En 1954, la France vit des jours heureux, les années noires de la Deuxième Guerre mondiale sont derrière elle, l'économie est en plein essor et les salaires augmentent. Aux confins de son empire colonial, un conflit s'achève dans la plus grande indifférence : la guerre d'Indochine. Entre les accords de Genève reconnaissant l'indépendance du Vietnam signés le 20 juillet, aux débuts du soulèvement armé en Algérie, en novembre, 100 jours font craquer l'Empire français et annoncent la fin d'un monde. S'inspirant de l'exemple vietnamien, des militants algériens, puis marocains et tunisiens, décident de passer àl'action pour obtenir l'indépendance.
Pour combattre le Vietminh, de 1945 jusqu’à Diên Biên Phu, le corps expéditionnaire français a enrôlé 180 000 soldats africains et maghrébins, envoyés loin de chez eux faire une guerre qui ne les concernait pas.
L’écrivain marocain, Abdellah Taïa, ne sait rien du premier mari de sa mère. Son premier amour, celui avec qui, très jeune, elle a eu son premier enfant. M’Barka Allali n’a jamais rien dit à son fils, huitième de la fratrie issue de son second mariage. L’auteur de « Vivre à ta lumière » (éd. du Seuil, 2022), hommage émouvant à sa mère, s’en veut terriblement de ne pas l’avoir questionnée de son vivant. Quel choc lorsqu’il a appris par l’une de ses sœurs lors de ses obsèques en 2010 que ce mari avait été envoyé en Indochine dans les années 1950 se battre pour la France et n’en était jamais revenu.
« Cet homme est allé si loin faire une guerre qui ne le concernait pas, pour tuer des gens qui ne lui avaient rien fait… Il a rencontré la mort dans un territoire qui n’existait pas pour lui, un pays qui n’avait aucune réalité pour lui », nous dit Abdellah Taïa. Quelque part au Vietnam, une tombe attend depuis soixante-dix ans d’être visitée. Ou peut-être n’y a-t-il pas de tombe. Personne ne sait. « Depuis ce jour de 2010, j’ai le désir d’aller au Vietnam, essayer de retrouver là où il est mort. Pour lui rendre hommage, faire la prière musulmane à laquelle il n’a pas eu droit. Personne n’est allé sur sa tombe. C’est d’une solitude extrême », dit l’écrivain de l’exil et des identités.
On a souvent justifié l’oubli de la guerre d’Indochine par sa géographie lointaine, ainsi que par la concurrence de la guerre d’Algérie en 1954 et de celle menée par les Américains au Vietnam qui ont toutes les deux éclipsé la débâcle française en Extrême-Orient. Une autre raison explique pourquoi on s’y est peu intéressé. Pour composer le corps expéditionnaire, le gouvernement français a fait appel aux soldats de métier, à la Légion étrangère (50 % d’Allemands), mais surtout aux soldats de son empire. Une grande partie des « anciens d’Indo » étaient originaires de l’Indochine, du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne.
Les indigènes ? La France les avait déjà mobilisés, lors des deux guerres mondiales, les tirailleurs indochinois se battaient aux côtés des Sénégalais et des Algériens. Quand il s’est agi de faire la guerre en Indochine, elle décida aussi d’envoyer des soldats africains. Plus de 180 000 hommes y débarquèrent entre le printemps 1947 et l’été 1954. Soit près de 30 % des effectifs (490 000). Des dizaines de milliers y sont morts.
L’Afrique ? Un réservoir humain et une aubaine
En 1947, sur le terrain, l’armée française a besoin d’hommes. On refuse le recours aux appelés pour ne pas brusquer l’opinion publique en métropole. L’Afrique est vue par les militaires comme leur réservoir humain traditionnel, et une aubaine : les soldats africains ont l’avantage de coûter moins cher que leurs homologues français à grade égal.
Lors de la bataille de Phu Ly, le 3 juillet 1954 (après Diên Biên Phu), des tirailleurs marocains ont capturé des soldats vietminhs. JENTILE / AFP
Les responsables politiques, eux, hésitent. Est-ce bien une bonne idée d’envoyer des colonisés combattre d’autres colonisés ? Les événements de Sétif en Algérie en 1945, les soulèvements nationalistes du Maroc en 1944, les manifestations à Thiaroye au Sénégal en 1944, et la montée du communisme français font craindre un noyautage. Mais face aux difficultés de recrutement, les autorités acceptent à contrecœur, au compte-goutte d’abord, puis de manière plus systématique.
Gloire militaire et petit pécule
Pour les soldats africains, l’armée, c’est la gloire militaire et le moyen de gagner un petit pécule – une misère, en réalité – et d’échapper à la grande pauvreté. Vétérans et plus jeunes s’engagent en nombre. A l’exception des quelques gradés (comme le futur empereur de Centrafrique Jean-Bedel Bokassa, qui, devenu adjudant après sa participation à la Seconde Guerre mondiale, part en Indochine), la majorité des premiers engagés ne parlent pas français, sont illettrés, et viennent des campagnes.
On les forme à Fréjus très vite et parfois mal. On les met en garde contre les méfaits de l’alcool et les maladies vénériennes. On leur parle de ce qui les attend, la chaleur humide, les paysages verdoyants, les fameuses « congaïs », ces « petites épouses » disponibles pour les tâches ménagères et le plaisir charnel.
Après avoir traversé les mers dans des conditions sordides, les soldats africains découvrent une Indochine avec des réalités sociales et un quotidien proche de leur pays d’origine. Les officiers français s’étonnent des contacts qui se nouent entre ces deux groupes de colonisés que les circonstances ont rendus adversaires.
Du vin et des flèches empoisonnées
Les soldats africains ont bien quelques superstitions. Certains craignent les esprits des eaux qui attendent le passage des humains pour les attirer dans les fonds et leur prendre leur âme. « Les troupes africaines sont en grande majorité des fantassins », note Michel Bodin (in « Les Africains dans la guerre d’Indochine », L’Harmattan, 2023), un historien parmi les rares à avoir travaillé sur les Africains dans la guerre d’Indochine.
En 2014, le goumier marocain Hammou Moussik, qui a servi plus de dix ans dans l’armée française, décrivait au « Nouvel Obs » la misère, l’eau infestée d’amibes qui l’obligeait à ne boire que du vin. « L’ennemi surgissait de partout, derrière chaque coin d’arbre, chaque rizière. » Yoro Diao avait, lui, la vingtaine. Le tirailleur sénégalais restera trois ans aux côtés de camarades maliens et ivoiriens. « C’était la guérilla. Tout était utilisé : il y avait des flèches empoisonnées, des sarbacanes », a-t-il raconté aux médias français en avril 2023.
L’administration militaire est convaincue de l’importance des ethnies en fonction des formes de combat. On estime que les Nord-Africains, parce qu’ils ont fait leurs preuves à Verdun ou lors de la campagne d’Italie en 1944, sont plus adaptés aux unités mobiles destinées à la « destruction » de l’ennemi. Quand arrive la bataille de Diên Biên Phu en 1954, les soldats africains, environ 2 600 qui y participent, sont épuisés.
Une cible pour la propagande du Dich Van
Le Vietminh prend très vite conscience que ces soldats sont une cible inespérée pour sa propagande. Le Dich Van, le service spécial de propagande, fait passer des tracts pour encourager les désertions. « Les Français se servent de vous, cette guerre n’est pas faite pour vous », leur hurle-t-on à travers des haut-parleurs, en arabe, même si l’accent est laborieux. L’une des directives préconise l’emploi de jeunes femmes pour séduire les hommes, et de porter l’effort sur les soldats africains dont on pense qu’ils sont plus faciles à berner.
A la demande d’Hô Chi Minh, l’émir du rif marocain Abdelkrim el Khattabi, figure indépendantiste, envoie un cadre du Parti communiste marocain, Maârouf (de son nom de guerre vietnamien Anh Ma) au Vietnam en 1949. Il monte un réseau de guerre psychologique à destination des troupes nord-africaines. Selon les chiffres de l’Office national des anciens combattants (Onac), qui se fondent sur les condamnations militaires pour des faits de désertions, plus de 300 soldats africains sont « passés à l’ennemi ».
Détail d’une affiche éditée par l’Etat français vers 1930 lors d’une campagne de recrutement. BRIDGEMAN IMAGES
Coté français, on fait d’ailleurs attention à bien traiter les soldats africains pour qu’ils ne désertent pas. « Des noix de kola sont distribuées aux Subsahariens. On leur envoie des instruments de musique de leurs pays, comme le balafon. Des émissions de radio avec des musiques traditionnelles sont organisées. Des moutons pour l’Aïd sont offerts aux unités nord-africaines, et on est attentif à leur régime alimentaire. Des films de western leur sont diffusés, car on pense qu’ils en sont friands. Des voyages à La Mecque pour le pèlerinage sont proposés aux plus valeureux », dit Michel Bodin. On va même jusqu’à leur « fournir » des femmes d’origine berbère ou arabe dans les bordels militaires de campagne (BMC).
Dans son journal intime, cité par l’historienne Nelcya Delanoë (in « Poussières d’empires », Puf, 2002), un lieutenant français s’inquiète pourtant du moral des troupes : « Ce matin, un tirailleur de ma compagnie s’est tiré une balle de fusil dans la tête et est mort sur le coup. […] On prend des petits montagnards à 19 ans, […] moins de huit mois après, ils sont ici et c’est la rizière. […] ils sont perdus, à la dérive. »
Mais ils continuent à faire cette guerre, pourtant. « Beaucoup considèrent leur capitaine de compagnie comme leur chef du village. Ils se battaient pour une communauté. Ce qui les intéresse, c’est de gagner des médailles et de l’argent pour faire des cadeaux en rentrant. Quand ils découvrent que leurs camarades ont été torturés par le Vietminh, certains ont voulu se venger », explique Michel Bodin.
