cela n’empêche pas les enfants ou les femmes aimées de mourir. Mais les deux héros saisissent finalement, au plus profond d’eux-mêmes, l’importance de l’amitié, de l’amour, de la tendresse. Dans L’État de siège, Diego choisit de mourir pour que Victoria vive car « […] ce monde a besoin de toi. Il a besoin de nos femmes pour apprendre à vivre. Nous [les hommes], nous n’avons jamais été capables que de mourir. » (II, p. 363-364). Dans La Peste, le docteur Rieux qui s’est battu de toutes ses forces contre l’épidémie comprend finalement l’essentiel : ce n’est pas « que ces choses aient un sens ou non » ; c’est de voir « ce qui est répondu à l’espoir des hommes » ; et ce qui est répondu, c’est que « s’il est une chose qu’on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c’est la tendresse humaine. » (II, p. 242)
Camus lui-même a mené cette lutte contre les forces de mort, en direct, puisqu’en tant que journaliste et en tant qu’intellectuel « embarqué » (il récuse le terme « engagé »), il peut faire résonner ses mots en France et au-delà des frontières, vu la notoriété qu’il a acquise dans la seconde moitié des années 1940. Même si ses discours, conférences, articles, essais suscitent des polémiques, il fait entendre une voix, une parole qui porte haut des valeurs éthiques. Il ne se pose pas en sauveur, ni en prêcheur de morale (ses détracteurs ne se priveront pourtant pas de l’en accuser). Il réveille les consciences ; il rappelle l’élan de la Résistance ; il parle pour les êtres humains – non à leur place mais afin de plaider pour eux contre l’Histoire qui les broie. Il n’est pas seul ; en France, et plus encore dans toute l’Europe, il est en dialogue avec des êtres de bonne volonté, des intellectuels qui luttent au nom des mêmes valeurs que lui, souvent en butte à l’échec et à la solitude – et l’un des seuls en France à le faire alors contre le stalinisme. De ce dialogue, les chercheurs font actuellement émerger des traces passionnantes, qui dessinent ce climat intellectuel européen visant, pour reprendre des mots de Camus, à « reprendre les choses à leur début pour refaire une société vivante à l’intérieur d’une société condamnée » (II, p. 452).
Et, à Stockholm, il peut saluer ce que sa génération a déjà fait pour commencer à accomplir cette tâche : « […] il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. » (IV, p. 242) Je ne m’attarderai pas sur ce propos – qui sera développé ici même demain, ainsi que ce qu’il dit dans la même phrase sur la lutte pour la paix et la réconciliation du travail et de la culture. Je citerai seulement la belle image à laquelle il recourt : « refaire avec tous les hommes une arche d’alliance » (IV, p. 242) ; il ramène dans la sphère humaine l’image biblique de l’alliance de Dieu avec son peuple, il laisse affleurer l’image de l’arc-en-ciel pour suggérer une fédération universelle.
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L’artiste, comme tout être humain, travaille à cette tâche collective : la création est un des moyens d’aller contre le délitement du monde. Camus le fait avec ses moyens propres – ce que soulignent avec force les deux Discours de Suède, celui du prix Nobel et la conférence « L’artiste et son temps ». Il affirme cette responsabilité spécifique de l’artiste : écrire, dit-il, est un honneur – qui implique une obligation de solidarité (IV, p. 24). Il s’agit avant tout de la claire conscience de ce qu’il a en partage avec les autres, c’est-à-dire le monde tel qu’il est, aujourd’hui-maintenant, et, plus largement, la douloureuse condition humaine. Les actes viendront ensuite, c’est-à-dire les œuvres où viendront résonner « le malheur et l’espérance » des hommes.
Mais leur création même nécessite la solitude ; l’artiste ne peut pas créer dans le bruit et le divertissement (au sens pascalien). La beauté, celle qu’on reçoit autant que celle qu’on tente de créer, exige un âpre face à face. Camus médite longuement sur la solitude irrémédiable des vrais artistes ; dans la conférence « L’artiste et son temps », il évoque Nietzsche (qui, pour lui, est un artiste-philosophe) « entré dans une solitude définitive, écrasé et exalté en même temps par la perspective de cette œuvre immense qu’il devait mener sans aucun secours » (IV, p. 265).
