CE n’est pas sans curiosité, après l’Etranger, après Sisyphe, après Caligula, que l’on ouvre ce petit volume (1), réimpression de quatre essais qui parurent à Alger en 1938. Et sans doute ce sont bien des essais, comme un premier jaillissement d’idées et d’attitudes, lorsque tout se presse à la fois, dans un certain désordre encore, et sur le même plan, sans relief et sans ombre. Bien des tableaux paraissent inutilement surchargés, plusieurs thèmes se dégagent mal tandis que d’autres reviennent d’une manière un peu monotone. On s’appesantit parfois avec une insistance superflue. Mais l’on retrouve aussi le ton incomparable, une sorte de dureté éclatante de la langue et de hauteur souveraine : tout annonce, dans la pensée comme dans la forme, cette aisance de prend style qui sera celle de l’Etranger.
Et lorsqu’on sort de ce petit livre, tout titubant de lumière, on songe à ce jour de 1941, alors qu’il faisait nuit sur l’Europe et que pesait partout un envoûtement triste : cet étrange étranger nous arriva soudain d’Afrique avec sa mer, son sable et son soleil. Et, fort de sa seule existence, il surgit dans ce monde étouffant des petits hommes comme sa négation superbe, un défi immédiat, lumineux et tranquille.
Avec Albert Camus parle toute la noblesse de l’homme. Et puisque cette noblesse est d’assumer totalement son destin terrestre, peu de voix nous semblent aussi pures, peu d’élans plus authentiques et plus clairs que le chant qui s’élève ici parmi les pierres et le vent d’Afrique. Depuis Nietzsche, peut-être nous n’avions plus entendu pareil langage. Et ce n’est certes pas un hasard que l’un comme l’autre fussent des amants du Midi. L’évidence de Tipasa, Djemila ou Alger, ce que proclament ces ciels torrides, la mer brillante et les rochers sans ombre, c’est qu’en dehors de cette terre il n’y a rien, c’est qu’une vie d’homme grille comme les absinthes au soleil et qu’après cette passion brûlante et courte, tout est fini sans remède.
Dans cet air transparent d’Algérie où la lumière viole tous les sanctuaires, dans cet univers éperdument présent où tout semble ivre d’être, sans distance, sans recul et sans arrière-pensée, sans projet et sans souvenir, il n’y a pas de place pour les hallucinés de l’arrière-monde. Et pas de place non plus pour le misérable petit néant de l’espoir, ce « sale espoir » dont parlait la petite Antigone. Par-delà toutes les illusions, les ruses mesquines de l’impuissance et les consolations dérisoires, l’homme retrouve ici sa condition terrestre. Mais il ne s’agit pas de résignation ou de renoncement : de cette vie qui brûle comme un leu de paille, au rythme inévitable des jours et des nuits, se dégage une étrange et lucide ivresse. Si l’homme sait qu’il est perdu, il lui reste du moins cette noblesse ultime et décisive de refuser d’être sauvé.
Ainsi le thème de la Terre chez prend-il son véritable sens. Comme chez Nietzsche, il n’a rien de commun, évidemment, avec le thème du sol et son attachement triste, leçon de vie étroite, lente et élémentaire. Mais il ne doit pas être entendu davantage comme un appel romantique de communion panthéistique : l’homme est « présent » au monde ; c’est assez dire qu’il ne se perd pas en lui, mais se retrouve au contraire à son contact dans la plénitude de sa conscience et de son être. La Terre est le cadre tragique de la vie, le contour absurde de l’homme ; les dé-cors et les gestes du monde cernent ma seule, fragile et splendide existence.
C’est pourquoi le thème de la Terre est aussi celui du corps et de la chair. La dialectique de la distance, du contact et de l’étreinte régit l’homme au milieu du monde, et il n’y a pas plus de place, ou soleil de midi, pour les hallucinés de la pensée pure que pour les hallucinés de l’arrière-monde.
Que pourrait signifier une autre vie, un monde qui ne serait pas celui des rochers, des forêts et des femmes ? Que pèsent toutes les promesses auprès de ces certitudes de pierre et de sang, de ces vérités éphémères ? Paradis dérisoires, éternités fantômes, combien maintenant, vous paraissez risibles, pâles et pauvres rêves ! Tous les absolus, tous les au-delà, toutes les idoles s’écroulent devant le visage opaque et lumineux du monde, au soleil pur et bleu de la Méditerranée, dans le cadre charnel de la mer et du sable.
Alors peuvent se célébrer, sous le ciel verge, les noces pathétiques de l’homme et de la Terre.
Article de Marcel Péju paru dans Franc-Tireur, 31 août 1945, p. 2
Les commentaires récents