Peu de « ralliés »
Le faible chiffre des « ralliés » au Vietminh ne rend pas compte de l’ampleur du phénomène d’un point de vue politique. La déposition du sultan Mohammed V puis sa déportation à Madagascar – une autre colonie française – aura été centrale dans la désertion de nombreux Marocains. Ces « ralliés » resteront au Nord-Vietnam presque vingt ans après la fin de la guerre. Mariés avec des Vietnamiennes avec lesquelles ils ont des enfants, ils deviennent paysans dans des fermes d’Etat. Du souvenir de leur combat, il reste, au nord-ouest de Hanoï, un monument : la porte du Maroc.
« Indochine, la colonisation oubliée », le hors-série
Qu’ils aient déserté ou non, l’impact de la guerre d’Indochine, la première guerre où des colonisés vaincront le colon, sera déterminant. Dans son livre « la Guerre d’Indochine » (1963-1967), Lucien Bodard évoque ainsi ces bataillons de goumiers marocains du troisième tabor, après le désastre de Cao Bang en 1950. « Ce sont eux qui, en racontant ce qu’ils ont subi et vu, contamineront peu à peu toutes les forces nord-africaines du corps expéditionnaire […] et qui, encore plus tard, de retour au Maghreb, serviront la Révolution. »
Ainsi, Miloud, ancien goumier, a raconté à l’historienne Nelcya Delanoë ses conversations avec des prisonniers vietnamiens. Ils lui répètent :
« Tu fais la guerre, mais contre qui ? Nous devons défendre notre indépendance ! Et un jour, vous les Marocains là-bas, ce sera la même chose. »
Les vétérans africains de la guerre d’Indochine sont estimés à 5 000 encore vivants. Beaucoup ont perdu leurs lettres et leurs souvenirs. Plus de 45 000 soldats du camp français sont restés dans les terres indochinoises. Des corps reposent encore sur les lieux des combats. Des travaux d’urbanisation sur le site de Diên Biên Phu ont fait remonter à la surface les corps des combattants abandonnés, enterrés dans des fosses communes ou ensevelis à la va-vite lors de la bataille.
Selon des informations du « Monde », l’institut médico-légal de Hanoï a analysé les ossements retrouvés. Ces premières dépouilles étudiées seraient des hommes porteurs de l’insigne d’un régiment de tirailleurs marocains. Le 29 mars, le secrétariat des Anciens Combattants annonçait que six de ses dépouilles seraient rapatriées, parmi elles deux gradés, de « type européen », trois paras. Et un soldat anonyme. Qui est peut-être, lui, marocain…
Dans « Vivre à ta lumière », Malika, qui porte la voix de la mère d’Abdellah Taïa, se donnait pour mission d’enterrer symboliquement dans un mausolée son époux mort en Indochine. Une façon pour l’écrivain de sortir de sa solitude ce soldat inconnu.
L’affaire Boudarel
« Vous avez du sang sur les mains ! » Nous sommes en février 1991, dans un colloque sur le Vietnam au palais du Luxembourg, et, alors que Georges Boudarel, éminent universitaire spécialiste de la question, s’apprête à faire son exposé, Jean-Jacques Beucler, ancien secrétaire d’Etat à la Défense sous Giscard et détenu pendant quatre ans par les vietminhs, prend la parole, avec, à ses côtés, d’autres anciens de l’Indochine. Ils accusent Boudarel d’avoir torturé des militaires français au camp 113, quand il était commissaire politique vietminh…
Soudain le passé ressurgit. Et l’histoire, hallucinante, de ce jeune homme arrivé comme professeur au lycée Marie-Curie de Saïgon, en 1948, militant communiste qui, en 1950, décide de rejoindre le Vietminh. Où il deviendra commissaire politique. Déserteur, il est condamné à mort, mais la loi d’amnistie de 1966 lui permet de revenir en France. Il fait carrière à l’université Paris-7, devient un éminent spécialiste de la question vietnamienne. Et même l’un des premiers à alerter contre le régime de Hanoï, dénonçant la mort de l’intellectuel saïgonnais Ho Huu Tuong à la sortie d’un camp de rééducation en 1980.
C’est donc une vraie déflagration dans le milieu de la recherche que cette plainte pour « crimes contre l’humanité », contre un professeur soutenu par Pierre Vidal-Naquet ou Jean Lacouture. « J’étais stalinien, je le regrette à 100 % », dit-il au « Monde » en 1991. Dans son livre « Cent fleurs écloses dans la nuit », il dissèque le communisme vietnamien en profondeur, et de fait, comme il le rappelle, « [il a] plus ou moins partagé certaines des vues qu’[il] critique aujourd’hui », et « connu certains des contestataires ou des officiels dont [il] parle ». Georges Boudarel meurt en 2003.
En 1885, l’empereur Ham Nghi, âgé de 13 ans, engage la guérilla contre les Français. Capturé, déporté en Algérie, il abandonne la politique pour… la peinture et la sculpture.
Que s'est-il passé à la bataille de Dien Bien Phu ? Le 7 mai 1954, la France vie un désastre à Dien Bien Phu, dans le nord-ouest de l’actuel Vietnam. Vainqueurs, les Viêt Minh communistes dirigés par Ho Chi Minh et le général Giap mettaient ainsi fin à un siècle de d’occupation française de l’Indochine et à huit années de guerre meurtrière. Selon plusieurs estimations, elle tua environ un million de personnes, notamment des « indigènes ». Quelles sont les raisons de la défaite française à Diên Biên Phu ?
Le 7 mai 1954, après 57 jours de combat, le camp de Dien Bien Phu tombe aux mains des soldats vietminh. Cette bataille a coûté la vie à plusieurs milliers de soldats français. 11 721 autres sont capturés et envoyés en camp de "rééducation". Plus de 8 000 n'en sont jamais revenus. En hommage, Jean-Pax Méfret a interprété DIEN BIEN PHU sur la scène de l'Olympia.
semperfidelis Ven 10 Aoû - 9:28
DIEN BIEN PHU
C'était un coin du monde, en Asie, loin de tout Encadré de montagnes, hérissé de bambous Au fond d'une cuvette, parsemée de collines Et tout autour creusées de profondes ravines.
Pitons nus, baptisés Dominique, Isabelle, Huguette, Anne-Marie, Eliane et Gabrielle Et aussi Béatrice, noms de filles ou de femmes Points d'appuis qui un jour furent couronnés de flammes.
Théâtre de batailles furieuses et sans pitié Ou sont ensevelis des soldats sacrifiés Vietnamiens francophiles, sapeurs et légionnaires Fantassins, artilleurs et paras légendaires.
Combattants sans reproche, de par le sang versé Pour l'honneur de la France et pour la liberté Cette terre étrangère, si lointaine pour vous Cette vallée sanglante s'appelait "Dien Bien Phu"
Le commandant Marcel Bigeard à Diên Biên Phu, en novembre 1953. API / GAMMA-RAPHO_KEYSTONE
Décryptage A Diên Biên Phu, pour la première fois, la France coloniale est battue par ses colonisés. Trois mois plus tard, les indépendantistes algériens prendront le relais, face à une armée française traumatisée…
Il y a eu Diên Biên Phu, puis rideau. Au sein de la société française, dès le lendemain du 7 mai 1954, le souvenir de la guerre d’Indochine a sombré dans un trou noir. Diên Biên Phu a été un point final, la dernière bataille frontale menée par l’armée française. Un épisode humiliant de boue et de sang, une équation militaire sans solution, un « Verdun sans la voie sacrée » selon l’expression du général de Castries.
Dans les médias français, l’Indochine, déjà peu présente, disparaît. Sa mémoire est restée enfermée dans les têtes des survivants, ces engagés qui ont eu la chance d’échapper à la mort. Sur les quelque 37 000 soldats qui ont été faits prisonniers par le Vietminh pendant la guerre (pour une moitié, des Français, des Nord-Africains et des Africains de l’armée coloniale ainsi que des Allemands recrutés dans les camps de prisonniers, et, pour l’autre moitié, des autochtones), seuls 10 000 sont rentrés vivants.
Ils ont vécu un cauchemar concentrationnaire, parfois pendant plusieurs années. Beaucoup, en débarquant à Marseille, ont dû encore essuyer les huées des dockers CGT, hostiles à la guerre « impérialiste ». Humiliation ultime, ils ont ensuite été interrogés par la sûreté militaire, qui traquait les possibles espions « retournés » par les communistes.
Une armée de va-nu-pieds
Peu de romans (à part ceux de Jean Lartéguy et de Pierre Schoendoerffer) ; des films qu’on compte sur les doigts d’une seule main (« la 317e Section », en 1965, et « Diên Biên Phu », en 1992, de Pierre Schoendoerffer, « Indochine », de Régis Wargnier en 1992) ; une très grande rareté de travaux universitaires… Comment un conflit de sept ans (sept ans !), faisant près de 90 000 morts côté français, a-t-il pu être ainsi gommé de la mémoire française ?