On retrouve là le dilemme sur lequel venait se clore la nouvelle « Jonas ou l’Artiste au travail » dans L’Exil et le Royaume ; après une période de stérilité, le peintre Jonas retrouve son étoile avant une sorte de passage symbolique par la mort ; mais avant cela, il a peint une « toile, entièrement blanche, au centre de laquelle [il] avait seulement écrit, en très petits caractères, un mot qu’on pouvait déchiffrer, mais dont on ne savait s’il fallait y lire solitaire ou solidaire. » (IV, p. 83) La tension n’est pas entre un pôle négatif et un pôle positif : l’artiste a un impérieux besoin de solitude ; mais il se stérilise s’il se coupe des autres. Dans les années 1950, Camus vit cette tension sur le mode de l’épuisement personnel.
Il passe aussi par de graves moments de doute, à la fois sur son talent de créateur et sur les risques d’imposture qu’il encourt en prenant la parole : au nom de quoi est-il alors légitime ? Créer – et donc, pour lui, créer avec des mots – peut-il « empêcher que le monde ne se défasse » ? Depuis les années 1930, il n’a cessé, seul ou en dialogue avec des artistes et des philosophes, de réfléchir à la parole – sa puissance et ses impasses. Cette méditation aboutit à la formule-choc que l’on trouve dans l’Introduction de L’Homme révolté (1951) : « Parler répare » (OC III, p. 68) ; si, dans le contexte, il s’agit de l’affrontement de l’homme avec l’absurde, l’expression (appuyée par sa construction sonore en chiasme) prend une portée plus grande dans ces années de crise. D’ailleurs, ne se répond-il pas à lui-même quand, à peu près en même temps, il écrit, dans les poèmes en prose de La Postérité du soleil (qui ne sera publié qu’après sa mort) : « Parler sépare, aussi » (OC IV, p. 700).
Pour autant il ne s’agit pas de se taire mais de parler autrement, de parler à partir d’ailleurs. On le comprend mieux si on lit l’ensemble du bref poème de La Postérité du soleil : « Le jour s’achève, les feuilles crissent. Ils attendront encore, tu les aimes mieux d’ici. Parler sépare, aussi. » La parole n’est pas communication quand elle est mal ajustée ; et il arrive que, de loin, on aime mieux, que l’on puisse être en communication plus profonde. Dans ce début des années 1950, Camus se pose la question spécifique du régime de parole que peut, que doit choisir l’écrivain-artiste pour « empêcher que le monde ne se défasse ». Depuis la guerre, il a eu une parole publique (articles dans Combat, discours, pétitions, etc.) au cœur des luttes et des polémiques. Son œuvre s’est développée selon le parcours philosophique qu’il lui avait assigné avant la guerre : le cycle de l’absurde puis celui de la révolte, ce dernier évidemment traversé par les mêmes thèmes et valeurs que la parole publique.
« […] tu les aimes mieux d’ici » ; comment situer cet « ici » d’où il pourra aimer, et parler – mieux ? À l’évidence, le théâtre y occupe une place importante ; puisqu’il en sera amplement question demain, je ne fais que mentionner ici cet ailleurs d’où on parle du monde et au monde ; je rappelle seulement que, dans les années qui précèdent sa mort accidentelle, Camus travaillait à ce qu’on lui confie un théâtre parisien où il puisse réaliser librement ses projets ; ce devait être fait en 1960…
L’ici, d’où il doit et veut parler, c’est, à partir de 1954, ce que l’on n’appelle pas encore la guerre d’Algérie, dans laquelle un monde se défait, de la pire manière. Camus parle d’abord sur le mode « ancien » : la presse, le discours, l’essai – ou l’intervention directe comme lors de l’ « Appel pour une trêve civile en Algérie », qu’il lance à Alger en janvier 1956 à l’initiative d’amis « libéraux » des deux communautés. Mais c’est l’échec. Il rassemble alors l’ensemble des textes qu’il a écrits sur l’Algérie : cela donne, en juin 1958, Chroniques algériennes ; mais ce recueil de vingt ans de textes devient le bilan d’un double échec, celui de la France en Algérie et le sien propre.
