Cinquante ans après le procès de Bobigny, des archives inédites
Tribunal de Bobigny, 8 novembre 1972. L’avocate Gisèle Halimi appelle Paul Milliez à témoigner en faveur de Michèle Chevalier, accusée, avec trois autres femmes, d’avoir aidé sa fille Marie-Claire à se faire avorter. « Si Mme Chevalier était venue me trouver, je l’aurais sûrement aidée », annonce le célèbre professeur de médecine, catholique pratiquant et opposant à la légalisation de l’avortement. Dans les semaines qui suivent cette déposition — décisive dans le dénouement du procès qui contribuera, en 1975, à autoriser l’interruption volontaire de grossesse —, Paul Milliez reçoit des centaines de lettres. Des attaques de confrères, des messages de soutien, des commentaires philosophiques… Mais aussi des lettres de femmes désespérées, qui implorent son aide. Des archives inédites dont nous reproduisons ici des extraits.
29 novembre 1972
Docteur,
Je viens par ce petit mot vous faire part de mon problème.
Voilà, je suis enceinte de trois semaines. J’ai déjà trois garçons et je n’ai que 25 ans. Je ne voudrais pas le garder, car trois, j’estime que j’en ai assez. Mon mari ne le sait pas. Je viens vous voir [pour savoir] si vous ne pourriez pas m’avorter. Dites-moi combien vous prenez, car, vous savez, je ne suis pas bien riche. Dites-moi si vous pouvez m’avorter. Je vous remercie d’avance.
Petite ville de province, 4 février 1973
Monsieur le Professeur,
En lisant mon quotidien, je viens de découvrir un article de vous au sujet de l’avortement, c’est pourquoi je me permets de m’adresser à vous.
Je n’ai encore consulté aucun docteur, mais pas mal de symptômes me prouvent que j’attends un troisième enfant. J’en serais en cours de mon second mois, ce qui me met bien en peine.
J’ai déjà deux filles (…) et viens juste de reprendre mon travail. J’ai mon mari malade (…) qui exerce son métier avec difficulté. L’année passée, il est resté [plusieurs] mois sans travailler. De plus, nous avons une maison en construction, nous devrons cesser tous travaux si je dois arrêter mon travail. Tout cela me met le moral au plus bas, je ne cesse de penser à ce qui m’arrive.
Aujourd’hui, en vous écrivant, il me semble que je revis, car grâce à vous, j’espère être libérée de mes ennuis.
Que dois-je faire ? Prendre un rendez-vous avec vous ou pourriez-vous m’indiquer un docteur de votre avis pour me faire arrêter cette grossesse ? Je suivrai vos conseils !
Je vous joins une enveloppe timbrée pour la réponse que j’attends avec impatience. Mon mari est tout à fait d’accord.
Recevez, professeur, mes sincères salutations.
Madame A
M. Milliez. — Si Mme Chevalier était venue me trouver, je l’aurais sûrement aidée. Car, vivant depuis quarante ans le métier de médecin, j’ai eu connaissance d’un nombre de cas dramatiques comme le sien et je crois que j’ai toujours fait mon devoir, quelle que soit la loi. J’ai aidé les femmes qui se confiaient à moi.
J’ai fait personnellement un avortement à l’âge de 19 ans alors que j’étais externe des hôpitaux de Paris à l’hôpital Ambroise-Paré de Boulogne. Cette femme, qui avait fait une tentative d’avortement, est arrivée exsangue à l’hôpital. Elle avait quatre enfants, et venait d’être abandonnée par son mari.
Le président. — Cela n’est pas faire acte d’avortement, c’est réparer les conséquences.
M. Milliez. — Quand elle est arrivée, elle avait raté son avortement. Si je n’étais pas intervenu, sa grossesse se serait poursuivie. Je ne peux pas vous dire que j’ai fait cela sans troubles de conscience. Puisque vous me demandez de vous dire toute la vérité, je vous la dis. J’étais alors catholique pratiquant. Je suis encore militant d’Action catholique, mais j’ai considéré que mon devoir était d’aider cette femme, dans la situation difficile où elle se trouvait.
Depuis, j’ai favorisé, au cours de ma carrière, un certain nombre d’avortements, pas seulement des avortements thérapeutiques, mais aussi des avortements sociaux. J’ai toujours fait avorter les filles violées qui sont venues me voir. Il faut avoir vécu le drame d’une fille violée pour comprendre l’attitude que peut adopter un médecin qu’on vient voir dans des conditions semblables.
Sauf dans le premier cas que je vous ai rapporté, je n’ai pas fait personnellement d’avortements, mais j’en ai fait faire et, pour ne pas violer la loi, je les ai fait faire hors de France. Inutile de vous dire que j’ai fréquemment été conscient de l’injustice sociale devant laquelle je me trouvais. Il n’est pas d’exemple qu’une Française riche ne puisse pas se faire avorter, soit très simplement en France, soit à l’étranger. On a toujours assez d’argent dans ces cas-là pour un avortement fait dans de bonnes conditions.