Les pertes militaires françaises de la guerre d’Indochine
On estime les pertes militaires françaises de la guerre d’Indochine à plus de 47 000 soldats métropolitains, légionnaires et africains, ainsi que 28 000 autochtones combattant dans le CEFEO et 17 000 dans les armées des Etats associés de l’Indochine. Les pertes du Viêt-minh sont, quant à elles, évaluées à près de 500 000. (source : ministère de la Défense).
A l’aube des Trente Glorieuses, sans doute, la France est davantage préoccupée par l’achat de la 4CV, le logement, l’éducation des enfants. Elle ne tient pas à ruminer cette défaite humiliante. Cette guerre si lointaine, menée par des engagés et des légionnaires étrangers, était déjà si peu populaire… On détourne donc les yeux. Personne ne fait attention au retour des quelques milliers de rapatriés d’Indochine, dont les couples mixtes, veuves et métis accueillis dans les baraquements des camps de Bias et Sainte-Livrade (Lot-et-Garonne) ou de Noyant (Allier).
Pour Benjamin Stora, le grand spécialiste de la guerre d’Algérie, qui a vécu à Hanoï pendant deux ans, au milieu des années 1990, une explication écrase toutes les autres : « La guerre d’Algérie a recouvert l’Indochine. Il ne faut jamais oublier qu’elle commence moins de six mois après Diên Biên Phu. » Ces deux guerres coloniales, si dissemblables, sont intimement liées. L’une est la mère de l’autre.
Pour comprendre ce lien, il faut imaginer la stupeur causée dans le monde entier par la défaite d’une armée française appuyée (et financée) par les Etats-Unis. « L’homme blanc qui dirigeait alors la planète, qui a implanté des colonies sur tous les continents, était battu », résume Jean-Luc Ancely, ancien militaire devenu spécialiste de ce conflit. Une armée moderne, mécanisée, appuyée par l’aviation, pouvait donc être défaite par des va-nu-pieds se déplaçant à bicyclette !
Le « Valmy des colonisés »
Subitement, le président vietnamien Hô Chi Minh et le général Giap, vainqueur de Diên Biên Phu, sont devenus les nouveaux héros de ce qu’on commence tout juste à appeler le « tiers-monde ». Les révolutionnaires de tout poil se réfèrent à eux, y compris Fidel Castro et Che Guevara. Diên Biên Phu est le « Valmy des colonisés », selon l’expression de Ferhat Abbas, premier président du gouvernement provisoire de la République algérienne. Un « puissant détonateur » qui démontre alors que « l’option de l’insurrection à court terme est désormais l’unique remède, la seule stratégie possible », a raconté Benyoucef Benkhedda, qui lui a succédé.
Giap et Hô Chi Minh (derrière, à g. et à dr.) en pleine discussion tactique en 1950. VIET NAM NEWS AGENCY / AFP
Lorsque 22 insurgés algériens se réunissent le 23 juin 1954, dans une villa du Clos Salambier, un quartier populaire d’Alger, pour lancer la « révolution illimitée jusqu’à l’indépendance totale », ils ont tous la débâcle française en tête. Benjamin Stora, qui a longuement interviewé plusieurs d’entre eux, est formel : « Diên Biên Phu fut clairement l’étincelle qui les a décidés à passer à la lutte armée, tous me l’ont dit. »
Mais l’ombre violente de l’Indochine enveloppe aussi l’armée française en Algérie. Beaucoup d’officiers supérieurs sont passés des rizières au djebel. Ils étaient capitaines en Extrême-Orient, ils sont colonels en Afrique du Nord. Ils ont le sentiment trompeur de poursuivre une même guerre, contre un camp qu’ils imaginent communiste et organisé. Ils amalgament abusivement Vietminh et FLN.
Comme en Indochine, ils considèrent qu’ils ne sont pas soutenus dans leur mission par l’« arrière », le pouvoir politique qui, à leurs yeux, n’écoute que sa lâcheté. Le thème du « coup de poignard dans le dos » ressassé en Algérie était déjà présent au Tonkin. Les historiens ne craignent pas de tracer un lien direct entre Diên Biên Phu et le 13 mai 1958 : c’est sous la pression d’officiers basés en Algérie, lassés depuis l’Indochine de l’indécision des politiques de la IVe République, que de Gaulle a ramassé le pouvoir et changé la constitution.
« Guerre révolutionnaire » et « travail de flic »
Certains d’entre eux ont théorisé une nouvelle vision militaire inspirée de leur expérience en Indochine : c’est la « guerre révolutionnaire ». Une doctrine selon laquelle les conflits ne passent plus par des armées rangées sur une ligne de front ; elle se déroule sur l’arrière, par l’encadrement politico-militaire des populations, l’action psychologique, le renseignement (et la torture), les camps de rééducation, le lavage de cerveau, les hiérarchies parallèles.
Après avoir passé deux ans en Indochine, un officier d’état-major est devenu le chantre de cette « guerre révolutionnaire ». Charles Lacheroy donne des conférences, exhibant le « petit livre rouge » de Mao pour mieux appuyer ses démonstrations. En 1956, il est recruté comme conseiller par le ministre de la défense Maurice Bourgès-Monory. Sa doctrine fait son chemin, jusqu’à inspirer officiellement la funeste « bataille d’Alger » de 1957 (même si les méthodes employées alors proviennent surtout de la police de Vichy).
Ce sont des anciens de l’Indochine qui conçoivent et dirigent ce « travail de flic » pour extirper le FLN d’Alger : le général Massu, son directeur de cabinet Hélie de Saint-Marc, les colonels Bigeard, Trinquier, Godard. Plus tard, l’armée américaine au Vietnam et divers dictateurs latino-américains s’imprégneront de cette doctrine française imaginée en Indochine et peaufinée en Algérie.
Depuis son bureau de l’Ecole militaire à Paris, Charles Lacheroy va aider à la préparation du putsch du 22 avril 1961. Le souvenir de l’Indochine est chevillé au corps des officiers qui se rebellent contre le « traître » de Gaulle. « Jamais le putsch d’Alger n’aurait eu lieu sans l’humiliation de la défaite en Indochine », estime Jean-Luc Ancely. Le samedi 22 avril, donc, les généraux Challe, Salan, Zeller et Jouhaud s’emparent d’Alger.
Salan et Jouhaud sont deux héros de l’Indochine… de même qu’Hélie de Saint-Marc, qui engage dans cette aventure factieuse le 1er régiment de parachutistes. Le putsch échoue quatre jours plus tard, à la suite de la réaction vigoureuse du général de Gaulle contre le « quarteron de généraux en retraite ». Salan et d’autres conjurés rejoindront l’OAS.
Le « mal jaune »
Si, dès la fin des années 1950, la société française a oublié l’Indochine, les militaires qui ont fait cette guerre entretiennent sa flamme, dans ce que l’historien Denis Leroux appelle « une forme de romantisme militaire ». Ce qui le nourrit : l’aventure, l’héroïsme viril, la brutalité du dépaysement, la douceur des paysages, rizières, brousse, côtes, et montagnes ; la civilisation raffinée, les jonques, les fumeries d’opium (« poison de rêve… qui nous élève », dit la chanson militaire). Mais aussi, note Leroux, « une forme de liberté sexuelle », que ces hommes trouvent dans les bordels militaires de campagne (BMC) ou auprès de congaïs, ces concubines avec lesquelles on se met temporairement en ménage.
De retour en France, les vétérans de l’Indochine sont marqués par une nostalgie qu’ils appellent le « mal jaune », une expression dont Jean Lartéguy titre un de ses romans en 1962. Pour illustrer leur attachement à cette terre lointaine, ils se répètent la fameuse phrase du général Jean de Lattre de Tassigny : « Mon fils n’est pas mort pour la France, il est mort pour le Vietnam. »
Mais à ce mal jaune s’ajoute chez ces anciens de l’Indochine une dureté, une noirceur. Un mal sombre qui les lie les uns aux autres, comme la marque des membres d’une société secrète. A la fin des années 1950, un tout jeune acteur porte cette violence en lui, dans son regard : il s’appelle Alain Delon, il a servi deux ans dans la marine, à Saïgon. Toute sa vie, ce mal sombre va nourrir son personnage à l’écran.
Aujourd’hui encore, dans les écoles militaires de Coëtquidan, on cultive le souvenir de l’« Indo ».De nombreuses promotions sont baptisées du nom d’officiers tombés en Indochine. Il faut dire que cette guerre inutile a infligé une saignée terrible. « Sept promotions de saint-cyriens ont été consommées par l’Indochine » résume abruptement Jean-Luc Ancely. Au total, 2 200 officiers sont tombés au combat, dont 800 issus de Saint-Cyr.
Dans l’armée, le culte de l’« ancien de l’Indo », figure du héros tragique, se perpétue. Dans l’imaginaire français, en revanche, il a pris les traits de l’archétype forgé par les antimilitaristes des années 1960 : la brute au béret rouge que le génial Cabu immortalisera sous les traits de l’« adjudant Kronenbourg ». Et que le parachutiste Jean-Marie Le Pen, sous-lieutenant en Indochine et lieutenant en Algérie, a pris un si grand plaisir à incarner pendant des années.
« Indochine, la colonisation oubliée », le hors-série
Pour acheter le hors-série du « Nouvel Obs » sur l’Indochine, c’est en kiosque dès le 18 avril ou sur la boutique de notre site. L’intégralité de nos articles est aussi à retrouver sur le web dans ce dossier, complété au fil des jours : « Voyage au pays de mes ancêtres », « Histoire d’une longue invasion », « Quand la France était un narco-Etat », « Marguerite Duras, la Vietnamienne », « La naissance du porno-colonialisme », « Hô Chi Minh, un apprenti révolutionnaire à Paris »… et des entretiens avec les écrivains Viet Thanh Nguyen et Eric Vuillard ou l’historien Christopher Goscha.