Il lui faut dire l’Algérie autrement, non pas pour travailler à maintenir un statu quo injuste mais pour inventer la communauté à venir, pour affirmer qu’elle est possible et souhaitable même quand elle semble devenue impossible :
Je veux croire, à toute force, que la paix se lèvera sur nos champs, sur nos montagnes, nos rivages et qu’alors enfin, Arabes et Français, réconciliés dans la liberté et la justice, feront l’effort d’oublier le sang qui les sépare aujourd’hui. (IV, p. 255)
Dire l’Algérie, c’est la faire apparaître autrement, par les moyens de l’art, c’est-à-dire dans ses récits ; de fait, par l’espace-temps et par les personnages, elle entre concrètement dans les nouvelles de L’Exil et le Royaume et dans Le Premier Homme (les dossiers de travail du roman inachevé nous montrent que la question algérienne y aurait été centrale).
Mais le roman va plus loin : il vise une dimension universelle, inhérente à la tâche spécifique de l’artiste. S’il veut empêcher que le monde ne se défasse », l’art doit réunir, en faisant « retentir le silence » ; il doit « émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes » (IV, 240). C’est parce qu’il a compris cela que Camus a déjà amorcé une mutation profonde de son écriture : écrire de l’intérieur de l’amour, cela change tout. Non seulement il va « parler de ceux qu’il aime », mais il va écrire autrement, en laissant frémir davantage l’émotion, en laissant affleurer le lyrisme.
Il ne s’agit pas de raconter au monde entier sa petite histoire (il refuse d’ailleurs d’écrire une autobiographie). Mais, à travers ces quelques anonymes que sont les membres de sa famille, il veut montrer l’être humain écrasé par l’Histoire ; comme la mère du protagoniste, qui vient d’apprendre la mort de son mari, tué en 1914 à Verdun, « restée muette et sans larmes pendant de longues heures à serrer dans sa poche le pli qu’elle ne pouvait lire et à regarder dans le noir le malheur qu’elle ne comprenait pas. » (IV, p. 783). Camus veut également témoigner de l’éminente dignité de ces pauvres. Il veut aussi, encore et toujours, mais plus concrètement que dans les essais et les articles, lutter pour « préserver la part de l’homme qui n’appartient pas à l’histoire » (II, p. 455), celle où l’on peut être pleinement humain.
* * *
« Empêcher que le monde ne se défasse », c’est lutter pour la vérité et la liberté (on le dira amplement dans ces deux jours). Mais c’est aussi donner sa chance à la vie et à la joie, découvrir en soi une lumière et en préserver les sources, comme il le dit magnifiquement dans « Retour à Tipasa » :
[…] je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l’ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quitté. C’était lui qui pour finir m’avait empêché de désespérer. […] Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. » (III, p. 613)
Le monde aujourd’hui se défait, bien plus gravement encore avec la catastrophe climatique. La tâche des générations à venir est de plus en plus lourde. À nous de leur en donner l’énergie ; Camus nous y aide.
Qui, après Camus, ose écrire sur Tipasa sans trembler ? La ville est tellement marquée par son empreinte qu'on est saisi de frayeur à l'idée d'en parler. C'est que Noces et Retour à Tipasa donnent le vertige. Ils demeureront à tout jamais l'étalon d'or pour évaluer tout texte que quiconque osera écrire sur une ville qui, si elle n'est peut-être pas habitée par les dieux, l'est certainement par l'âme de Camus. Qui ose défier Camus ? Tipasa lui appartient comme Paris appartient à Zola, Dublin à James Joyce et La Havane à Hemingway.