Les femmes pauvres, je les voyais une fois qu’elles avaient fait leur tentative d’avortement. Mais quelle tentative et dans quelles conditions ! J’ai vu mourir des dizaines de femmes après des avortements clandestins et j’ai eu la chance et l’honneur d’être le premier à sauver des femmes atteintes de septicémie. En 1948, à Broussais, nous avons eu les premières exsanguino-transfusions. Là encore j’ai vu des femmes qui avaient approché la mort de près parce qu’elles ne voulaient pas avoir un enfant supplémentaire, elles ne le pouvaient pas. (…) Je ne me souviens que trop de la situation des ouvrières chez Renault qui donnaient deux mois de salaire à un médecin marron pour faire commencer l’avortement que je terminais douloureusement à l’hôpital sans anesthésie, parce que mon patron chirurgien, bien que socialiste très mondain, jugeait qu’il fallait que la femme s’en souvienne.Extrait du livre Choisir la cause des femmes. Le procès de Bobigny. Sténotypie intégrale des débats du tribunal de Bobigny (8 novembre 1972), Gallimard, coll. « NRF », Paris, 1973 (réédition 2006).
Petite ville de province, 22 novembre 1972
Monsieur, Je m’excuse de vous déranger, mais peut-être êtes-vous mon salut, mon seul refuge. De vous dépend ma vie. Voici : je suis enceinte et ne veux absolument pas de cet enfant, en ayant déjà cinq et un mari malade du coeur. J’ai fait tout ce que je pouvais faire pour une fausse couche mais rien n’y fait. J’ai donc pris une assurance-vie et ainsi, je pourrai me suicider sans laisser mon mari et mes enfants dans le besoin, du moins dans l’immédiat car n’étant pas riche, je n’ai pu prendre une assurance-vie de plus de 3 200 000, j’écris en anciens francs. Mais ce qui m’ennuie le plus dans ce projet, c’est mon petit garçon de 3 ans. Il est toujours derrière moi et dès qu’il ne me voit plus, il m’appelle et me cherche partout. Même la nuit en dormant, il m’appelle, je lui fais deux ou trois chut et il se rendort paisiblement. Ce sera pour lui plus dur. J’ai longuement hésité pour lui. Mais il n’y a rien à faire, je ne veux pas de cet autre enfant. Aussi, je vous demanderai si vous pouvez quelque chose pour moi SVP, ou si vous ne pouvez pas, ce que je comprends très bien à cause de la loi, pouvez-vous me donner l’adresse et le montant d’une clinique en Angleterre SVP. Je vous en prie, Professeur, essayez. La 2e question serait même très bonne et je puis vous jurer que personne ne saura que c’est vous qui m’avez donné [cette adresse]. Seulement je vous demanderais de me répondre vite SVP, car la 24e semaine se termine le 10 décembre.
Je vous remercie à l’avance. En espérant que vous pourrez peut-être quelque chose pour nous.
Je vous prie de croire, Monsieur le professeur, à l’expression de mes sentiments les plus distingués.
Petite ville de province, 26 novembre 1972
Docteur, Par l’intermédiaire d’une camarade, j’ai eu votre adresse. Elle a téléphoné chez vous et votre dame lui a répondu si je pouvais écrire.
Voici ma situation. J’ai 21 ans et je suis enceinte de cinq mois et demi, je travaille dans la ferme avec mes parents.
Je viens vous demander de me faire avorter, je ne voudrais pas avoir des inconvénients avec ma santé plus tard. Je puis vous dire que je suis en bonne santé et que je ne suis pas déclarée aux assurances. De plus, je n’ai passé aucune visite de maternité.
Si vous pouvez me pratiquer l’avortement, soyez bien aimable, Docteur, de me donner des renseignements. Si je dois être hospitalisée, je préférerais rentrer le lundi. S’il vous plaît [merci de] me dire le nombre de jours d’hospitalisation et le prix que je dois verser. Ou alors s’il y a un médicament à prendre pour me provoquer une fausse couche.
Dans l’attente d’avoir une réponse bientôt, recevez, docteur, mes salutations les plus respectueuses.