Aussitôt la Seconde Guerre mondiale terminée, la France fait de nouveau appel au 4e Régiment de tirailleurs tunisiens (4e RTT) pour rétablir sa souveraineté en Indochine. Le 4e RTT est donc reconstitué dès le 1er février 1949 et l’expédition des 2e et 3e bataillon au Cambodge puis au Sud-Vietnam dure jusqu’en 1955 (AFP)
Parce que Napoléon III a décidé, en 1858, de coloniser méthodiquement la péninsule Indochinoise, Mustapha Rezgui et Lê Thi Tam filent depuis plus de 50 ans le parfait amour dans leur modeste maison en bordure de forêt au sud de Tunis.
Lê Thi Ninh, elle, a appris à ne plus avoir peur des « méchants musulmans », tandis que Vu Thi Xe s’est plongée dans le dialecte tunisien et le Coran avec délectation.
De 1947 à 1954, 122 920 soldats venus du Maghreb, sous domination de la France, soit un quart des combattants mobilisés par la puissance coloniale, ont combattu en Indochine.
Les Marocains représentaient l’écrasante majorité. Le 4e Régiment de tirailleurs tunisiens (4e RTT) a envoyé deux bataillons dans la région de Phan Thiêt (au Sud Vietnam). Un certain nombre se sont mariés sur place et ont eu des enfants.
Parmi eux, Mustapha Rezgui, Salah Debiche, époux de Lê Thi Ninh, et Ali Darragi, marié à Vu Thi Xe.
Ces trois hommes étaient issus de familles paysannes pauvres, comme 79 % des soldats tunisiens. Aujourd’hui, les familles Rezgui et Debiche évoquent un enrôlement de force par l’armée française. Ali Darragi serait, lui, parti sur un coup de tête, après une déception amoureuse.
Pour l’historien Michel Bodin, auteur du livre Les Africains dans la guerre d’Indochine 1947-1954, l’armée française n’a pas eu besoin d’avoir recours à la force car « il y avait une immense possibilité de recrutement chez les hommes qui voulaient retrouver l’armée [après avoir combattu durant la Seconde Guerre mondiale], la gloire militaire, l’aventure et de l’argent régulier [6 500 francs de l’époque, soit l’équivalent en pouvoir d’achat de 400 euros], tout en fuyant la misère ou les obligations villageoises et familiales ».
Le spécialiste de la guerre indochinoise souligne aussi l’« avantage » politique de ce recours aux hommes des pays colonisés, celui « de ne pas donner à l’opinion l’idée qu’une guerre reprenait, coûteuse en hommes, en argent et en énergie alors qu’on amorçait juste la reconstruction », explique-t-il à MEE. « Autrement dit, on pourrait mener des opérations sans faire trop de vagues politiques dans une France dans laquelle s’élevaient déjà des voix hostiles à l’emploi de la force en Indochine. »
Abandonnés par l’armée française ?
Seul combattant encore en vie parmi les trois familles rencontrées, Mustapha Rezgui, alité et très malade, affirme avoir été abandonné par l’armée française à la fin de la guerre.
« Il a été blessé au dos et à la tête, en 53 ou en 54 », précise Néjib Rezgui, l’un de ses fils, à MEE. « Il a été soigné à Hanoï. C’est là qu’il a rencontré Lê Thi Tam, sa future femme, qui lui servait d’infirmière. »
Chez les Debiche, l’histoire familiale veut que le patriarche ait rencontré sa femme, Lê thi Ninh, dans un camp de prisonniers où elle officiait comme cuisinière. « C’était un camp isolé en montagne au nord du Vietnam », se remémore Henya Yenh Debiche, une des neuf enfants de la famille. « Il y avait d’autres prisonniers maghrébins. On leur a fait construire leur propre maison. Ils s’occupaient de moutons et de traire le lait. »
Nadia Hathroubi-Safsaf : « Il faut que l’histoire des tirailleurs sénégalais soit connue du plus grand nombre
« L’armée française n’abandonne pas ses soldats ! », affirme Karim Cadi, chef du service des Anciens combattants et victimes de guerre au consulat de France à Tunis.
Pour expliquer que ces deux soldats – le nombre total de ces « oubliés » est très difficile à chiffrer – n’aient pas été rapatriés par bateaux comme leur frère d’armes Ali Darragi et les autres, l’ancien militaire évoque les hypothèses de désertion pour rallier le camp Viêt Minh (front d’obédience communiste pour l’indépendance du Vietnam) ou de déclaration de mort erronée.
Contacté par MEE, le ministère français de la Défense n’a pas répondu aux demandes de consultation de l’état de service de ces combattants tunisiens.
Les enfants Debiche évoquent le récit d’un jour où, prisonnier, leur père a vu débarquer un Marocain à cheval exigeant de libérer tous les Arabes.
De nombreux Marocains, communistes convaincus, sont restés épauler Hô Chí Minh, ex-président du Vietnam (1945-1969), dans sa lutte contre la France, puis contre les États-Unis.
Quand sa fille, Fadila, insistait pour savoir « comment c’était là-bas », Ali Darragi répondait d’un « quand tu rentrais dans une ruelle, tu avais peur d’en ressortir sans tête », qui mettait fin à la discussion
Les combattants Viêt Minh lâchaient de nombreux tracts appelant les Nord-Africains à arrêter de combattre « [leurs] frères » vietnamiens.
Alors que les bataillons du 4e RTT étaient stationnés théoriquement au Vietnam du Sud, Mustapha Rezgui et Salah Debiche se sont pourtant retrouvés au nord, l’un pour y être soigné, l’autre pour s’y marier.
Les enfants des soldats tunisiens interrogés ne se souviennent pas d’un père particulièrement militant. Les trois anciens combattants préféraient taire ce qu’ils avaient vu et fait en Indochine.
Quand sa fille, Fadila, insistait pour savoir « comment c’était là-bas », Ali Darragi répondait d’un « quand tu rentrais dans une ruelle, tu avais peur d’en ressortir sans tête », qui mettait fin à la discussion.
Toujours vivante, nous accueillant en habit de satin dans son logement de la cité Ezzouhour 5, en banlieue ouest de Tunis, Lê thi Ninh se souvient plus volontiers des repas à base de mouton « qui pouvaient ressembler à ceux de l’Aïd » que de politique. La France a amnistié en 1966 tous les déserteurs et les partisans des Viêt Minh.
Retours difficiles en Tunisie
Ce n’est qu’au mitan des années 1960 que Mustapha Rezgui et Salah Debiche sont revenus en Tunisie grâce à un accord entre Habib Bourguiba et Hô Chí Minh.
Ils avaient quitté une Tunisie sous protectorat pour débarquer dans un pays indépendant.
Au Maroc, Hassan II, de crainte que ces soldats, qui s’étaient frottés aux Viêt Minh, ne fassent de la propagande communiste dans son royaume, leur a offert un terrain agricole pour les éloigner de la ville et les occuper.
Habib Bourguiba, après quelques aides à leur arrivée, les a abandonnés à leur sort. Le début d’une nouvelle épreuve.
Salah Debiche est retourné en 1965 dans sa famille à Kairouan (nord-ouest) avec quatre enfants et sa femme, Lê Thi Ninh, 25 ans. Il pensait récupérer une partie de la terre de son père.
Mais ses frères l’ont accueilli froidement. Ils ont refusé de lui céder un lopin de terre, car les autorités françaises de tutelle leur avaient annoncé la mort de Salah. Le partage des terres était déjà acté. Le quadragénaire s’est alors trouvé une position de policier municipal à Tunis.
Sa femme, pétrie de stéréotypes caricaturaux sur les « méchants musulmans », est restée enfermée chez elle pendant les premières années.
« Un jour, mon père s’est mis en colère, car le repas n’était pas chaud. Il n’y avait plus de briquet pour allumer le feu et ma mère avait trop peur de sortir pour en acheter », raconte à MEE Henya Yenh, leur fille.
Les premières années, l’ambassade de la République du Vietnam a aidé les Debiche en leur apportant farine, lait et autres denrées de première nécessité pour survivre. Elle a dépêché des médecins quand Lê Thi Ninh s’est retrouvée alitée un an et demi après une très lourde chute.
Parachutée à Gafsa, au sud du pays, Fadila Darragi, née à Saigon, se souvient de journées à pleurer parce qu’on la traitait de « Chinoise » à l’école. « Je ne comprenais pas et quand je demandais à mon père, il me répondait seulement : ‘’Ce n’est rien’’. »
Salah Darragi s’était marié le 14 novembre 1955 à Saigon avec Vu Thi Xi, Sud-Vietnamienne d’alors à peine 19 ans.
Ce jour-là, deux amis soldats français de la métropole ont également épousé des Vietnamiennes, comme en attestent des photos conservées par Fadila Darragi.
« Mon père reçoit 630 euros de retraite par an versés en deux fois, alors qu’il a combattu pour la France à l’autre bout du monde ! »
- Néjib, fils de Lê Thi Tam et Mustapha Rezgui
Malgré le cessez-le-feu en 1954, les troupes françaises sont restées stationnées en Indochine jusqu’en avril 1956.