Marquée de l'empreinte des dieux et d'un chantre par ces mêmes dieux inspiré, Tipasa n'a plus rien à recevoir mais tout à offrir, pourvu seulement qu'on en soit digne. Et cette passion qu'elle reçoit en retour est son dû, la dîme à payer en échange des parfums et des sons et de ces jeux d'ombres et de lumières sur un rocher ou sur une barque au bord de l'eau. C'est le prix à payer pour que la ville reste encore là et ne disparaisse dans une brume matinale, faute d'être aimée. Déjà que Tipasa a un pied ici et un autre posé sur la rive opposée qui, par deux fois, l'a engendrée. N'est-elle pas issue de ces innombrables va-et-vient des marchands et des guerriers aux impatients navires ? N'est-elle pas née de l'échange entre les races et les cultures méditerranéennes, elle qui fut phénicienne puis romaine pendant des siècles et qui a beaucoup appris de la Grèce comme sa voisine Cesarea (Cherchel) et comme en témoigne son musée ? Succédant aux Romains en 534, 534 ap. J.-C., les Byzantins occupèrent Colonia Aelia Tipasensis pendant deux siècles et lui redonnèrent sa ferveur chrétienne mais aussitôt après leur départ, la cité sombra dans le silence des ruines. Cependant, au XIXe siècle, le fabuleux site ne laissa pas insensibles les derniers conquérants, qui y édifièrent une ville au milieu des figuiers et des ruines. Tant de poésie à la fois ! Après l'oubli, Tipasa Oppidium, la cité ainsi nommée dans la cosmographie de Julius Honorius, renaissait comme le sphinx de ses cendres, ville blanche d'Occident posée telle une perle sur une rive d'Afrique. Depuis, Tipasa ne cesse de se prosterner face à la mer et peu importe que nous ne sachions pour quel dieu.
A tous ces mythes et ces charmes, ajoutez les parfums de bougainvilliers et de jasmin et les odeurs enivrantes de l'absinthe ! Mais c'est trop ! Même pour Camus, c'est irrésistible.
Tipasa, tel un mirage
Au sortir de Bérard, entre pins maritimes et roseaux, surgit le Chenoua, gigantesque odalisque couchée sur le dos avec presque tout le ciel pour lit. Etendue bleue sur fond bleu. Un panache d'excès. On a hâte d'y être.
Voilà, voilà qui coupe le souffle ! Mais c'est depuis la colline ardente de la Sainte Salsa que l'on voit mieux la ville splendide émerger dans un écrin de verdure : blancheur immaculée et chapeaux de tuiles rouges. De ce promontoire, à l'aube, elle jaillit tel un mirage : un halo tremblant ou une espèce de voile blanchâtre qui soudain se déchire et c'est déjà le jour. Une lumière écrue, torride vient de frapper la ville de plein fouet ! Cinglée par tant de lumière, Tipasa se remue un peu, puis apparaît dans son absolue nudité, majestueuse dès cet instant.
Sur le quai, la sardine frétille dans les cageots. Des grappes humaines se déversent dans les rues, les rideaux grincent, les commerçants arrosent les trottoirs, des bus bondés s'ébranlent. Ici le nouveau jour toujours recommencé est jour de noces pour les uns et synonyme de labeur et parfois de peine pour d'autres.
Le soleil est oblique. La ville hurle déjà sous ses dards. Même les bougainvilliers, cascades purpurines sur les façades, implorent pitié ; les pierres se calcinent et les rues semblent vouloir, dans la ville, laisser s'engouffrer la mer, comme si un naufrage valait mieux qu'un incendie. Mais la mer ne se fait jamais prier. Les clameurs habitent déjà la ville. Souveraine est la mer. Plus souveraine encore est la mer à Tipasa.
De quelque direction que l'on arrive ici, on accède toujours par les lieux où se reposent les morts. A l'ouest, nous accueille un petit cimetière punique et à l'est, l'immense nécropole chrétienne antique, presque mitoyenne du cimetière musulman où les géraniums sourient à fleurs rouges et roses au soleil qui se fracasse sur une ville comme née de ses entrailles. Alors, pour la mémoire des morts et des peuples bâtisseurs d'autrefois - qui ne nous ont pas légué des pierres seulement la beauté de l'esprit - entrons dans le royaume des ruines avant d'entrer dans la ville limpide.