1er décembre 1972 (préfecture de province)
Monsieur le Professeur, Si je me décide à vous écrire, c’est que j’ai longuement réfléchi. Je vous expose mon cas. Je suis enceinte pour la cinquième fois et mon mari vient de me quitter. Mon médecin ne peut rien faire pour m’aider. Il m’a dit qu’il n’y avait qu’une solution : aller en Angleterre. Mais cela occasionne de très gros frais. Pour y aller, je serais obligée d’emprunter de l’argent. De plus, je supporte très mal mes grossesses. Le début, cela se présente bien, mais les sept derniers mois, il me faut garder le lit et me faire une série de piqûres. Jusqu’à présent, tout se passe comme je viens de vous le dire. Ne comptant sur aucun secours de ma famille, je vais être obligée de travailler. Mais si je garde le lit, je ne pourrai pas le faire, et mes enfants ont besoin de manger. De plus, Noël approche, je ne peux pas les priver de ce jour de fête. Et s’il n’y a aucune issue à mon cas, le désespoir me fera faire des bêtises, et mes enfants seront entraînés avec moi. Depuis que je sais mon état, je suis désespérée. J’ai déjà voulu mettre fin à mes jours deux fois. Et si je le faisais partir moi-même, je risque la prison. J’espère que vous me comprendrez. Si vous pouvez m’aider, ou me faire parvenir l’adresse d’un de vos confrères, ou mieux encore, me dire si vous connaissez une adresse en Angleterre, où on aide les gens dans ma situation. M. le professeur excusez-moi d’être aussi exigeante vis-à-vis de vous. Mais voyez-vous, quand vous vous trouvez seule sans aucune aide de qui que ce soit, cela est très dur.
J’ose espérer que votre réponse m’arrivera à temps… Veuillez agréer, Monsieur le professeur, mes salutations distinguées
Madame B
PS : je vous demanderai, après réponse, d’oublier mon nom et mon adresse. Je vous en remercie.
Petite ville de province, 8 mars 1973
Professeur, Je vous écris car j’ai lu un de vos articles dans Détective [sur] l’avortement et je suis de ce cas-là. Je suis fille-mère, j’ai déjà deux petites filles de 4 et 2 ans. Je ne veux pas du troisième que je porte. Je suis enceinte de 2 mois et demi. Professeur, pouvez-vous faire quelque chose pour moi ? Car je suis bien embêtée, je travaille en usine, mais je n’arrive pas assez à gagner ma vie pour moi et mes deux gosses. Pouvezvous me répondre Professeur, ou me donner un rendez-vous ? Faites quelque chose pour moi. Pouvez-vous me le faire passer ? Car d’après votre article, vous êtes pour. J’aimerais mieux vous voir pour parler plus librement.
Je vous joins mon adresse.
Veuillez agréer professeur mes sincères salutations.
Réponse de la patiente
Petite ville de province, 16 mars 1973
Professeur, Je vous envoie cette lettre pour vous remercier de m’avoir répondu si vite et pour la convocation. Mais je suis hospitalisée depuis avant-hier soir, j’ai fait une fausse couche de 3 mois et ça m’est arrivé à mon travail en faisant un effort.
Je vous remercie.
Veuillez agréer, Professeur, mes salutations dévouées.
Mlle A
Périphérie d’une grande ville, 9 janvier 1973
Monsieur,
Ne sachant vers qui me tourner et ayant lu que vous avez pris position en faveur de l’avortement lors du procès de Bobigny, je vous écris car je n’ose dire que je suis désespérée mais il s’en faut de peu.
Je suis en instance de divorce. J’ai six enfants (…). Je suis enceinte de quatre ou cinq semaines, mes dernières règles datant du 8 novembre et vivant maritalement, ce nouvel enfant est pour moi une catastrophe. Ayant déjà beaucoup de mal à élever les six enfants, je ne vois pas comment en avoir un septième. De plus, ayant été opérée (…) il y a six ans, j’ai eu des ennuis lors de mes deux derniers accouchements.
J’ai bien entendu parler d’un médecin, mais il m’est impossible d’y aller car je n’ai pas d’argent et pas les moyens d’en emprunter, car nous avons déjà des tas de traites à payer.
Je viens donc vous demander si vous ne pourriez pas faire quelque chose pour moi.
Dans l’espoir que vous ne serez pas fâché par ma lettre,
Et en espérant que vous voudrez bien me répondre,
Soyez assuré, Monsieur, de ma considération.
Afin d’en assurer la conservation, le professeur Paul Milliez a remis à Gisèle Halimi les lettres qu’il a reçues après sa déposition au procès de Bobigny. Huit grosses enveloppes kraft que l’avocate a rangées dans les bibliothèques de son association, Choisir, où elles furent oubliées pendant de longues années. Ce n’est qu’au moment du décès de Gisèle Halimi, en juillet 2020, que ces documents furent retrouvés, alors que l’association quittait ses locaux et choisissait de confier ses archives au Centre des archives du féminisme, à Angers. Nous remercions Mme Violaine Lucas, présidente de Choisir, et les membres de cette association de nous avoir permis de consulter et de reproduire une partie de cette correspondance.
> Novembre 2022, pages 14 et 15, en kiosques
https://www.monde-diplomatique.fr/2022/11/A/65222
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