Originaire de la région rurale de Siliana, au nord-ouest de la Tunisie, Mustapha Rezgui a tenté sa chance dans la capitale à son retour.
Mais il n’a trouvé qu’un poste de garde-forestier en périphérie sud de la capitale. Au moins, le logement était inclus. Aujourd’hui encore, la bâtisse spartiate appartient à la famille après que l’un de ses fils (il a eu douze enfants) a pris la succession.
On peut y voir et surtout y sentir les plants de verveine et les bananiers plantés par sa femme, Lê Thi Tam. Le fils Néjib se fait un devoir de cuisiner du phô (soupe traditionnelle vietnamienne) et du poulet au caramel tout en ressassant son amertume : « Ma mère a perdu tout contact avec sa famille au Vietnam. Elle n’a jamais pu y retourner. »
Ce retour impossible n’est pas dû à un reniement familial. Le père de Lê Thi Tam aurait accepté assez facilement Mustapha Rezgui comme gendre, séduit par « sa gentillesse et sa force protectrice », selon le récit familial qui perdure. La perte de lien s’explique par un matérialisme des plus prosaïques. Issue d’une lignée de paysans pauvres, la famille Lê Thi Tam n’avait pas le téléphone. Au début de l’exil en Tunisie, la jeune mariée pouvait passer par le courrier diplomatique de l’ambassade, mais cette dernière a fermé ses portes dans les années 70. Les liens se sont donc mécaniquement distendus.
Néjib, qui a dû abandonner l’école à 15 ans pour aider sa famille, se désole également du sort réservé par la France à son père. « Il reçoit 630 euros de retraite par an versés en deux fois, alors qu’il a combattu pour la France à l’autre bout du monde ! », déplore-t-il auprès de MEE.
Karim Cadi précise qu’il ne s’agit pas d’une retraite en tant que telle, car Mustapha Rezgui n’est pas resté assez longtemps dans l’armée, mais plutôt d’une « récompense militaire versée deux fois par an à tous les anciens combattants quelle que soit la durée de leur service ».
« Ma mère est devenue une musulmane pratiquante »
Un neveu de Néjib aurait préféré que cette « récompense » prenne la forme d’une nationalité française. Il n’aurait ainsi pas à vivre dans un pays au bord du gouffre. « Mon grand-père aurait pu aussi rester au Vietnam. Je serais alors Vietnamien. Le pays est beaucoup plus développé qu’ici », rêve aussi tout haut le jeune homme qui baragouine quelques mots de vietnamien.
Le rapport à la langue vietnamienne est un bon indice de l’intégration des épouses. Les enfants Debiche le parlent très bien : leur mère, longtemps cloîtrée, ne s’est mise à l’arabe qu’après de nombreuses années.
Lê Thi Ninh a, par exemple, dû s’y reprendre à trois fois au moins pour réciter correctement la chahada (profession de foi islamique) à la mairie pour officialiser son mariage et obtenir ses papiers en Tunisie.
Le seul travail qu’elle a pu faire, c’est couturière à domicile. C’est en voyant faire sa mère que Henya Yenh est aussi devenue couturière, avec succès, puisqu’elle a confectionné des robes pour la famille de l’ancien président Béji Caïd Essebsi.
« Ce n’est qu’en faisant mes études en France, à Toulouse, que j’ai véritablement compris la richesse d’avoir une double culture. J’ai pu y sensibiliser mes enfants. Ma fille est fière de dire qu’elle est vietnamienne »
- Fadila Darragi, fille de Lê Thi Ninh et Ali Darragi
Fadila Darragi, elle, ne parle pas le vietnamien. « Ma mère, une fois en Tunisie, a tiré un trait sur son passé. Elle a parlé arabe à la maison. Elle est devenue une musulmane pratiquante. Ce n’est qu’en faisant mes études en France, à Toulouse, que j’ai véritablement compris la richesse d’avoir une double culture. J’ai pu y sensibiliser mes enfants. Ma fille est fière de dire qu’elle est vietnamienne », témoigne-t-elle à MEE.
Divorcée d’Ali Darragi en 1980, Vu Thi Xi, décédée depuis, n’a pourtant jamais envisagé de revenir au Vietnam.
« Je n’ai jamais su pourquoi », s’interroge encore aujourd’hui sa fille. Fadila, outre les quolibets de ses camarades sur son apparence physique, garde un souvenir douloureux de son enfance, comme les célébrations chaque année de la fête du Têt (Nouvel An) à l’ambassade : « Il y avait toutes ces photos de cadavres de martyrs. Pour une petite fille, c’était violent. »
Poussée dans les études par sa mère, Fadila Darragi, géologue de formation, est aujourd’hui vice-présidente de l’Université de Tunis El Manar. Elle espère bien visiter Saigon quand sonnera l’heure de la retraite.
Par Mathieu Galtier à TUNIS, Tunisie
Published date: Samedi 2 septembre 2023 - 08:47 | Last update:4 days 13 hours ago
Le Vietnam, royaume indépendant depuis le 10e siècle, après un millénaire de domination du grand voisin du Nord, la Chine, a été colonisé par la France à la fin du 19e siècle. En 1945, profitant du vide laissé par le départ des troupes japonaises qui occupaient le pays depuis 1940, le PCV (Parti communiste vietnamien, fondé en 1930 par Ho Chi Minh) proclame l’indépendance du Vietnam.
L’impérialisme français reconquiert militairement sa colonie : c’est la guerre d’Indochine (500 000 morts). Après le désastre militaire de Dien Bien Phu en 1954, la France est contrainte de partir. Le pays est alors coupé artificiellement en deux, de part et d’autre du 17e parallèle : le Nord « communiste » (capitale Hanoï), le Sud néocolonial (capitale Saïgon).
Une guerre impérialiste d’endiguement du communisme
Le PCV, soutenu militairement par l’URSS et la Chine, veut poursuivre la guerre de libération nationale jusqu’au bout. Les USA (États-Unis d’Amérique) veulent, à la suite de la guerre de Corée (1950-1953), en cette époque de « guerre froide », « endiguer » le danger « communiste ». C’est la guerre du Vietnam (1955-1975, 3 millions de morts).
La « vietnamisation » du conflit prônée par les USA ne marchant pas, ceux-ci interviennent de plus en plus directement : 15 000 soldats en 1963, 185 000 fin 1965, 536 000 en 1968 sous la présidence du démocrate Johnson. Ils mettent en œuvre une stratégie dite de « contre-insurrection » : flicage de la population regroupée dans des « hameaux stratégiques », opérations coup de poing en zone ennemie, bombardements massifs (les USA ont lâché durant la guerre du Vietnam trois fois plus de bombes que durant toute la Seconde Guerre mondiale). Sans oublier l’épandage de défoliant, le tristement célèbre « agent orange », qui a fait un million d’handicapés et qui continue, des années après, à empoisonner le sol et l’eau.
Une défaite majeure de l’impérialisme
En 1973, sous la présidence républicaine de Nixon, les USA quittent le Vietnam. L’élément décisif qui a fait basculer la situation est le mouvement anti-guerre aux USA. L’opposition à la guerre, portée initialement par des organisations trotskistes comme le SWP, se développe au fur et à mesure de l’engagement terrestre des USA et gagne la majorité de l’opinion publique américaine en 1968. Plusieurs facteurs jouent : l’engagement d’artistes (Joan Baez, Jim Morrison) et de leaders afro-américains (Martin Luther King), l’offensive du Têt en 1968 qui montre que les USA ne sont pas en train de gagner la guerre contrairement à la propagande officielle, la révélation de crimes de guerre américains (My Lai en 1968), des pertes américaines importantes (60 000 soldats tués et 150 000 blessés).
Le régime fantoche du Sud s’effondre et le PCV réunifie le pays en 1975. La « théorie des dominos » redoutée par les USA s’applique : les partis communistes prennent le pouvoir dans les pays voisins du Vietnam, Laos et Cambodge. La leçon, c’est qu’une guerre d’occupation contre un peuple ne peut pas être victorieuse à terme. La France avait connu le même sort en Algérie (1954-1963), les USA l’expérimenteront aussi en Irak (2003-2011).
Un formidable encouragement pour les luttes anti-impérialistes
Cette défaite majeure de l’impérialisme américain met à mal son rôle de gendarme du monde. À l’inverse, la victoire du mouvement de libération national vietnamien constitue un formidable encouragement pour les luttes anticolonialistes et anti-impérialistes. « Créer deux, trois, plusieurs Vietnam », tel était le message du Che. En 1975, les colonies portugaises africaines arrachent enfin leur indépendance. En 1979, le régime pro-américain du Shah d’Iran tombe. En 1979, éclate la révolution sandiniste au Nicaragua. En 1979, l’URSS, partisane de la « coexistence pacifique » avec l’impérialisme, pousse ses pions en Afghanistan, ce qui contribuera à sa perte.
La dynamique anti-impérialiste s’enraye toutefois au début des années 1980. D’une part, les pays qui se libèrent de la domination impérialiste ne constituent pas des alternatives attractives. Les régimes qui renversent le capitalisme sont, à l’image de l’URSS ou de la Chine, des dictature bureaucratiques, c’est aussi le cas du PCV, la caricature la plus atroce étant les Khmers Rouges au Cambodge. D’autre part, l’impérialisme américain surmonte sa crise sous Reagan (1981-1989). Il stoppe l’extension de la révolution nicaraguayenne qui menace son pré carré d’Amérique centrale et il reprend progressivement ses interventions militaires, à la Grenade en 1983, au Panama en 1989, en Irak en 1991.