Un soleil vorace tournoie comme un vautour avant d'abattre sur Tipasa une nuée de rayons semblables à des coups de poing. La mer : multitude de paillettes d'acier sous un ciel, plutôt une tôle chauffée à blanc, d'un éclat insoutenable. On croit entendre hurler la pierre. Allons nous réfugier dans le cœur des ruines, auprès de nos ancêtres ! Certes, venir ici pour y rechercher des légendes et des mythes n'est pas une passion commune, mais peut-on vraiment aimer des paysages si on ne sait pas à quel point d'autres avant nous les ont aimés ?
Il est des moments où on oublie même les siens et on se rapproche des pierres, alors, fidèle aux légendes, moi je m'en vais là-haut sur la colline.
“La basilique Sainte Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques.” ( Noces, Albert Camus).
Cette colline est une immense zone d'inhumation, considérée comme l'une des plus belles nécropoles du monde occidental. Les excavations ont livré un important mobilier funéraire dont une partie est exposée au musée de la ville. Utilisé dès l'époque punique, ce cimetière continua à l'être jusqu'au Ve s. ap. J.-C.
Sarcophages et pierres taillées
Un sentier sinueux se faufile au milieu d'enclos funéraires, de tombes à caissons et de sarcophages, par centaines, par milliers peut-être, et de toutes tailles ! Il nous promène. Nous prenons même le temps de regarder la mer, à l'ombre bienvenue d'un figuier ou d'un tamaris. Toutes ces tombes, tous ces sarcophages, alignés dans un ordre parfait, comme pour le jour où les âmes rejoindraient le Seigneur, nous deviennent vite familiers. Déjà nous avons l'impression que nous ne nous promenons pas au milieu des mânes mais dans le domaine d'êtres encore en vie. En tout cas, leur esprit est là, dans la beauté nue des sarcophages, dans cet alignement mathématique et dans l'austérité et la dignité qui s'en dégagent. Non, ce lieu n'est pas habité par la mort mais par la force lisse, diamantine de l'esprit !
L'air est léger. Quelques arbres ébouriffés par la brise. La mer palpite à peine - grande colère contenue - mais à son bruit sourd, on sait qu'elle est en train de mordre la falaise. En haut, le soleil guette une proie. Dans cette harmonie, qui soudain apparaît comme un brouillon de choses incompatibles, comme un chaos d'éléments jetés au hasard, seules les sépultures semblent ordonnées, profondément sereines dans leur alignement, dans leur grâce et leur dignité. Et c'est là, grâce à la beauté nue des sarcophages, que je comprends que sans toutes ces pierres taillées et retaillées par les hommes, tout le site, aussi loin que porte le regard, ne serait qu'un vulgaire paysage, qu'un ordonnancement banal d'arbres, de collines, de falaises…
Une force x a créé la Nature, mais c'est l'Homme qui rends cette dernière plus belle, plus digne d'admiration, puis les Hommes créent des dieux pour se sentir peut-être plus humbles.
Voilà pourquoi même la mer paraît fade devant cet alignement tombal plus remuant en nous que la vulgaire tache bleue qui pourtant va plus loins que l'horizon. Quelques pierres façonnées par les hommes pour y mettre leurs morts nous parlent soudain un langage plus fort que celui de la nature toute entière ! Les arbres, les rochers, les collines et le ciel où tournoie un soleil devenu fou, semblent pathétiques. Et plus pathétique encore, la mer ! Devant ces sarcophages, qui ne bougent pas, qui ne s'agitent pas inutilement, qui ne remuent rien et que rien ne remue, pas même le ciel s'il venait à voler en éclats. Le temps s'est arrêté et les ruines sont là, traces éternelles de la main humaine qui, dans la mutité du minéral, à immortaliser la force de l'esprit.
Tous les hommes ne le savent peut-être pas mais nous venons tous à Tipasa pour ces pierres et non pas pour la mer qui, d'ailleurs, partout est toujours la même : bleue, inutilement bleue. H2O.