Des femmes présentes sur le camp de ce qui fut, en mars 1954, la plus grande défaite française de la guerre d’Indochine, l’histoire officielle n’a retenu que l’infirmière Geneviève de Galard. Malgré leur bravoure et leur dévouement, d’autres recrues ont été occultées : les prostituées des bordels militaires. Des fantômes qui hantent les récits des vétérans.
Ce jour de septembre 2022, Alejandro Donoso Crespo dévidait la pelote serrée d’une vie de baroudeur. Il avait été long et tourmenté, le chemin qui l’avait mené depuis Cuenca, en Equateur, où il était né en 1927, jusqu’à cette chambre médicalisée d’un Ehpad de Libourne, en Gironde, où il finissait ses jours. A cette dernière station, il disait ouvertement s’ennuyer d’une existence devenue insignifiante. Aux murs, des tableaux explosaient de couleurs. Il les avait peints à la fin de sa vie, renouant sur le tard, après mille aventures, après mille périls, avec la fibre artistique de Lola, sa mère, disparue quand il était encore jeune. Mais même ses pinceaux avaient fini par le lasser. « Ici, on me maintient vivant avec des médicaments », constatait-il. La mort ne lui faisait pas peur. Il l’avait tant de fois côtoyée, il lui avait tant de fois glissé entre les doigts quand il était dans la Légion étrangère et se battait pour les causes perdues de l’empire français. La Camarde l’avait frôlé de près, en 1954, en Indochine, à Diên Biên Phu… Il lui avait fait la nique, cette fois encore. Fatigué de tout, iI l’a laissée cette fois le prendre, sans résister. Il s’est éteint le 12 février 2023.
A Libourne, les soignantes circulaient dans les couloirs, passaient une tête complice, encaissaient en souriant les remarques joyeuses et parfois trop lestes de ce monsieur de 95 ans. « Mes rayons de soleil », disait-il en parlant des infirmières. Elles lui en rappelaient une autre qui, à l’autre bout de sa vie, il y a près de soixante-dix ans, lui était apparue « comme une madone », non pas vêtue de blanc et chaussée de Crocs comme aujourd’hui, mais flottant dans une tenue de parachutiste trop grande pour elle et traînant de lourdes Pataugas aux pieds. C’était à Diên Biên Phu, cette cuvette longue de 20 kilomètres et large de 8 km, qui fut le premier tombeau de l’empire colonial. La femme s’appelait Geneviève de Galard.
Le 17 avril 1954, frappé par l’explosion d’un obus du Vietminh, l’organisation nationaliste et communiste qui encerclait l’armée française et menait l’offensive depuis le 13 mars, le légionnaire avait été tout à la fois aveuglé et assommé par le souffle. Ses camarades lui avaient bandé les yeux et l’avaient transporté sous la mitraille des assaillants vers l’hôpital de campagne, situé près du centre du camp retranché.
Il s’était réveillé dans un abri sombre, allongé sur une toile de parachute posée à même le sol bouillasseux : les lits de camp et même les brancards manquaient, tant il y avait de blessés. Une main délicate avait alors défait le bandage et lui avait glissé des gouttes sur les pupilles. La vue lui était doucement revenue et il avait découvert le visage trouble mais radieux, le sourire christique de cette bonne fée.
Dévouée aux soldats
A 29 ans, Geneviève de Galard faisait la navette entre Diên Biên Phu et Hanoï. La convoyeuse de l’air accompagnait vers l’arrière les blessés, transportés à bord de Dakota sanitaires. Les atterrissages se faisaient chaque fois plus périlleux. Le 28 mars, un moteur de son avion avait été endommagé. Placée désormais sous le feu direct des artilleurs du général vietnamien Giáp, la piste était devenue impraticable. Impossible de décoller ni d’atterrir. Geneviève de Galard était bloquée.
La jeune femme s’était alors montrée héroïque, soignant les blessés jusqu’à l’épuisement, allant leur prodiguer de l’aide dans les tranchées les plus avancées jusqu’à la reddition du camp, le 7 mai 1954. Cette attitude exemplaire lui a valu de recevoir la Légion d’honneur, le 28 avril, au cœur des combats. « Restera pour les combattants de Diên Biên Phu la plus pure incarnation des vertus héroïques de l’infirmière française », précise la surannée mention.
A ce moment, la situation est déjà désespérée. Les fortifications de la cuvette, toutes dotées de manière obsessionnelle d’un prénom féminin – Eliane, Béatrice, Dominique, Huguette, Gabrielle, Isabelle, Claudine… –, tombent les unes après les autres. Il convient d’habiller dignement la déroute en cours, de l’enjoliver de noblesse et d’humanité. Quoi de mieux qu’une moderne Jeanne d’Arc ?
Une légende naît, celle de Geneviève de Galard, vestale au milieu du chaos, dont l’indéniable courage servira de paravent pour cacher la non moins indéniable défaite militaire. Elle fait la « une » de la presse française et internationale, notamment de Paris Match, le 1er juin 1954, prise en photo à sa descente d’avion dans sa tenue martiale.
« Elle avait le geste qu’il fallait, la précision, les mots qu’on attendait avec sa pure et fraîche voix de jeune fille », décrira le médecin commandant Paul-Henri Grauwin dans J’étais médecin à Diên Biên Phu (Editions France-Empire, 1954). Le témoin raconte comment son tenace dévouement en imposait aux infirmiers rétifs et à ce monde que Grauwin présente comme exclusivement masculin. « J’étais un peu la mère, un peu la sœur, un peu l’amie », se définira l’infirmière dans une autobiographie tardive (Une femme à Diên Biên Phu, Les Arènes, 2003).
Baptême du feu
L’infirmière est entrée dans l’histoire comme « l’ange de Diên Biên Phu ». Alejandro Donoso Crespo n’avait rien à opposer à cette imagerie pieuse. En revanche, ce qui le faisait bondir, c’est que Geneviève de Galard se présente et soit considérée comme la seule femme de Diên Biên Phu. Là, sa colère tonnait comme naguère le canon. « C’est un mensonge. Il y avait d’autres femmes. Il y avait des putes. Elles étaient une vingtaine. Elles aussi ont été braves. Elles se sont occupées des blessés. Mais elles n’ont pas eu la Légion d’honneur, elles. Elles n’ont pas eu le droit de rentrer dans l’histoire. On les a bien oubliées, va. »
On lui fait remarquer que l’armée n’a jamais officiellement reconnu l’existence de ces prostituées sur le champ de bataille. Son rire se fait aigre. « C’était dix piastres », lâche-t-il crûment. Argument massue : l’ancien soldat se souvient du tarif de la passe, en monnaie locale. « On les a oubliées, ces femmes. » Il insiste, Alejandro Donoso, ex-matricule 84687 du premier bataillon étranger de parachutistes (BEP). Lui se souvient bien de celles qu’on appelait hypocritement « femmes de réconfort ». Face à ce déni, à cette injustice qui perdure, il conclut d’une insulte qui fuse dans sa langue natale : « ¡Joder! » (« putain ! »).
Alejandro Donoso Crespo part en Indochine en 1953. Après une vie de patachon semée de noms de villes et de noms de maîtresses, l’homme, qui en est réduit à vivre sous les ponts de Paris, signe en 1951 à la caserne de Vincennes un contrat de cinq ans à la Légion. Un bateau pour Saïgon (aujourd’hui Hô Chi Minh-Ville), un autre pour Haïphong, au milieu d’un troupeau de vaches, puis un train poussif pour Hanoï, où le wagon du soldat essuie une première rafale de mitrailleuse, salut des indépendantistes du Vietminh. « Mon baptême du feu. » L’accueil de l’officier français à son arrivée n’est guère plus amical : « Vous êtes des ordures. Je veux vous voir crever. Rompez vos rangs ! » Promesse tenue. L’armée fait tout pour les faire crever, les légionnaires, en les envoyant au casse-pipe : Quy Nhon, An Khê, Kon Tum, Buôn Ma Thuôt, Nha Trang, autant de batailles à dix contre un, de copains qui tombent…
Indochinoises et Maghrébines
Entre les coups durs, il y a le repos du guerrier. L’Indochine marque l’apogée de ce qu’on a appelé les « bordels militaires de campagne » ou « BMC ». La loi Marthe Richard, du nom d’une ancienne prostituée et femme politique, interdit en France, depuis avril 1946, les « maisons closes » ou, plus hypocritement, « maisons de tolérance ».
Ce qui n’empêche pas l’armée française de continuer à en entretenir très officiellement, invoquant le besoin de protéger les soldats des maladies vénériennes et les honnêtes femmes de leurs instincts primaires. Bernard Sartori, un de ces historiens autodidactes passionnés par les conflits militaires, a compilé des tonnes de documents qui attestent de la vie quotidienne et de l’organisation très réglée de ces bordels qui avaient, de fait si ce n’est de droit, des « délégations de service public ». L’armée fait frapper des jetons estampillés « BMC », distribués aux soldats en même temps que les préservatifs ou les pommades antiseptiques.
Christian Benoît, un lieutenant-colonel devenu historien, a, lui, écrit un livre sur le sujet (Le Soldat et la putain, Editions Pierre de Taillac, 2013). L’ancien saint-cyrien a épluché les archives militaires et retrouvé les fiches de ces pensionnaires, assorties de photos. Elles ont été établies par la sécurité militaire qui surveillait ces femmes, plus par crainte de l’espionnage que des MST. « En 1952, 5 029 prostituées étaient ainsi répertoriées en Indochine, explique Christian Benoît. On retrouve même des contrats passés via un avocat entre des unités et des proxénètes locaux… » A Saïgon, dans le quartier chaud de Cholon, une de ces maisons closes, surnommée avec délicatesse « le Parc à buffles », réunissait plusieurs centaines de pensionnaires dans des conditions particulièrement dégradantes.
Les prostituées sont « des femmes pauvres, exploitées, des victimes », résume Christian Benoît. Elles débarquent souvent des campagnes. Elles sont Indochinoises mais aussi Maghrébines, accompagnant les régiments de tirailleurs algériens ou de goumiers marocains.
Dans un très beau documentaire resté confidentiel, datant de 2008 et intitulé J’ai tant aimé, la réalisatrice Dalila Ennadre évoque ainsi la grâce touchante de Fadma, une de ces femmes recrutées en 1952 dans l’arrière-pays marocain pour suivre et «servir » les troupes « indigènes » en Indochine pendant une année. Face caméra, entre deux éclats de rire, Fadma raconte sans amertume ce qu’elle a vécu, mais en veut à la France de l’avoir bien oubliée ensuite. Qu’on ne s’y trompe pas : « Ça reste la femme objet, la femme de divertissement, rappelle Laure Monin-Cournil, professeure d’histoire au Pays basque et autrice d’une thèse sur Diên Biên Phu soutenue à la Sorbonne. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans un contexte colonial, marqué par un total mépris des populations locales. »
A côté de ces femmes dûment encartées, il existe aussi les congaïs, ces concubines qui se mettent en ménage temporaire avec des militaires. Quand les soldats repartent, ils les confient à ceux qui arrivent. Alejandro Donoso Crespo vit ainsi avec Gia Ngoc Vân, une femme dont il aura un enfant, appelé Alex. Chassé d’Indochine après la défaite de Diên Biên Phu et plusieurs mois de captivité, le soldat ne retrouvera leur trace que vingt ans après la guerre, quand les relations entre la France et le Vietnam se régulariseront. Alejandro et Gia avaient refait leur vie, s’étaient mariés, chacun de son côté. Alex, lui, était devenu officier de l’armée vietnamienne.
Faisceau de témoignages
Dans ce contexte, la présence d’un BMC à Diên Biên Phu ne paraît pas saugrenue. Même si les tenants du discours officiel s’obstinent toujours à hurler à la légende. Jean-Marc Binot, journaliste indépendant et historien, se souvient de ce gradé qui lui avait raccroché au nez en l’accusant de vouloir dénigrer l’armée. Dans son livre Le Repos des guerriers. Les bordels militaires de campagne pendant la guerre d’Indochine (Fayard, 2014), il constate l’impossibilité de s’appuyer sur des archives pour attester leur présence même passagère sur le champ de bataille. Les prostituées de Diên Biên Phu n’existent que dans le souvenir des soldats, avec ce qu’il contient de fragilité et peut-être de suggestion collective.
« Je suis méfiant sur certaines déclarations, prévient Jean-Marc Binot. Des témoins s’approprient ce qu’ils ont lu,beaucoup m’ont raconté des histoires magnifiées. » Le chercheur a également démontré que la seule photo de prostituées vietnamiennes, soi-disant saisies à leur arrivée sur place, avait en fait été prise dans un autre lieu.
« Le croisement des témoignages faisant référence à la présence de prostituées laisse peu de place au doute », estime cependant le lieutenant-colonel Ivan Cadeau, officier rattaché au service historique de la défense (SHD). Laure Monin-Cournil n’a pareillement « aucun doute ». Pas plus que Pierre Journoud. Cet enseignant-chercheur à l’université Paul-Valéry de Montpellier a recueilli, depuis ses années de thèse, des dizaines de témoignages. Il en a notamment tiré un livre coécrit avec Hugues Tertrais, professeur émérite à la Sorbonne (Paroles de Diên Biên Phu. Les survivants témoignent, Tallandier, 2004). « Je n’ai aucun doute sur l’existence des BMC à Diên Biên Phu, affirment-ils à l’unisson. Il y a un faisceau de témoignages sur le sujet de la part de gens qui ne se connaissent pas et qui convergent. »
Cette communauté scientifique s’accorde à dire que Diên Biên Phu aurait en fait compté deux BMC. L’un était composé de Vietnamiennes, l’autre de Maghrébines, rattachées aux régiments de tirailleurs algériens et marocains présents dans la cuvette. Ces dernières étaient baptisées les « Ouled Naïl », du nom d’une ethnie dont on les disait originaires, dans un douteux folklore colonial.
Vivaient aussi dans le camp les épouses légitimes des hommes des troupes supplétives d’origine thaïe ou hmong, en nombre indéterminé. Sans parler des habitantes de la cuvette, restées sur place. Le sous-lieutenant Jacques Allaire les décrit ainsi dans ses Mémoires : « Les femmes thaïes en particulier captivent le regard par la beauté de leur costume traditionnel richement brodé et coloré. (…) Moins nombreuses et plus réservées sont les Hmongs ou Méos aux jupes amples et rondes s’arrêtant aux genoux » (inLettres de Diên Biên Phu, sous la direction de Guy Leonetti, Fayard, 2004).
De plus ou moins faux mariages sont également arrangés, pour des questions de pure convenance sociale, entre des soldats et des femmes des environs, sous la houlette des chefs de village. Il faut ajouter à cela, du côté Vietminh, la présence de milliers de femmes enrôlées de gré ou de force pour transporter armes et vivres à travers la jungle et refaire les routes détruites par les bombardements de l’aviation française.
Des récits trop rares
Lors de l’installation du camp retranché, en novembre 1953, deux Occidentales sont également présentes. Brigitte Friang, une photographe de guerre, dont les mégots teintés de rouge à lèvres étaient collectionnés par les soldats. Et Paule Bourgeade, la secrétaire du général Christian de La Croix de Castries, le commandant d’un camp qui compte 14 000 soldats. « Elle note ses observations sur son cahier de sténo et sème derrière elle des rêves et un léger parfum de Dior, le seul luxe qu’elle possède », écrit à son propos l’écrivain et journaliste Jules Roy, qui s’est rendu sur place avec d’autres reporters (La Bataille de Diên Biên Phu, Julliard, 1963). Brigitte Friang et Paule Bourgade furent rapatriées, juste avant l’assaut déclenché par Giáp. La première demanda ensuite à être parachutée à Diên Biên Phu pour suivre les combats, mais l’autorisation ne lui fut pas accordée.
Hormis Geneviève de Galard, restaient donc, pendant la bataille proprement dite, en mars 1954, les prostituées et les épouses de supplétifs. Mais l’infirmière française s’est inscrite dans la mythologie comme « la seule femme de Diên Biên Phu », comme elle continuera de le dire elle-même dans ses Mémoires, écrites en 2003. Gênantes, toutes les autres, expurgées du récit officiel.
« L’histoire première a été écrite par les cadres européens », rappelle Ivan Cadeau, du SHD. Mais ces « indigènes », selon la terminologie de l’époque, vont réapparaître peu à peu en filigrane des multiples livres de témoignages. Ce ne sont souvent que des êtres sans visage, à peine des ombres, expédiées en quelques lignes, des présences furtives qui n’auront jamais l’aumône d’un nom ou d’un prénom. Tout juste un légionnaire allemand se souviendra-t-il d’une qui boitait. En 1963, Jules Roy évoque « les filles du bordel de Lai Châu et celles d’une autre maison de Hanoï venues distraire les légionnaires du centre principal ». Le journaliste et historien américain Bernard Fall leur confère à peine plus de chair en 1968, dans un livre qui sert toujours de référence, Diên Biên Phu. Un coin d’enfer (Robert Laffont).
Dans d’autres récits, la réalité crue des bordels est habillée de métaphores discutables, un officier évoquant des « hétaïres », du nom de ces courtisanes de l’Antiquité grecque, un autre « une annexe de la maison Tellier », la maison close de Fécamp racontée par Guy de Maupassant. Parfois, les faits sont travestis d’imagination, comme dans Marie Casse-Croûte, le roman d’Edouard Axelrad (JC Lattès, 1985), qui évoque le sort d’une mère maquerelle fictive à Diên Biên Phu.
Il n’est que René Vautier, un militant communiste et anticolonialiste (réalisateur notamment du film Avoir vingt ans dans les Aurès, en 1972) pour donner corps et esprit à ces femmes. Dans un article de Jeune Afrique paru le 7 août 1966, il raconte l’histoire de Myriam, surnommée « Mimi des Ouled Naïl », que le journaliste a rencontrée à Argenteuil, en banlieue parisienne. Issue d’une famille algérienne pauvre et déchirée, elle a été vendue à un BMC. « Un jour, on nous a mises dans un avion de la Croix-Rouge, narre-t-elle. Nous étions onze. On était avec des infirmiers et des médecins. On s’est posés à Diên Biên Phu. Je sais qu’il y en avait d’autres que je n’ai pas vues. Et d’abord, on a cru devenir folles : toujours, toujours des hommes, jour et nuit… Et puis après, des obus. Comme le tonnerre. »
Dans Les 170 jours de Diên Biên Phu (Presses de la Cité, 1979), Erwan Bergot, un ancien légionnaire, décrit également l’arrivée des « congaïs tarifées qui transportent leurs pénates à Diên Biên Phu ». Il décrit leur maquerelle, dans « son kai kao de satin rose tendre », un sac dans une main, « un vaste parapluie de curé » dans l’autre : « Maigre, digne, raide, elle traîne ses socques dorés dans la poussière du chemin. »
Mais, longtemps, l’histoire de ces femmes ne sortira pas du cercle des réunions d’anciens. A vrai dire, la France avait-elle envie de les écouter, ces soldats perdus d’une guerre oubliée, d’une cause disqualifiée par l’histoire et le triomphe des indépendances ? Des milliers de ces hommes sont morts en captivité, de maladie, de faim et d’épuisement, sans susciter la moindre émotion dans le pays pour lequel ils croyaient se battre. Ceux qui sont revenus se sont enfermés dans un silence plein de rancune, murant avec eux le sort de ces femmes enrôlées dans les BMC. Et puis, la fureur de la bataille, les morts, la détention ont, dans leur mémoire, relégué ces femmes au rang d’anecdotes.