C'est avec ces certitudes que je me dirige enfin vers la basilique de la Sainte Salsa, avec la certitude aussi que ce n'est pas pour y voir un amoncellement de ruines mais pour y découvrir la quintessence de l'esprit humain, cette lumière plus vive que le soleil et que rien, oui, rien, pas même les ténèbres dites éternelles ne pourront effacer ni éteindre. Enfant, j'y allais avec d'autres collégiens y chercher des pièces romaines, aujourd'hui c'est le parfum de l'âme que je suis convaincu d'y trouver, l'âme des Berbères Maures, l'âme des Puniques, l'âme romaine, tous ces bâtisseurs d'antan. Les côtés sombres, il faut s'en f… car désormais nous sommes convaincus que l'histoire à enseigner aux hommes ne doit plus être une histoire de haine mais une histoire d'amour. Elle doit nous apprendre à aimer l'Autre pour le bien qu'il nous a fait et pour toutes les leçons d'art et de sciences qu'il nous a apprises - et Dieu sait qu'elles sont nombreuses - et seulement pour cela, d'autant qu'il est notre semblable. Il ne sert à rien de rappeler les fracas des armes et les factices épopées guerrières ni de faire tinter les os de nos martyrs car il a aussi les siens, qui sont aussi les nôtres, comme les nôtres sont siens. Approcher cette basilique avec des pensées d'exclusion ou de règlement de comptes avec d'autres peuples par l'entremise de l'histoire, c'est offenser Sainte Salsa, la martyre si douce, “plus douce que le nectar” et qui est Tipasienne, notre lointaine compatriote dont l'âme avait été illuminée par la foi nouvelle. Chrétienne était-elle ? Ou seulement une agnostique révoltée contre des pratiques cruelles ? L'hagiographie nous dit que “Salsa avait quatorze ans quand, dans son indignation de voir adorer une idole de bronze, elle la jeta à terre, la brisa et en jeta la tête à la mer. Revenant au temple pour y rechercher d'autres fragments, elle se heurta à la population déchaînée qui la lapida et, à son tour, la précipita dans les flots… La mer se déchaîna dès qu'elle reçut le corps de l'enfant. Et un voyageur venant de Gaule retrouva miraculeusement la petite morte… Dès lors, la mer s'apaisa et le vent tomba. Et le corps de la jeune martyre fut porté dans une humble chapelle au-dessus même du port.” (J. Bardez, cité dans un texte de F. Djelti et S. Ferdi, intitulé Site et antiquités de Tipasa).
Nous aimons cette adolescente à peine pubère qui a ennobli l'esprit par un acte de révolte et parce qu'elle était une martyre, sans pour autant haïr ceux qui l'ont tuée. D'ailleurs, cette histoire est trop lointaine pour pouvoir susciter de la haine. Néanmoins, dans dix mille ans, elle nourrira encore de l'amour comme si elle était de la veille. Quelques murs, une abside, des arcades, voilà ce qui reste de la basilique qui, vers le IVe s., lui fut dédiée, mais avec les yeux du cœur vous verrez que tout l'édifice est là, suspendu sur ses colonnes de lumière, éternel comme l'esprit qui habite la colline.
Venez ici en automne ou en hiver par un jour de soleil frileux et vous entendrez, entre les rafales de vent et le hurlement des vagues, une espèce de souffle, je dirais divin. Ou sont-ce les soupirs chagrinés de Sainte Salsa qui pleure l'égarement des âmes hors des sentiers lumineux de sa foi ? Pourtant, même lorsque souffle le vent le plus glacial, des pêcheurs viennent ici jeter leurs hameçons et Sainte Salsa se sent moins seule.
C'est peut-être pour cela que parfois, on croit entendre un chant qui caresse la colline et descend vers Tipasa à l'heure où, en toussotant, des barques bleues et blanches reviennent au port.
Mais ce n'est plus dans les ruines qu'on trouvera le fil d'Ariane de la ville aujourd'hui paresseuse comme les bougainvilliers qui couvrent encore quelques murettes de ses villas comme ses ruelles qui déambulent en pentes douces vers le port, le point où convergent à la fois le labeur, l'ennui quotidien et une certaine douceur de vivre. C'est qu'on ne peut pas être plus exigeant que cela dans une ville où une beauté nue, désormais sans esprit, épouse l'innocence. Il est (pourtant) des jours où, en flânant à Tipasa, on s'attend à rencontrer un esprit éclairé, Camus ou Juba II - qui, quoique roi, fut un intellectuel et un homme très sensible - mais aussitôt on se ravise et on va rejoindre la foule, à la plage ou dans un café sombre où l'on remue des dominos - on est aussi venu pour ça, pardi ! Ensuite on les quitte définitivement, ces ruines, on disparaît, mais elles restent toujours là, vestiges de la première intelligence, témoins vivants de l'esprit qui a su épouser les contours du grès.
Mémoire des ruines
C'est l'heure où le soleil repeuple de ses flèches chaque pierre, chaque grain de sable. Il s'attarde sur une colonne, balaie le péristyle d'une demeure en ruines, se projette avec violence sur les toits rouges de la ville maintenant muette et cloîtrée dans la sieste qui la sauve du grand vautour en furie, pénètre à travers les frondaisons d'oliviers où crécelle un grillon inconsolable, griffe un mur et se faufile derrière une ombre bleue pour fendre de tous ses dards sur la place nue près du port où l'on vient se faire écorcher vif par cette charrue qui vous laboure tout entier.
Si vous êtes venu pour le culte du bronzage, le soleil à son zénith s'impatiente de vous rôtir.
Des pêcheurs reviennent au port. En toussotant, la barque fait une ellipse et caracole lentement vers l'abri où depuis plus de deux millénaires un immense tombeau punique, jeté là par Dieu sait quel hasard ou quelle force, se prend lui aussi pour un bateau. Pour l'anecdote, chère aux archéologues, c'est ce mausolée à moitié englouti qui a permis de dater Tipasa de l'époque punique.
En été, même les jetées servent de plongeoirs pour tous ces corps jeunes et bronzés qui célèbrent le culte immortel de Dionysos, mais dans leurs plongeons, dans leur regard et même dans leurs rires qui pourtant éclatent comme des pastèques trop mûres, on décèle une impatience : celle de revoir les touristes d'antan.
Ici, les jeunes ont les plages pour unique passion, voilà pourquoi ils s'ennuient en hiver, car en concevant des espaces pour festoyer le corps, la ville a oublié l'esprit. Puis, Tipasa nous étreint avec son charme, alors on oublie l'hiver et on se fait à l'idée qu'une belle ville n'est pas forcément une ville de l'esprit, d'autant que Tipasa n'a pas la prétention d'être une Rome ou une Syracuse en miniature. Site archéologique et balnéaire sans plus ! Et si Camus l'a rendue célèbre, la ville quant à elle n'a jamais cherché à glaner des lauriers. Pourtant, son passé la raccorde aux villes prestigieuses et c'est pour cela que vers le crépuscule, lorsque la mer est outremer et que le ciel flamboie, on a l'impression que la ville tremble comme pour s'arracher à la terre et s'en aller rejoindre la Grèce ou l'Italie. Depuis la fin de l'empire romain, Tipasa a perdu cette assurance royale qui ancrait les hommes à leur présent et une ville à une plus vaste contrée. Et si, aujourd'hui encore, il n'est pas rare d'entendre quelques-uns se vanter d'une certaine filiation latine, c'est tout simplement parce que le passé est têtu et qu'il n'est pas seulement dans la mémoire des ruines mais aussi dans celle des hommes.
Il y a à peine quinze siècles de cela, ici on parlait à la fois le punique, le latin et le berbère. Il y avait aussi un théâtre et un amphithéâtre.
C'est dans le crépuscule, une lumière rose se pose sur les épaules du Chenoua. Des milliers d'automobilistes prennent la route, repus de clameurs marines, d'orgies de soleil et d'agapes inoubliables dans une ville comme conçue pour le culte de Dionysos. Les Tipasiens, quant à eux, continueront à travailler pour ceux qui sont venus y passer tout l'été. Ah, j'allais l'oublier : à l'heure où le soleil bourdonne, prêt à exploser en bourrasques de plomb fondu, il vous est peut-être arrivé de voir, comme il m'arrive souvent de voir, sur l'esplanade du Forum, près de la Nymphée ou du Temple anonyme, quelques silhouettes anciennes habillées de toges ou de pagnes et qui disparaissent aussitôt qu'apparues. Pour moi, ces fantômes sont aussi réels que ces ruines et ce sont eux surtout qui m'attirent à Tipasa.
Ali El Hadj Tahar