Indifférence générale
Dès lors, si leur présence semble attestée, leur sort reste nimbé de mystère. Certains témoins affirment toujours que ces prostituées ne faisaient que de brefs allers-retours et auraient été rapatriées avant la bataille (qui a duré cinquante-sept jours). D’autres, plus nombreux, assurent qu’elles vivaient à demeure dans les BMC.
Myriam assure, elle, avoir abandonné le camp pour les bords de la rivière Nam Youn, où s’étaient réfugiés des déserteurs de l’armée française, baptisés les « rats » par leurs anciens compagnons d’armes. Mais d’autres femmes restèrent auprès des combattants de la place forte. Des témoins racontent qu’elles devinrent de précieuses auxiliaires médicales pendant les combats. Le médecin lieutenant Sauveur Verdaguer a ainsi loué leur attitude à chaque fois qu’il a témoigné, et notamment dans Les Lettres de Diên Biên Phu : « Elles furent admirables par leur dévouement de tous les instants et peut-être encore plus par leur seule présence. » Il émet un tardif regret : « Je ne les ai jamais vues citées dans les nombreux écrits qui ont fleuri après la bataille. Dieu sait pourtant qu’elles l’auraient mérité. »
ANDI ARAI POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Même hommage plein de repentirs du médecin général Jean-Marie Madelaine, dans un témoignage envoyé en 2003 à Laure Monin-Cournil : « Elles s’étaient converties en aides-soignantes, volontaires pour les dangereuses corvées d’eau, évacuant les ordures, le vomi, les excréments, les pansements dégoulinant de pus et de sang, faisant boire ceux qui n’avaient plus l’usage de leurs bras, tenant la main aux mourants… Elles ont été admirables. »
Paul Grauwin, qui les avait occultées dans ses Mémoires de 1954, s’est livré, à la fin de sa vie, à une pareille entreprise de rédemption de celles qu’il présente comme des Marie-Madeleine. « Tous mes blessés, tous mes amputés, mes opérés du ventre étaient à l’abri dans des trous souterrains. Et il fallait qu’ils pissent, qu’ils fassent leurs besoins, qu’ils fassent un peu de toilette. Ce sont ces femmes, ces prostituées transformées en “anges de la miséricorde”qui m’ont aidé à les aider, qui ont permis à nos blessés de supporter leurs misères. Elles les ont fait manger, boire, espérer contre toute espérance », dira-t-il en 1984, cinq ans avant sa mort, à Alain Sanders, un journaliste de Présent, un quotidien d’extrême droite. Il expliquera alors que ses Mémoires avaient été expurgées des dames du bordel sur ordre de sa hiérarchie.
Que sont devenues ces femmes après la défaite ? Personne, pas plus Alejandro Donoso Crespo que les autres, ne le sait. Des soldats affirment qu’elles ont été exécutées d’une balle dans la tête sous leurs yeux par des commissaires politiques les accusant de trahison. D’autres assurent qu’elles ont été faites prisonnières et sauvagement entravées. Elles n’apparaissent en tout cas pas dans la longue reconstitution de la bataille que filmera, avec l’apport forcé des captifs, l’opérateur russe Roman Karmen, venu après coup enregistrer la victoire indochinoise et l’humiliation française. Nulle femme dans les longues files hagardes partant pour les camps de rééducation. Plus aucun de ces soldats ne reverra les femmes du BMC et, à vrai dire, ne s’en souciera vraiment. Quand la France, dans le cadre des accords de Genève, signés le 20 juillet 1954, négociera le rapatriement des prisonniers, il ne sera évidemment fait nulle mention du sort des infortunées.
Mythologie tenace
Près de soixante-dix ans après, Dô Ça Son, soldat du Vietminh, se souvient de celles qu’il appelle dans un français impeccable et daté « des filles publiques ». « Je les ai vues de mes propres yeux. J’ai parlé avec elles », assure-t-il. Il avait 22 ans au moment de la bataille. Ce cadre de section, membre du bataillon 252, régiment 174, division 316, qui vit toujours au Vietnam, se vante d’avoir reçu la reddition du point fort baptisé Eliane 2, le 7 mai 1954, à 17 heures. Il affirme même être passé devant un conseil de discipline pour avoir serré la main d’un officier français, enfreignant les règles dictées par le strict code idéologique. Lui qui avait risqué sa vie a dû admettre publiquement « une erreur ».
uter à vos sélectionsInterrogé par M Le magazine du Monde au téléphone, l’ancien bo-doï (soldat du Vietminh) affirme que les femmes du BMC « ont été faites prisonnières mais libérées très vite ». Interrogée par René Vautier, Myriam affirme également avoir été envoyée dans un camp de rééducation. Là, elle s’est mariée avec un ancien tirailleur algérien, Saïd, et a mis au monde un enfant à Hanoï. Puis elle est rentrée avec son mari et son enfant en France, dans la banlieue parisienne, où le journaliste l’a donc retrouvée.
Fidèle à son mythe, sans doute prise au piège de celui-ci, Geneviève de Galard, elle, a continué de jouer le rôle qui lui avait été assigné. « Nos adversaires, choqués de voir une femme seule au milieu des hommes, souhaitent me voir rejoindre les jeunes filles Vietminh qui distribuent la nourriture aux blessés », déplore-t-elle dans son autobiographie de 2003. Il faudra attendre un entretien à Paris Match en 2016 pour que Geneviève de Galard qui, encore vivante mais affaiblie, à 98 ans, n’a pu être interrogée par M, concède : « Je suis la seule femme. Avec les prostituées vietnamiennes du bordel militaire de campagne (BMC). Mais cela, je ne l’apprendrai que bien après. »
« On est prisonnier de l’image créée à l’époque, constate Pierre Journoud. On n’ose pas toucher à cette mythologie. » L’historiographie vietnamienne ne s’intéressera pas plus à ces femmes qui dérangent tout autant l’écriture officielle d’un peuple levé tout entier contre l’impérialisme. Les prostituées gênent encore, près de soixante-dix ans après. Elles restent toujours les fantômes de Diên Biên Phu.
Publié hier à 06h00, modifié hier à 17h22https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/07/08/les-heroines-oubliees-de-dien-bien-phu_6181073_4500055.html..
Cinquante ans après, ce cliché reste à jamais associé aux atrocités de la guerre du Vietnam. Et son succès a incité l’armée américaine à verrouiller l’activité des photojournalistes. Ce soir sur France 5.
Nous avons tous en mémoire la photo de cette petite fille brûlée au napalm, courant nue sur une route. Un cliché qui a fait le tour du monde et a vraisemblablement influencé le cours de la guerre au Vietnam. Le 8 juin 1972, l’aviation sud-vietnamienne bombarde le village de Trang Bang. La zone s’enflamme entièrement et les habitants prennent la fuite. Parmi eux, Kim Phuc, la fillette de la photo. « Tous mes vêtements se sont embrasés. Je me souviens avoir pensé à ce moment-là : “Oh mon Dieu, je suis brûlée. Je vais être horrible” », raconte-t-elle cinquante ans plus tard dans ce passionnant documentaire.
« Trop chaud, trop chaud, aidez-moi ! »
Quand Nick Ut, un jeune photo-reporter vietnamien d’Associated Press, la croise, elle vient de quitter le temple où elle avait trouvé refuge avec ses parents et hurle de douleur sur la route, échappant à un mur de flammes : « Trop chaud, trop chaud, aidez-moi ! » Le photographe saisit ce cliché historique puis l’embarque avec ses frères vers l’hôpital le plus proche. L’image est d’une force inouïe mais pose question : peut-on publier la photo d’une enfant dévêtue ? Associated Press donne son feu vert. Son impact est tel, expliquent les historiens interrogés ici, que l’opinion publique, émue, prend enfin conscience de l’atrocité de cette guerre. Les mensonges de l’état-major américain pèsent peu face à un tel symbole.
L’Histoire est en marche, mais pour la petite fille, le cauchemar ne fait que commencer : elle endure quatorze mois d’hospitalisation et devient l’outil de propagande du gouvernement vietnamien. A Cuba, où elle part étudier, puis au Canada, où elle demande l’asile politique, Kim Phuc tente de se reconstruire. En 1997, elle devient ambassadrice de bonne volonté de l’Unesco. Son « oncle Ut », comme elle l’appelle, obtiendra le prix Pulitzer pour cette photo qui a changé leurs vies et le regard du monde entier sur cette guerre. Pour l’armée américaine, c’est aussi une prise de conscience : l’activité des photojournalistes sera désormais plus encadrée, voire verrouillée.
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